Société

Les fake news du XIXe siècle

Comment le récit apocryphe de sévices sexuels dans un couvent vit naître l’un des traits les plus répugnants de la politique américaine.

Salle commune de l'Hôtel-Dieu de Montréal, désigné par Maria Monk dans ses mémoires sous le nom de «couvent noir» | 1911Wm. Notman &amp; Son —<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%B4tel-Dieu_de_Montr%C3%A9al#/media/File:Common_room_at_the_Hotel-Dieu_Hospital_in_Montreal_1911.jpg"> Via Wikipédia</a>
Salle commune de l'Hôtel-Dieu de Montréal, désigné par Maria Monk dans ses mémoires sous le nom de «couvent noir» | 1911Wm. Notman & Son — Via Wikipédia

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En 1826, Jean-Louis Lefebvre de Cheverus, évêque du diocèse de Boston, approuva la construction du couvent des Ursulines sur une propriété de dix hectares au sommet d’une colline donnant sur le port de Boston. Grâce aux financements de familles aisées, enthousiastes à l’idée de donner à leurs filles une éducation privée à la hauteur de celle des garçons bien nés, une somptueuse demeure en briques fut érigée sur un vaste domaine. Mais dans la nuit du 11 août 1834, aiguillonnés par la rumeur selon laquelle une nonne appelée Elizabeth Harrison était retenue aux Ursulines contre sa volonté, une foule de protestants en colère assiégea l’école et les émeutiers y mirent le feu à l’aide de tonneaux de goudron. Pendant que l’incendie ravageait totalement l’institution, les religieuses et les élèves s’échappaient par une entrée de service.

«Ruines du couvent des Ursulines à Charlestown, Massachusetts» 1834, collection de la Charlestown Historical Society Via Wikipédia

Complotisme anti-catholique

Dans les années 1830, les États-Unis vécurent une période de nativisme et d’intensification du ressentiment anticatholique. Le pays connaissait une arrivée massive d’immigrants irlandais, presque tous catholiques. Les protestants des États de Nouvelle Angleterre et de New York éprouvaient une méfiance virant parfois à la paranoïa à l’idée que le catholicisme puisse devenir une religion dominante dans le pays. Le puritanisme avait été l’une des forces directrices de la révolution américaine à peine quelques décennies auparavant, et les protestants chérissaient leur indépendance vis-à-vis de Rome, au point qu’ils étaient prêts à prendre les armes pour la défendre. L’idée que le «papisme» puisse s’insinuer dans les différents États en prenant une multitude de formes sournoises était une véritable source d’inquiétude.

Les mouvements nationalistes naissants tirèrent parti de cette peur largement partagée et répandirent des théories du complot laissant entendre que les Irlandais introduisaient en douce une «menace catholique étrangère» qui s’apprêtait non seulement à évincer le protestantisme, mais finirait par renverser la démocratie américaine. C’est cette vague d’intolérance anticatholique qui rendit possible un acte aussi haineux que l’incendie du couvent des Ursulines, avec l’appui des journaux protestants et des démagogues tirant profit des soupçons de ceux qui pensaient que les écoles religieuses étaient dirigées par le Vatican. Tous ceux qui étaient impliqués dans l’incendie du couvent finirent par être acquittés, ce qui ne fait que souligner la force du ressentiment anticatholique de l'époque.

Cette fureur nativiste rendit les Américains vulnérables à toutes sortes de propagande fantaisiste et autres théories du complot tirées par les cheveux, et prépara un terreau idéal à ce qui fut peut-être l’épisode le plus bizarre et le plus macabre de l’histoire de l’agit-prop américaine: la publication de The Awful Disclosures of Maria Monk [les abominables révélations de Maria Monk], autobiographie supposée d’une jeune femme prétendant avoir vécu dans un couvent à Montréal où sévissaient viols, tortures et infanticides systématiques.

