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Arrêtons de voir du populisme partout

Le mot «populiste» est tellement à la mode qu'il est employé à tort et à travers, empêchant d'en identifier le véritable danger: celui d'une politique anti-pluraliste. Entretien avec Jan-Werner Müller, professeur à Princeton et auteur de «Qu'est-ce que le populisme?».

Temps de lecture: 7 minutes

Si le mot «populisme» figurait dans un bingo de la campagne présidentielle, nous serions déjà tous ivres morts. Les remarques sur l'affaire des costumes de François Fillon? Populistes! Le «49-3 citoyen»? Populiste! L'interdiction du portable à l'école? Populiste! Le retour du service national? Populiste!

À force de voir du populisme partout, de le confondre avec la facilité, la démagogie ou le radicalisme, on finira par ne plus le voir nulle part. «Le concept de populisme est devenu une sorte de contenant accueillant subrepticement toutes les composantes idéologiques possibles et imaginables», écrit le chercheur allemand en philosophie politique Jan-Werner Müller, professeur à Princeton, dans Qu'est-ce que le populisme? Définir la menace, un essai stimulant publié en français il y a six mois (éd. Premier Parallèle). Et plus que jamais d'actualité alors que la France, après le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Autriche ou les Pays-Bas, et avant l'Allemagne, s'apprête à vivre un scrutin décisif pour son avenir dans l'ombre portée d'un «populisme» devenu le croquemitaine de nos campagnes électorales...

Il y a quatre mois, après le Brexit et la victoire de Donald Trump, ce populisme était vu comme une lame de fond qui allait engloutir les démocraties libérales. Après la défaite-bis, de justesse, de Norbert Hofer en Autriche et le relatif revers du PVV de Geert Wilders au Pays-Bas, et avant le possible échec de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle, un récit inverse est déjà en train de s'esquisser. Dangereux, et trompeur: «La situation est fluide et dynamique. Nous devons nous écarter des récits déterministes et éviter l'alarmisme, cette théorie des dominos dont les populistes eux-mêmes veulent nous convaincre, estime aujourd'hui Jan-Werner Müller. Nous traversons une sorte de moment post-populiste où on va nous raconter la même histoire dans l'autre sens. C'est ignorer que d'autres partis peuvent copier les partis populistes sans le devenir eux-mêmes. Aux Pays-Bas, le Premier ministre Mark Rutte n'est pas devenu populiste, n'a pas dit “Je suis le seul à représenter le peuple”, mais il en a copié certains traits, et la même chose se produit en France.»

Car ce qu'on a parfois qualifié de «moment populiste» n'a été rendu possible que par une alliance, explicite ou implicite, avec les partis établis:

«Aucun de ces populistes n'a gagné sur ses mérites propres. Il serait faux de croire que Nigel Farage a fait gagner le Brexit: il a eu besoin d'alliés très établis comme Boris Johnson et peut-être surtout Michael Gove, l'homme qui pense que son pays en a assez des experts. Aux États-Unis, Trump n'est pas devenu président en tant que candidat d'un troisième parti: il a eu besoin de collaborateurs très établis, par exemple de quelqu'un comme Newt Gingrich. À l'inverse, en Autriche, je crois qu'un facteur important de la défaite de Hofer a été que beaucoup d'élus chrétiens-démocrates locaux, comme des maires, ont dit clairement à leurs sympathisants: vous ne pouvez pas voter pour Hofer.»

Piocher dans le manuel des populistes

«Mitterrand n'est pas socialiste, il a appris à le parler», disaient de lui les ennemis du quatrième président de la Ve République. De la même façon, on pourrait dire que sans être populistes, de nombreux hommes et femmes politiques ont appris à s'en faire les ventriloques. Au point de piéger de nombreux commentateurs prompts à dégainer ce qualificatif à la moindre mesure jugée radicale ou extrémiste: «Si vous me dites ce que vous pensez de l'immigration ou comment résoudre la crise de la zone euro, nous pourrons discuter des mérites de différentes idées mais je ne pourrai pas en déduire si vous êtes un populiste ou non, explique Jan-Werner Müller. Pour moi, le populisme constitue une proclamation au sujet d'une relation spécifique entre les représentants politiques et le peuple. Ce n'est pas comme le socialisme ou le fascisme: il se rapproche davantage du nationalisme, car chaque nationalisme définit son propre contenu.»

