France

Pourquoi Fillon se compare-t-il sans cesse à Bérégovoy?

Une fois encore, François Fillon a invoqué le fantôme de Pierre Bérégovoy, premier ministre socialiste de 1992 à 1993, qui s'est suicidé en mai 1993 après avoir été mis en cause dans des affaires de corruption.

François Fillon à Paris le 28 mars 2017 | STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
François Fillon à Paris le 28 mars 2017 | STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

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Les morts, décidément, sont nos excuses. François Fillon a de nouveau invoqué le fantôme de Pierre Bérégovoy, premier ministre socialiste de 1992 à 1993, suicidé le mai 1993, un mois après une catastrophe électorale, désespéré du naufrage de la gauche dont il se sentait responsable, sa probité ayant été mise en cause dans des articles de presse.

François Fillon était en meeting à Nantes. Il faisait de la politique. Il a parlé d’un ton vengeur, sans trace de la peine qui accompagne les deuils inachevés:

«De belles âmes se sont émues parce que j'ai évoqué le souvenir de Pierre Bérégovoy lors de l’émission politique sur France 2. Alors je le redis calmement et fermement: Bérégovoy n’était pas du sérail et il fut bien livré aux chiens. Parmi ceux qui s'émeuvent de cette référence, combien ont participé à l'époque à cette curée politique et médiatique? Aujourd'hui, je dis aux Français: ne me jugez pas d'après les actes d'accusation de ces nouveaux inquisiteurs, jugez-moi sur mon parcours.»

Rassurons-nous. François Fillon ne parlait pas de Pierre Bérégovoy. Il parlait de lui, en butte à la mésestime, entêté de reconquête. Rassurons-nous? Il reste un doute, quand un homme se proclame l’héritier d’une tragédie. Fillon est plus solide que les fragilités qu’il suggère, ou plus friable que la force qu’il  revendique. On ne se réclame pas d’un suicidé sans inquiéter. François Fillon est-il en danger? Si c’est le cas, qu’il cesse sa campagne, s’abrite, se préserve, et ceux qui l’aiment doivent l’y aider; on ne quête pas l’Elysée en se demandant si l’on saura simplement survivre. François Fillon va-t-il bien, tout à son combat? Alors, aller chercher le suicide d’un homme relève du cynisme, ou d’un ego outrecuidant. Pierre Bérégovoy n’a rien à faire sur ses estrades? Mais si François Fillon le convoque, jouons ce jeu.

Comparons

La comparaison entre les deux hommes est troublante.

Laissons un instant la fin terrible du socialiste. Laissons aussi l’irréductible différence entre un ouvrier syndicaliste devenu homme de pouvoir, et le fils de notaire, héritier d’une circonscription, devenu châtelain et amateur de luxe. Ces distinctions sont peut-être trompeuses. On a, chez Bérégovoy comme chez Fillon, deux orgueilleux ayant longtemps attendu le premier rôle, certains de leur supériorité, désolés de ne pas avoir été reconnus, et qui, enfin au sommet, furent abattus par des affaires.

«Béré», chez les socialistes, n’était pas un mitterrandiste du premier cercle; il fut, les années de pouvoir, un second choix. Promu aux Finances après le départ de Delors en Europe, nommé à Matignon en 1992 après Rocard et Edith Cresson, quand tout était accompli. «Quand on me nommera, il sera trop tard», confiait Bérégovoy. Il était trop tard. Il ne doutait pas de lui-même, ni de son courage. Il était, dans le socialisme, l’homme qui assumait la rigueur budgétaire, la connexion allemande, le renforcement des entreprises, la prééminence des marchés financiers. Il pensait, par la gauche, un monde où le libéralisme entrainerait la société, dont les tourments seraient apaisés par les «petits boulots», «le pompiste à qui on donnait la pièce» –c’étaient ses expressions.