Le succès des «abominables révélations»

The Awful Disclosures of Maria Monk fut publié en janvier 1836 dans un paysage médiatique déjà ravagé par des guerres religieuses partisanes. Des journaux protestants comme l’American Protestant Vindicator et celui au titre peu subtil de Downfall of Babylon [la chute de Babylone], dont beaucoup étaient basés à New York, pratiquaient le journalisme à sensation avec un aplomb sans vergogne, débitant des papiers qui faisaient le jeu de l’hystérie xénophobe de leur lectorat. Les logos des journaux arboraient un crâne barré de deux tibias croisés, coiffé d’une mitre papale, et l’image d’une église tombant en ruines. Toute une industrie littéraire artisanale—pièces de théâtre, brochures, sermons, même des livres pour enfants—venait attiser cette peur et une réflexion complotiste vis-à-vis de l’église catholique. Des pasteurs comme Lyman Beecher prononçaient des discours anticatholiques et publiaient des tracts prônant des idéologies nativistes.

Les protestants américains se sentaient menacés, à la fois économiquement et culturellement, et l’incarnation la plus sinistre et la plus déséquilibrée de leur peur se trouvait dans certaines descriptions de couvents catholiques. La demande de ce genre de récits explosa après le succès de Six Months in a Convent, par Rebecca Reed, autre prétendue autobiographie publiée un an avant l’ouvrage de Monk, et qui décrivait en détails un violent système d’endoctrinement forcé au couvent des Ursulines (bien qu’il n’ait été publié qu’en 1835, le manuscrit de Reed circula dans les cercles protestants l’année d’avant sa publication, ce qui selon certains joua un rôle dans l’incendie de l'école des Ursulines).

Dans The Awful Disclosures, Maria Monk relate sa jeunesse, d’abord comme élève puis en tant que novice et nonne au couvent de l’Hôtel-Dieu à Montréal, qu’elle désigne dans ses mémoires sous le nom de «couvent noir». À peine prend-elle le voile que les horreurs commencent: la mère supérieure lui annonce que parmi ses devoirs de nonne figure l’obligation d’entretenir des «congrès criminels» avec des prêtres de séminaires voisins. Deux pages plus loin, on lui fait une révélation plus épouvantable encore: tous les bébés nés de ces relations forcées sont baptisés à la hâte, étranglés puis jetés dans une fosse pleine de chaux dans la cave du couvent. Dans le chapitre paroxystique du livre, Maria Monk elle-même est engrossée par un prêtre et ourdit sa fuite afin d’épargner à son enfant un abominable destin. Les derniers moments du livre sont haletants, bien que douloureusement peu convaincants—ce n’est qu’à la toute dernière phrase que Maria Monk déverrouille enfin «la grande porte» et recouvre la liberté.

Quasiment chaque chapitre offre une nouvelle perversité, véritable peep-show dont le prix est de devoir s’infliger la prose insipide de Maria Monk

Avant de s’échapper, Maria Monk doit être le témoin des nombreuses pratiques clandestines et complexes du couvent. Elle tombe toutes les cinq minutes sur des abominations à faire dresser les cheveux sur la tête: elle voit une jeune orpheline se faire bâillonner; telles des vipères nocturnes, des prêtre lascifs émettent des sifflements au milieu de la nuit pour avertir les nonnes afin qu’elles les laissent entrer; des sœurs sont abandonnées et croupissent dans des cellules de donjons. Une jeune femme est assassinée selon une méthode que l’on peut qualifier de satanique: ses bourreaux jettent un matelas sur elle et la piétinent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quasiment chaque chapitre offre une nouvelle perversité, véritable peep-show dont le prix est de devoir s’infliger la prose insipide de Maria Monk.

