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Ce 26 mai commémore l'anniversaire des débuts de manifestations de mai 1967 en Guadeloupe et de leur répression. À cette occasion nous republions cet article.
«Lorsque les nègres auront faim, ils se remettront au travail.» La phrase aurait été prononcée par Georges Brizard, le président du syndicat des entrepreneurs du bâtiment et patron de la Socotra, à l’occasion d’une discussion houleuse avec la CGT Guadeloupe (CGTG) dans la chambre de commerce de Pointe-à-Pitre. Nous sommes en mai 1967, la commune insulaire est en pleine rénovation urbaine: les cases (du créole «kaz») insalubres laissent peu à peu place à de nouvelles habitations, plus modernes. À l’extérieur de la chambre des commerces, une foule d’ouvriers en grève attend. Ils sont venus demander une augmentation de salaire et une parité de droits sociaux.
Ce 26 mai 1967, ils ne repartiront qu’avec le mépris de Georges Brizard, que leur a rapporté Nicolas Ludger, un syndicaliste de la CGTG. Cette répartie raciste déclenche la colère. «Une fausse rumeur, rétorque pourtant François-Xavier Guillerm, journaliste et co-auteur du livre Le Sang des nègres (editions Galaade). Je le précise parce que ça a été vérifié et jugé par les tribunaux.» Mais, à cet instant, la phrase de Georges Brizard paraît tout à fait crédible: deux mois auparavant, des émeutes éclataient à Basse-Terre en réponse à un acte raciste. Nous sommes un an avant les manifestations de mai 1968 et la Guadeloupe s’embrase.
Un week-end d’émeutes
Parmi la foule d’ouvriers, «beaucoup sont syndicalisés ou simplement militants pour l’amélioration de la considération des femmes et hommes créoles», explique François-Xavier Guillerm. Très vite après l’intervention de Nicolas Ludger, l’atmosphère se tend. La foule lance des bouteilles de limonade vides, des conques de lambi trouvées sur le port de la ville. «On parle aussi d’un coup de fusil de chevrotine tiré sur les gendarmes… Toujours est-il que ça dégénère», raconte le journaliste. L’affrontement fait deux victimes: Ary Pincemaille et Jacques Nestor, militant au GONG —un groupe indépendantiste guadeloupéen— «tué à dessein par un commissaire de police de Pointe-à-Pitre», rapporte François-Xavier Guillerm en s’appuyant sur les conclusions de la commission Stora.
Des CRS sont appelés en renfort. Le lendemain, la préfecture reconnaît sept morts. Le même jour, une marche d’étudiants s’organise en soutien aux ouvriers: là encore, il y a des victimes. Pour autant, la liste officielle ne s’allonge que d’un nom supplémentaire.
«Va embrasser le nègre»
Deux mois plus tôt, le 20 mars 1967, la commune de Basse-Terre connaissait déjà ses émeutes. «Dans un contexte indépendantiste inspiré par la misère, une partie de la population de la ville de Basse-Terre s’est soulevée contre l’autorité “métropolitaine” qu’elle assimilait à un ordre colonial discriminatoire», explique l’historien Claude Ribbe.
Tout commence par un conflit entre commerçants: Raphaël Balzinc, cordonnier ambulant guadeloupéen et infirme, installe son étal devant la boutique de chaussures d’un militant gaulliste blanc, Vladimir Srnsky. Ce dernier, mécontent de voir un concurrent —«pourtant dûment autorisé par la municipalité», précise Claude Ribbe— s’installer devant son magasin, ordonne à son chien d’attaquer Raphaël Balzinc en lâchant au molosse: «Va embrasser le nègre».
«Dès lors, il y a de violents affrontements entre le 20 et le 23 mars: la boutique de Srnsky est pillée, incendiée», raconte la politologue Françoise Vergès.
Depuis ces trois jours de mars, les escadrons de gardes mobiles déployés par Pierre Bolotte —à l’époque préfet de la Guadeloupe, après avoir passé une grande partie de sa carrière dans les colonies— sont restés sur le sol guadeloupéen. Ce n’est que lorsqu’ils sont sur le point de partir, en mai, que le préfet leur ordonne de redescendre immédiatement de l’avion pour prendre poste à Pointe-à-Pitre, selon François-Xavier Guillerm.
Le massacre de mai 1967
Comment répond Paris? «La réponse de Paris donne lieu, du 24 au 26 mai, à un épisode généralement considéré comme un massacre raciste délibéré. La ville de Pointe-à-Pitre a été “nettoyée” à la mitraillette et même à la mitrailleuse. On a parlé d’exécutions sommaires et de plusieurs dizaines de morts», raconte Claude Ribbe.
