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Imaginez un reportage qui recueille une parole sexiste, une parole qui intime aux femmes de rester à la maison et de se concentrer sur le foyer, tandis que les hommes peuvent et doivent se concentrer sur des activités d’extérieur, viriles et physiques. Une parole présentée comme un «mouvement», voire une tendance cool. Le tout, sans jamais donner la place à un sociologue ou un universitaire pour la déconstruire, ni même une parole critique. C’est ce qu'il s’est passé mercredi soir sur France 2 pendant le journal télévisé de David Pujadas à 20h.
Les femmes apprécieront.
La fin du patriarcat, vraiment?
Le reportage commence mal avant même d’avoir commencé, en annonçant la fin du patriarcat, le présentateur David Pujadas l’introduit ainsi tout sourire, par ces mots:
«Le dossier de cette édition: “Faut-il réaffirmer la masculinité?” La question peut sembler artificielle, de fait, un demi-siècle après les années 1960 et la fin du patriarcat, beaucoup d’hommes seraient en proie à un doute existentiel, au point que des stages sont désormais proposés, on appelle ça le mouvement viriliste. Il a commencé aux États-Unis, une partie de l’Eglise lui donne aujourd’hui un écho: sport, conférences, retraites...»
Magnifique, merci monsieur Pujadas, on apprend donc que le patriarcat est mort. Fini, les inégalités de salaire, les métiers féminisés moins payés, les 98% d’assistantes maternelles et de secrétaires, le CAC 40 et sa presque totalité de dirigeants masculins, les femmes virées parce qu’elles ont osé avoir un enfant, les 95% de femmes qui perdent leur emploi après avoir dénoncé du harcèlement sexuel, la répartition sexiste des tâches domestiques, les hommes qui prennent toute la couverture (80%) sur les unes des magazines et des journaux, les publicités représentant des femmes-objets (coucou Yves-Saint-Laurent), les stéréotypes genrés à l’école et la parole davantage donnée en classe aux garçons, les femmes absentes des manuels scolaires, le harcèlement de rue, les infrastructures sportives conçues en majorité pour les hommes, les 25% de femmes à l’Assemblée nationale, les 13% de femmes maires…
J’ai dû louper un truc ces derniers jours.
Les femmes faites pour la popote et les gosses
La suite est sur le même registre, naïf et peu informé. Tout du long, France 2 va dérouler le tapis rouge à des militants ou des hommes dont le cerveau semble lessivé par une propagande sexiste, sans jamais lui opposer un contre-discours. L’un des passages les plus éloquents à ce titre est celui où l’on retourne au «quartier général, pour aborder une question centrale de ce stage: le rapport entre l’homme et la femme». S’ensuit une conférence d’un certain Gabriel Morin présentée comme un «exposé plutôt traditionnel», où est déroulée une vision biologisante des différences hommes-femmes, dans un registre ultra-simpliste. «La peau de l’homme est plus épaisse que la peau de la femme, comme si le corps de l’homme le préparait à affronter l’extérieur et les travaux plus rudes», balance l'homme... S'il y a effectivement des différences d'épaisseur de peau entre hommes et femmes –mais ce n'est pas forcément celle de l'homme qui est la plus épaisse–, c'est la logique invoquée ici qui ne tient pas. Comment déduire que les hommes sont faits pour l’extérieur, les femmes pour l’intérieur, et qu’il faut continuer à les confiner au foyer, leur lieu «naturel» où elles peuvent faire la popote et s’occuper des gosses sans faire chier?
En philosophie, c’est ce qu’on appelle le finalisme: expliquer la finalité de toutes choses par des observations sur la «nature» de cette chose. C’est un argument utilisé par les théologiens pour démontrer l’existence de Dieu: puisqu’il existe un ordre dans ce monde, qu’il y a des lois parfaites, c’est donc qu’il y a un but vers lequel va ce monde… et donc un grand horloger. Un raisonnement «par la finalité» aujourd’hui complètement dépassé.
C’est d’ailleurs ce que conclut notre «conférencier» hautement cultivé en affirmant que «dans toutes les sociétés, on attend de l’homme qu’il ait ce rôle de guide (..) qu’il indique la route, la direction». Par «sociétés», le conférencier entend en fait surtout les hommes. Les femmes, elles, ne doivent pas appartenir aux sociétés dont il parle ni avoir les mêmes «attentes», sinon elles n’auraient pas fait la révolution féministe ni réclamé plus de droits.
Et le bourrage de crâne fonctionne bien, puisque les hommes semblent avoir penché du «bon côté» à la fin de la conférence. «Beaucoup de mes amis disent qu’être un homme c’est être fort, c’est s’affirmer, et moi je ne me reconnais pas tout le temps là-dessus, et donc je suis venu voir ce que c’est qu’être un homme», affirmait l’un des participants au début, en plein doute. «Je vais peut-être apporter plus la force, plus la raideur, et ma femme cette souplesse», lance un autre participant après la conférence. La raideur du bâton? Du membre viril? De la trique qui frappe?
Pendant tout le reportage, on entend une succession de clichés, qui ont l’air inoffensifs, mais portent une vision du monde dangereusement sexiste. «L’homme va être plus dans la force brute, l’image de la maison c’est bien, l’homme va monter les murs (de la maison), les trucs physiques, la femme va rendre ça beau et habitable.» Tant pis si certaines femmes détestent la déco et font plus de travaux de bricolage que leurs conjoints, elles n’auront pas le droit de prétendre au statut de «vraie» femme.
Peut-on se contenter de leur donner le micro?
Pas de doute cependant que les évolutions récentes, qui vont vers plus d’égalité femmes-hommes, ne perturbent certains hommes. Les rapports entre hommes et femmes se sont certes construits sur un schéma de «complémentarité», qui favorisait un mécanisme de répression et de «sexage» (esclavage du sexe), mais constituait bien un repère identitaire. Pour les hommes, ainsi que pour les femmes, nombreuses à s'accrocher à ces stéréotypes genrés.
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Mais la réponse ne consiste certainement pas à présenter ces mécanismes d’oppression comme neutres et inoffensifs, et comme une «tendance» qu’on pourrait retrouver gentiment.
Le rédacteur en chef adjoint de France 2, qui, alors qu’un militant féministe l’alertait sur ce reportage, n’a semble-t-il pas vu le problème: «Aucune promotion de Rien, on décrit une réalité qui existe. Nos téléspectateurs, EUX, ne s'y trompent pas». Mais quelle réalité? La réalité d’opinions profondément sexistes et idéologiques? Peut-on se contenter de leur donner le micro? Pas sûr que le CSA, qui regrettait récemment qu’il y ait encore trop de «stéréotypes et préjugés sexistes» à la télévision, soit du même avis.
Cet article a été mis à jour après publication, il citait un tweet de la réalisatrice du sujet de France 2 sorti de son contexte.