Pour le chercheur, le populisme se définit avant tout comme un anti-pluralisme, et même une anti-politique. Une propension à dire «Nous seuls représentons le peuple» dans l'opposition («Nous voulons 100% du Parlement», a un jour déclaré Beppe Grillo, le leader du mouvement italien 5-Étoiles) avant de faire en sorte de rogner les possibilités d'expression de ses adversaires une fois au pouvoir. Une série de traits participent de son portrait-robot, et on en retrouve plusieurs dans l'actuelle campagne électorale française: les attaques contre les «élites» et le «système», l'appel à la «majorité silencieuse», l'éloge du mandat impératif (contraire à la Constitution, mais qu'on retrouve chez Jean-Luc Mélenchon comme chez Emmanuel Macron), les partis taillés sur mesure pour leur dirigeant (aux Pays-Bas, Geert Wilders est même le seul membre de son PVV!), l'appel à sortir les sortants au nom du «dégagisme», une attitude ambigüe vis-à-vis du processus électoral aux cris du «Ne vous laissez pas voler l'élection», un goût pour le référendum comme plébiscite... Mais individuellement, leur présence ne suffit pas forcément à faire de leur propriétaire un populiste.

Quand on mentionne à Jan-Werner Müller, par exemple, que De Gaulle rêvait d'unifier le peuple français derrière lui au point de tiquer quand il ne gagnait un référendum «que» par 62% des voix ou échouait à être réélu au premier tour, il tempère:

«Ce qui me fait hésiter, c'est le fait que les populistes maintiennent l'idée que le peuple a toujours raison et qu'ils ne font en gros qu'appliquer ce qu'il leur dit de faire, dans une sorte de mandat impératif fictif. Je vois l'inverse en De Gaulle: une idée de la France sur la longue durée qu'il était prêt à imposer d'en haut. Et il était prêt à accepter un résultat électoral basique, et est d'ailleurs parti sur un référendum qui n'était pas une question de vie ou de mort.

 

Nous avons quasiment vu l'inverse l'an dernier en Hongrie avec le référendum de Viktor Orban sur la réinstallation des migrants, invalidé parce que trop de gens se sont abstenus. Il s'est contenté de dire que les gens qui étaient restés chez eux étaient d'accord avec lui et qu'il pouvait aller à Bruxelles dire que le peuple avait parlé et ne voulait plus de réfugiés.»

Fillon pioche dans le manuel des populistes –j'ai même l'impression qu'il emprunte directement à Trump– mais à mes yeux, ce n'est pas assez pour l'étiqueter comme populiste

Jan-Werner Müller

Et François Fillon qui oscille entre dénonciations de la justice et des médias et convocation du peuple au Trocadéro? Là encore, Jan-Werner Müller nuance:

«Je pense que Fillon partage avec les populistes le but de délégitimer des institutions, comme la justice ou les médias, mais je ne pense pas qu'il dit être le seul représentant légitime des Français. Il pioche dans le manuel des populistes –j'ai même l'impression qu'il emprunte directement à Trump– mais à mes yeux, ce n'est pas assez pour l'étiqueter comme populiste.»

Pas plus que le goût commun de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen pour le référendum ne doit forcément pousser à les confondre dans un même «populisme», ou à accoler cette étiquette à cette procédure:

«Nous ne devons pas céder à cet argument selon lequel les populistes sont les vrais défenseurs de la démocratie directe. Les populistes ne veulent pas donner aux gens la chance de débattre, de vraiment échanger des arguments. Ils disent, en gros, connaître la réponse et avoir seulement besoin que les gens la cochent rapidement. Et si ce n'est pas le cas, ils ne respectent pas le résultat.»

Le psychiatre, le castor et le caméléon

Face à la montée des populismes, les autres partis et les analystes ont endossé plusieurs costumes inadaptés: le psychiatre (qui soigne), le castor (qui fait barrage), le caméléon (qui imite). Les votes «populistes» sont ainsi souvent résumés de manière simpliste à des bouffées de colère:

 «Nous ne savons pas exactement pourquoi les gens votent dans un sens ou dans l'autre. Peut-être font-ils un choix parfaitement rationnel sur des politiques. Des études ont montré que, d'une certaine façon, ils font ce qu'un manuel d'instruction civique leur dirait de faire: ils se disent “Je ne suis pas moi-même un perdant de la mondialisation, mais je pense au pays dans son ensemble et sur le long terme”.