«À 17h, le couvre feu est lancé: à partir de ce moment là, toute personne dehors risque de se faire tirer dessus», appuie François-Xavier Guillerm.
Jusqu’à aujourd’hui, le nombre de morts est encore incertain. Même si les chiffres officiels de 1967 laissent à penser que les affrontements ont fait huit victimes et une soixantaine de blessés. «À l’époque, il n’y a pas eu possibilité de réclamer une enquête indépendante», selon Françoise Vergès. En déplacement en Guadeloupe en novembre 1985, Georges Lemoine, le secrétaire d’État à l’outre-mer de François Mitterrand, communique un tout autre bilan: selon lui, le massacre de mai 1967 aurait fait 87 morts. «Mais il n’y a toujours pas de noms», déplore François-Xavier Guillerm.
«Il est plus que probable que les chiffres ont été, et sont encore, minorés», affirme Claude Ribbe. Un mystère que même la commission Stora, qui devait préciser les chiffres, n’a pas résolu.
Les archives au sujet des émeutes de 1967 ne seront disponibles qu’au bout de cinquante ans, soit en mai prochain. «Aujourd’hui, tout est à peu près déclassifié, mais on a volontairement omis de parler de certaines choses. Les archives ne sont pas complètes», note François-Xavier Guillerm. «On ne veut pas la vérité soit dite, tranche la politologue Françoise Vergès. Après tout, c’est l’État français qui est responsable de ces décisions.»
Les promesses non-tenues de la départementalisation
«Le peuple guadeloupéen ne s’est pas réveillé en 1967, démystifie Françoise Vergès. Il y a eu des agitations en Guadeloupe depuis les années 50.» La Guadeloupe n’est d’ailleurs pas le seul département ultramarin à s’être mobilisé pour avoir accès à des conditions de vie paritaires à celles de la France hexagonale.
Seulement, en mai 1967, tout était réuni en Guadeloupe pour que la situation dégénère: le chomâge, la crise sucrière et la fermeture d'usines. «Il y avait aussi un contexte international: le GONG et le Parti communiste guadeloupéen étaient partis en janvier 1966 assister à la conférence pré-continentale de la Havane où ils ont fait adopter une motion pour l’indépendance de la Guadeloupe», raconte François-Xavier Guillerm.
Le journaliste ajoute: «Puis, il y a eu les aides de l’Etat après le passage du cyclone Inès, qui n’ont été débloquées qu’à des fins électoralistes avant les élections législatives de mars 1967. Ces aides ont servi à acheter les voix : la communiste Gerty Archimède était favorite mais c’est finalement la député gaulliste de Marie-Galante, Albertine Baclet, qui a été élue.»
«En Guadeloupe, dès la fin de la guerre et au moment de la départementalisation —la colonie de la Guadeloupe est devenue un département en 1946— il y a beaucoup de mécontentement: les promesses de ce nouveau statut, comme l’égalité des salaires, les droits sociaux, ne sont pas respectées, rappelle Françoise Vergès. Il y a le sentiment que rien n’a changé: ce sont les mêmes qui détiennent la richesse, les mêmes qui sont écrasés.»
Les séquelles de la colonisation et de l'esclavage
Sans compter que les répressions sont systématiquement violentes: «Jusqu’à la fin du statut colonial, en 1946, et même après, les autorités administratives ont toujours eu l’habitude de réprimer les mouvements sociaux ultramarins par la violence et par les armes. Et on a toujours eu des décès que ce soit en Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane. Dès qu’il y a des mouvements sociaux, on a toujours peur qu’une bavure policière embrase tout. Ce que Yves Jégo redoutait terriblement en 2009 et ce qui est entendu dans la gestion de la crise en Guyane», détaille François-Xavier Guillerm.
«Il y a le sentiment depuis le départ qu’à côté des questions sociales, il y a des questions raciales. C’est le résultat de situations coloniales et esclavagistes, affirme Françoise Vergès. Il y a énormément la question du foncier (aucun accès à la terre), la question de l’inégalité et du racisme. Et c’est justement sur ce dernier point que les Français hexagonaux ne comprennent pas».
Ce qu'il s'est passé en Guadeloupe dans les années 1960 peut-il se reproduire en Guyane en 2017? L'historien Claude Ribbe affirme que les Guyanais en grève aujourd'hui ont ces mouvements à l'esprit: «Les mouvements sociaux d’outre-mer sont marqués par les séquelles de la colonisation et de l’esclavage. Il fait peu de doute que les Guyanais en lutte en sont conscients.»