Les deux hommes ne partageaient pas seulement l’orgueil, l’impatience, la rigueur, cette idée terrible que la reconnaissance politique validait leur destin… Leurs déchéances nourrissent la même ironie

Vingt ans après, Fillon, «collaborateur» du Président Nicolas Sarkozy, se vivrait comme l’homme des réalités financières face aux inconséquences élyséennes. Il parlait du pays ruiné comme Bérégovoy défendait le franc fort. Il était à son tour, dans son camp, l’homme des réalités auxquelles on n’échappe pas, celui qui dit la vérité, plus ferme que ses rivaux, et à qui l’on ne rendait pas justice, un éternel effacé. Il finit par triompher, s’imposant à la tête de la droite, ressentant le sentiment d’une justice accomplie.

François Fillon voulait incarner la France authentique, dure au mal, les pieds sur terre. Dans son premier discours de la campagne des primaires, à Sablé-sur-Sarthe, à la fin août 2016, il avait évoqué ses origines rurales et se réclamait du paysan de la Sarthe, qui «sait sans avoir besoin d’un doctorat que l’argent gratuit n’existe pas et que la facture arrivera tôt ou tard». Pierre Bérégovoy, dans sa déclaration de politique générale, le 8 avril 1992, s’était revendiqué de sa mère, «disparue l'an dernier, qui avait commencé à travailler à douze ans et qui savait la valeur de l'argent, courageusement et sainement gagné.» Pour l’un comme pour l’autre, le scandale fut une déchirure intime. Les deux hommes ne partageaient pas seulement l’orgueil, l’impatience, la rigueur, cette idée terrible que la reconnaissance politique validait leur destin… Leurs déchéances nourrissent la même ironie.

Ressembler à soi-même

Fillon, avant d’être dévoilé employeur généreux de sa parentèle et récipiendaire de faveurs indécentes, affirmait sa rupture avec une conduite délétère, qu’on attribuait au seul sarkozysme. Il était, nul n’en doutait, un rigoureux. Il s’était construit ainsi. En 1998 déjà, il exigeait la démission d’un Président du Conseil constitutionnel, Roland Dumas, mis en examen. Sic transit… Pierre Bérégovoy était lui aussi arrivé au sommet en affirmant sa supériorité morale. Il revendiquait la lutte contre la corruption, et, toujours dans son premier discours de Premier ministre, brandissait -sans la lire- une liste de personnalités politiques corrompues:

«Comme je suis un Premier ministre nouveau et un homme politique précautionneux, j'ai ici une liste de personnalités dont je pourrais éventuellement vous parler. Je m'en garderai bien! Mesdames et messieurs les députés, s'il existe encore des élus qui, à quelque niveau que ce soit et à quelque parti qu'ils appartiennent, ne respectent pas les nouvelles règles de financement de l'activité politique, qu'ils le sachent; le gouvernement sera impitoyable.»

Bérégovoy ne doutait de rien? Le même homme, quelques mois plus tôt, se révélerait perméable aux séductions d’intermédiaires financiers, et dépendant de la générosité d’un affairiste. Cela ne lui ressemblait pas? Les costumes de Bourgi, non plus, n’auraient pas du aller à François Fillon.

Les affaires qui les percutent se ressemblent. Des cadeaux, des facilités, des généreux donateurs, un sentiment de légèreté qui précède l’idée même d’une malhonnêteté consciente. Deux hommes convaincus de leur supériorité acceptent ce que le destin ou des amis leur offrent. Ils s’offusquent qu’on le révèle. Ils se sentent trahis par des média jusque-là attentifs et respectueux, soudain caustiques.

Le scandale qui ébranle Pierre Bérégovoy nait le 3 février 1993, quand le Canard enchainé révèle un prêt d’un million de francs, sans intérêt, octroyé en 1986 à Bérégovoy par feu Roger-Patrice Pelat, compagnon de stalag et de résistance de François Mitterrand, homme d’affaires, impliqué dans quelques scandales… Il s’agissait d’aider le politique à s’acheter un appartement. Bérégovoy a beau protester de son honnêteté, attester qu’il n’y a rien d’illégal dans cette vieille histoire, le Parquet a beau freiner les investigations d’un juge d’instruction, l’affaire vit, gonfle, empoisonne bientôt la campagne législative des socialistes. Elle est l’aboutissement d’une exaspération montante, contre la gauche caviar, qui a prospéré dans les révolutions libérales, quand la population souffre des politiques de rigueur. Bérégovoy symbolise l’ultime dérive.