The Awful Disclosures fut un succès immédiat: il se vendit 20.000 exemplaires dans les premiers mois de sa parution (en 1860 il s’en était vendu 300.000). Dans son célèbre essai de 1964 «The Paranoid Style in American Politics,» Richard Hofstadter le qualifia de «livre contemporain probablement le plus lu aux États-Unis avant La case de l’oncle Tom

La tradition des récits de couvent

«L’autobiographie» de Maria Monk était un prototype de ce que l’on qualifie aujourd’hui de récits de religieuses en fuite. Dans ces histoires, invariablement présentées comme véridiques, une jeune fille prend le voile dans un couvent catholique et ne tarde pas à découvrir qu’elle s’est jetée dans les griffes de personnages pratiquant un culte coercitif, d’où elle a peu de chances de s’échapper. Comme le note Susan B. Griffin dans son article «Awful Disclosures: Women’s Evidence in the Escaped Nun’s Tale,» ces «récits de couvents» s’inspirent en réalité de plusieurs genres datés de la littérature occidentale, notamment du roman gothique où de sombres secrets se tapissent dans de vieux châteaux et autres manoirs, et des récits de captivité. L’histoire de Maria Monk est parsemée de détails surnaturels, de conversations d’esprits mauvais et de bruits inexpliqués, et même d’une très très vieille nonne qui s’enverrait au septième ciel tous les jours—ou pas.

Le livre de Maria Monk était construit pour correspondre à la perfection aux circonstances de sa vraie vie: à l’époque de sa publication, elle vivait à New York avec un enfant naturel. Au lieu d’être fuie et ostracisée, ce qui était hélas la norme pour les filles-mères de l’époque, elle était considérée comme la preuve vivante de sa romanesque infortune.

Son livre fit sensation dès sa publication. Les journaux protestants, qui en publiaient des extraits et les commentaient avec avidité, le hissèrent immédiatement au rang de courageux compte-rendu des dépravations de la vie monastique. Des protestants indignés exigèrent qu’une enquête soit diligentée à l’Hôtel-Dieu, ce à quoi l’évêque de Montréal, qui n’avait guère le choix devant une telle pression, finit par accéder.

L'inanité des enquêtes

Aucune preuve des crimes avancés ne fut découverte. Nullement découragées, des organisations anticatholiques comme la New York Protestant Association accusèrent l’évêque de dissimulation et proposèrent d’inspecter l’Hôtel-Dieu elles-mêmes. Dans un contexte de fureur publique croissante et de volonté largement répandue que les revendications extrêmes de Maria Monk soient corroborées, W.F. Curry et G.W. Perkins, deux hommes d’église protestants très respectés, furent choisis pour conduire une deuxième enquête à l’Hôtel-Dieu. Eux non plus ne trouvèrent rien. Ils repartirent même du couvent convaincus qu’étant donné les immenses divergences entre les descriptions du couvent faites par Maria Monk et ce qu’ils avaient vu lors de leur inspection, elle n’y avait jamais mis les pieds.

Pourtant, les publications protestantes et les organisations anticatholiques continuèrent de la défendre vigoureusement, accusant les pasteurs protestants d’être des jésuites déguisés, et des charpentiers et des maçons catholiques d’avoir transformé le couvent pour décrédibiliser l’histoire de Maria Monk. Mais les failles commencèrent à se faire connaître.

L’anticatholicisme: la pornographie du puritain

Un petit moment après la publication de The Awful Disclosures, la mère de Maria Monk déclara que le seul lien que sa fille ait jamais eu avec l’église catholique était le temps qu’elle avait passé à l’asile Magdalene pour filles perdues de Montréal, séjour qui se trouvait coïncider avec celui qu’elle disait avoir passé au couvent. Une autre révélation scandaleuse ne tarda pas à suivre: Maria Monk avait voyagé de Québec à New York avec William Hoyt, directeur de la Canadian Benevolent Society et agitateur anticatholique notoire, qui avait recruté plusieurs pasteurs protestants pour l’aider à écrire l’histoire de Maria. La véracité du récit de Maria fut d’autant plus discréditée lorsque Hoyt et plusieurs autres hommes se poursuivirent les uns les autres en justice pour les droits d’auteur du livre, confirmant ainsi quasiment publiquement qu’ils en étaient les auteurs collectifs.

Même après que d’éminentes publications, des éditeurs et autres institutions et personnages «faisant autorité» eurent déclaré que les révélations de Maria Monk étaient fausses, le livre continua de jouir d’une immense popularité.