 

D'un point de vue plus conceptuel, cette vision ouvre la porte à beaucoup de préjugés à la Gustave Le Bon comme quoi les gens sont stupides, mus par leurs émotions, attendant qu'un grand démagogue charismatique vienne les séduire. Personne n'est en colère ex nihilo: nous devons au moins, si cette thèse de la colère est valide, passer à l'étape suivante, qui est de demander à ces gens leurs raisons, leur histoire. Et ne pas simplement lire, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui, “Partout, les gens sont en colère”, point final.»

Face à cette colère, d'autres croient qu'il suffit de se boucher les oreilles et de «faire barrage», ce qui ne fait qu'aggraver le problème: «Le danger, c'est de dire: parce que vous, les populistes, vous excluez, nous allons vous exclure. Les populistes sont assez intelligents pour voir cela et créer une solidarité sur la base d'une victimisation partagée: “Regardez comment les élites nous attaquent, nous les gens ordinaires.”» D'autres, encore, croient qu'il suffit d'appliquer à leur programme le même traitement rhétorique que les populistes. Ces derniers mois, on s'est ainsi mis à parler de «bon» et «mauvais» populisme comme on parlerait de bon et mauvais cholestérol: une partie de la gauche, emmenée par la philosophe Chantal Mouffe, inspiration de Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, plaide ainsi pour un «populisme de gauche» désormais très discuté.

«Malheureusement, je ne peux pas décréter comment les gens doivent utiliser ce mot, répond en souriant Jan-Werner Müller. Franchement, je n'ai jamais vraiment compris l'argumentation en faveur d'un populisme de gauche en réponse au populisme de droite. Parfois, cela semble simplement une façon de dire que les gens ne comprennent pas notre monde complexe et que nous devons leur parler plus directement, plus passionnément, peut-être plus émotionnellement, comme si c'était seulement un problème de communication ou de récit. Je pense que cela traduit une attitude incroyablement paternaliste. Pour les Démocrates américains, la réponse à Trump n'est pas de suivre les traces héroïques de Hugo Chavez...

 

Quand Martin Schulz a été désigné candidat par le SPD en Allemagne, il est allé dans toutes les émissions de télé en disant qu'il était d'origine humble et qu'il comprenait la douleur de ceux qui travaillent dur. Dans l'une d'elles, il a été confrontée à une ancienne électrice social-démocrate à qui il a servi le même discours et qui lui a répondu: “J'ai compris, mais quelle est votre position sur le salaire minimum?” Vous avez envie de dire à la gauche que la question, c'est de fournir un contenu convaincant.»

Un contenu convaincant, et susceptible d'alimenter un débat de fond, loin de la politique à la sauce TINA. Pour Jan-Werner Müller, le populisme a en effet un miroir, la vision technocratique: l'un prétend représenter tout le peuple, l'autre affirme présenter la seule solution possible, et les deux, même s'ils ne sont pas «les meilleurs amis du monde», peuvent se renforcer mutuellement dans un phénomène de «vases communiquants». C'est le danger qui guette, selon lui, un Emmanuel Macron et le mouvement En Marche! en France: «Le danger potentiel est qu'il semble ressusciter la rhétorique de la “Troisième voie”, avec tout son discours de progressisme et de modernisation, qui peut déboucher dans les faits sur une posture technocratique qui peut rendre la vie plus facile au populisme.» Critiqué pour son populisme supposé, au point de le revendiquer, Macron constitue d'ailleurs un bon symbole des habits neufs et souvent trompeurs du concept. De la façon dont, comme un genre musical à la mode, il est devenu une formule attrape-tout, un argument de vente et de mévente: si, rappelle Jan-Werner Müller, le professeur allemand de sciences politiques Thomas Mayer a estimé que, selon leur bord politique, certains populistes «tapent un peu plus sur les touches noires (nationales) et les autres un peu plus sur les blanches (socialistes)», le leader de En Marche! a pu lui être qualifié de... «populiste bien tempéré».

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