Le sens de la comparaison

Le 28 mars 1993, seuls 57 députés socialistes sont élus dans la nouvelle assemblée. Le 1er mai, Pierre Bérégovoy se tue à Nevers.

Concernant François Fillon, nulle conclusion n’est écrite. L’histoire est en cours, d’un homme se voulant vertueux soudain dévoilé à l’instant du triomphe, et d’une campagne politique rendue impossible par un scandale à rebondissement. Le reste n’appartient à personne. Bérégovoy mort, le monde politique accusa la presse, assassine, au diapason de François Mitterrand. La droite, qui gouvernait, n’était pas en reste. Le ministre de la Culture, François Léotard, commit dans Le Monde une tribune outrancière, parlant d’un «meurtre», du «fascisme élégant du quant-à-soi», d’un «holocauste à venir, celui de la dérision». Quand Fillon reprend le mot de François Mitterrand sur l’honneur d’un homme «jeté aux chiens», se voit-il à la place de la victime, ou veut-il ranimer la défiance envers les media? Comment savoir ce qui se joue, au plus vrai d’un homme en guerre? Quelle est la part, ici, de l’identification, fut-elle inconsciente?

François Fillon, par-delà ses professions de foi, craint-il d’autres affaires, ou redoute-t-il d’être, à son tour, le responsable de la déroute de son camp?

On apprit plus tard, dans un livre paru en 2008, ce qu’avait été le calvaire intérieur de Pierre Bérégovoy, qui redoutait d’autres révélations, un procès, de nouveaux scandales. Le sentiment de sa perte se greffait sur une culpabilité politique. Pierre Bérégovoy s’en voulait d’avoir conduit la gauche à sa perte. Déchu, il avait abandonné les siens. François Fillon, par-delà ses professions de foi, craint-il d’autres affaires, ou redoute-t-il d’être, à son tour, le responsable de la déroute de son camp? Est-ce cela qu’il suggère, quand il fait tourner les tables et en appelle à Bérégovoy?

Rien n’est clair et tout semble fragile

Il est curieux de l’entendre confier qu’il aurait laissé la place à Alain Juppé, si celui-ci l’avait demandée. Il adopte une posture sacrificielle. On ne sait s’il désire qu’on le soutienne ou qu’on le prenne en pitié, ou qu’on l’admire. Rien n’est clair et tout semble fragile. On se demande, alors, ce qu’il serait advenu de Pierre Bérégovoy s’il avait renoncé à Matignon, sachant son parcours impossible? Se serait-il épargné le pire? Et François Fillon, s’il avait trouvé une autre raison d’être que son ambition, ne serait-il pas plus heureux? Il résiste aujourd’hui, et comment savoir ce qui l’habite, ce qui nous guette? Il faut être une romancière fâchée, pour décréter, si simplement, que seul le chantage au suicide anime un politique quand il invoque la mort. C’est étrange, un homme. Ca se vante, et on ne sait pas. En même temps, il y a des constantes, et quelques surprises, si l’on tient à piocher le passé.

«Combien ont participé à l'époque à cette curée politique et médiatique», s’interroge François Fillon? Quand le scandale du prêt Pelat éclata, un responsable de la droite avait exigé la démission du Premier ministre socialiste. «M. Bérégovoy avait fait de la lutte anticorruption le premier thème de son engagement politique en tant que premier ministre. Aujourd'hui, j'attends (...) qu'il remette sa démission pour que, comme dans les grandes démocraties, l'honnêteté et la transparence soient honorés», disait Charles Millon, alors président du groupe UDF à l’Assemblée, qui deviendrait plus tard un allié du Front national, et est désormais un soutien un peu honteux de la campagne Fillon. A la mort de Pierre Bérégovoy, un homme de droite refusa de condamner la presse et de participer à un «concert de vociférations», un «règlement de comptes ou un procès». «Nous avons le chic, en France, pour transformer les moments qui devraient être des moments de recueillement et de peine en des moments de polémique», disait l’alors ministre des Affaires étrangères Alain Juppé.

Parfois, on passe à côté d’un homme, en cette République.

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