L’idée que des ennemis politiques et culturels se livraient en secret à des actes aussi vils, comme attirer par la ruse des jeunes filles protestantes dans des «bordels à prêtres» clandestins, comme les appelait Griffin, était bien trop salace pour y résister. Comme le dit Hofstadter:

«L’anticatholicisme a toujours été la pornographie du puritain... les anticatholiques ont inventé un très vaste folklore sur les prêtres libertins, sur le confessionnal comme lieu de séduction, et sur les couvent et les monastères licencieux.»

La paranoïa américaine

L’essai de Hofstadter présente plusieurs exemples tirés de l’histoire des États-Unis du «style paranoïaque» présent dans la réflexion politique américaine, tout particulièrement parmi les groupes de droite qui se sentent menacés ou dépossédés de leurs droits. Ces groupes, avance-t-il, se nourrissent de ce qui est perçu comme une dépossession, la sensation que, comme il dit, «les vieilles vertus américaines ont déjà été rongées».

Des personnages comme Maria Monk, les protestants qui la manipulaient et les démagogues anticatholiques féroces des années 1830 et 1840 attisent cette réflexion paranoïaque. Cette paranoïa vient à son tour alimenter la propagande—les discours, les brochures et la diffusion d’informations déguisées en preuves confirmant la paranoïa. C’est un cercle vicieux. D’abord le tourbillon de mensonges et de désinformation se met à rivaliser avec les faits et la vérité, et réussit à convaincre les gens de l’existence d’une réalité déformée basée sur des fantasmes nourris de préjugés. Ensuite, un mouvement politique né de ce style paranoïaque vient souvent transcender le tableau, s’assurant d’un siège permanent autour de la table.

C’est à ce moment critique que le vrai objectif de la réflexion complotiste se révèle: c’est une manière d’introduire en douce un programme xénophobe dans le courant politique général sous couvert de peurs et de griefs légitimes. Les pasteurs protestants anticatholiques et leurs organisations ne croyaient peut-être pas vraiment que le pape ourdissait un complot visant à infiltrer l’Amérique, laver le cerveau de ses enfant et spolier le protestantisme, mais ils avaient une peur bien réelle d’une culture plus variée qui incluerait les catholiques irlandais. Leur but était nativiste, et ce sans la moindre ambiguïté: il s’agissait de diaboliser les étrangers, de mettre fin à l’immigration et de préserver une société homogène.

L’autobiographie de Maria Monk et ses intrigues sont un remarquable exemple de la manière dont les Américains se laissent facilement embobiner par un charlatan qui leur jette de la poudre aux yeux. Mais elles sont également, et c’est bien plus crucial, un témoignage que ce n’est pas la première fois que se déchaînent d’abjectes tempêtes de mensonges et de propagandes comme celles que nous subissons aujourd’hui, et dans des circonstances bien trop similaires. The Awful Disclosures of Maria Monk étaient les fake news des années 1830, un tas de mensonges patents présentés comme des vérités au public afin d’influencer les opinions politiques. Et elles ont largement réussi. Le zèle anti-immigration des années 1830 a jeté les bases du Native American Party des années 1840 (sans que ses membres en saisissent l’ironie [«native» désignant à leurs yeux les «vrais Américains» nés aux États-Unis alors que le terme désigne aussi les Amérindiens qu’ils s’acharnaient alors encore à éliminer]), un parti politique dont l’objectif déclaré était de «purifier» la politique américaine en dépouillant de ses droits civiques quiconque n’était pas né aux États-Unis.

Les affirmations sensationnalistes sur les violeurs mexicains, les musulmans du New Jersey qui célèbreraient le 11-Septembre, les «carnages» des centres-villes [dixit Trump lors de son discours d’investiture] et les cabales mondiales secrètes utilisent les même tactiques visant à attiser les préjugés en se servant de la paranoïa. L’intolérance complotiste est loin d’être une approche nouvelle pour exciter les foules, gagner des suffrages et faire imploser les usages politiques. Comme le montre l’affaire du couvent des Ursulines cependant, la stratégie rhétorique finit presque toujours par déboucher sur la violence physique. C’est sous le discours raciste et la désignation de boucs émissaires que se tapit la justification de la violence.

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