France

Marine Le Pen, présidente par inadvertance

Dans le paysage électoral qui s'esquisse, la meilleure chance de victoire de la candidate du FN repose sur l'abstention, au second tour, des électeurs qu'elle inquiète. Un phénomène qui contredirait les tendances électorales de ces quinze dernières années.

Marine Le Pen en meeting au Zénith, le 26 mars 2017 | DENIS CHARLET / AFP.
Marine Le Pen en meeting au Zénith, le 26 mars 2017 | DENIS CHARLET / AFP.

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Pour remporter l'élection présidentielle, il existe deux possibilités: la gagner, ou ne pas la perdre. Convaincre une «vraie» majorité de Français, ou une minorité suffisante. Depuis le début de la Ve République, seul Jacques Chirac s'est inscrit, dans des circonstances exceptionnelles, dans la première catégorie: en 2002, face à Jean-Marie Le Pen, il avait atteint plus de 82% des suffrages exprimés, soit 62% des électeurs inscrits. Tous les autres vainqueurs de la présidentielle ont eux séduit, abstention et votes blancs et nuls obligent, moins de 50% du corps électoral, le total le plus bas étant atteint par Georges Pompidou en 1969 (37,5% des inscrits) juste devant François Hollande en 2012 (39%).

Si Marine Le Pen l'emporte le 7 mai prochain, ce pourcentage pourrait être encore plus faible. «Pour être élu président de la République, il faut recueillir entre 16 et 19 millions des voix. Marine Le Pen ne les obtiendra pas. Elle reste la responsable politique la plus détestée. La sortie de l'euro est rejetée par plus de 85 % des électeurs en dehors du Front national, explique aux Échos Gilles Finchelstein, directeur général de la fondation Jean-Jaurès. La seule question qui vaille, c'est: peut-elle être élue par inadvertance, c'est-à-dire par un effondrement de la participation qui abaisserait le nombre de voix nécessaire pour être élu?»

Marine Le Pen, présidente de la République «par inadvertance»? Cette possibilité vient justement d'être étudiée par le chercheur du Cevipof Serge Galam dans une étude qu'il résume lui-même dans The Conversation et Libération, expliquant «pourquoi et comment Marine Le Pen peut gagner avec moins de 50% d’intentions de vote» et creuser au passage «une faille de taille dans le plafond de verre»:

«Au détour d’une élection “comme une autre”, où [le FN] aura même stagné, 100.000 petites voix de plus, a priori insignifiantes, lui donneront, à la surprise générale, 100% du pouvoir. C’est ce que j’avais défini, il y a déjà longtemps, avec l’image de la goutte d’eau qui en l’occurrence ne fait pas déborder le vase mais le fait éclater.»

Une théorie qui prolonge ce qui s'est passé durant l'élection présidentielle américaine, lors de laquelle Donald Trump, candidat très controversé dont la popularité était inférieure de dix points à celle de sa rivale, l'a emporté grâce à un système électoral très particulier mais aussi, selon les sondages sortie des urnes, à une légère surmobilisation de ses propres électeurs.

Et si la France s'abstenait fortement?

Le socle électoral de Marine Le Pen auprès de l'ensemble des Français semble encore insuffisant pour lui permettre de dépasser 50% des voix avec une participation massive. 53% des Français n'aiment «pas du tout» la candidate frontiste, d'après la dernière vague de l'Enquête électorale d'Ipsos pour le Cevipof. Le degré d'impopularité du Front national (68%) est encore pire que celui, déjà très élevé, du PS et de LR. Selon de récentes études de l'Ifop, 62% des Français s'affirment en désaccord avec les idées du FN, 58% considèrent qu'il représente un danger pour la démocratie et Marine Le Pen «fait peur» à 55% des électeurs.

Mais que se passerait-il si cette France encore majoritairement inquiète face à Marine Le Pen décidait de fortement s'abstenir? Serge Galam avance l'hypothèse que le «front républicain» sera confronté à un défi inédit en cas de second tour avec Emmanuel Macron, candidat non issu d'un des deux grands partis et qui se présente lui-même comme «hors système». Et ce défi semble encore plus compliqué en cas de second tour avec François Fillon, actuellement lesté d'une impopularité très forte.

Le chercheur livre plusieurs scénarios reposant sur une abstention différenciée des deux camps qu'il ne juge «pas excessive»: si Marine Le Pen dispose d'une base électorale, au second tour, de 42% des voix, mais qu'au final 90% de ses électeurs se déplacent et seulement 65% des électeurs de son rival, elle finira à 50,07% des exprimés; si sa base est de 45% et que 85% de ses électeurs se déplacent et 70% des électeurs adverses, elle finira à 50,02%.

Mais le postulat d'une telle évolution de la participation au bénéfice de Marine Le Pen est-il crédible? Il supposerait que les électeurs du premier tour privés de candidat au second —ceux, dans le scénario le plus crédible actuellement, de François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon— et qui pencheraient pour Macron s'abstiennent en masse; que les abstentionnistes du premier tour qui seraient prêts à voter Macron s'abstiennent, et/ou que ceux qui décident de finalement voter votent Le Pen (et ce alors que l'électorat Le Pen apparaît déjà le plus mobilisé du premier tour).

Les matrices de reports de voix en cas de second tour Macron-Le Pen, calculées par Ipsos et l'Ifop.

Prenons par exemple les chiffres ci-dessus, produits par l'Ipsos et l'Ifop dans une hypothèse de second tour avec Marine Le Pen à 39% face à Emmanuel Macron. Pour que le flot de l'abstention la fasse monter à plus de 50% sans qu'elle ne gagne une voix supplémentaire, il faudrait que les reports de voix de Hamon vers Macron passent à 20% environ, et ceux de Mélenchon et Fillon à 15%...

«Il y aura à l'inverse un sursaut de participation»

L'exemple du seul second tour comparable, celui de la présidentielle de 2002, est instructif, même si un peu lointain. Les électeurs anti-Chirac du premier tour ne s'étaient pas abstenus en masse au second, au maximum un quart d'entre eux ayant boudé les unes: par exemple, 76% des électeurs de la Ligue communiste révolutionnaire avaient voté Chirac le 5 mai! Curieusement, dans The Conversation, Serge Galam écrit d'ailleurs qu'en 2017, «pour la première fois, un nombre certain de futurs électeurs anti-FN du deuxième tour auront décidé de le faire à contrecœur, avec aversion pour tel ou tel challenger», oubliant apparemment cette époque où des électeurs étaient prêts à voter Chirac avec des gants ou une pince à linge sur le nez...

L'idée d'une abstention différenciée au profit du FN peut aussi reposer sur l'hypothèse d'une forte mobilisation des abstentionnistes du premier tour au profit de la candidate frontiste au second. Jusqu'ici, le consensus veut plutôt que ceux qui décident de voter seulement au second tour se mobilisent à parts relativement égales pour les deux candidats: c'était le cas en 2007 comme en 2012 lors des seconds tours Royal-Sarkozy et Hollande-Sarkozy. Le seul exemple contraire s'est déroulé aux dépens du FN du 2002: si 51% des abstentionnistes du premier tour s'étaient encore abstenus au second, 43% avaient voté Chirac et seulement 6% Le Pen.

Des élections plus récentes fournissent des constats similaires. Aux départementales de 2015, la participation n'avait pas bougé entre les deux tours, et les électorats des différents partis étaient restés mobilisés de la même façon. Lors des régionales qui avaient suivi six mois plus tard, lors desquelles le FN était en position de l'emporter dans plusieurs régions, une hausse de huit points de la participation, il est vrai faible le premier dimanche, avait été constatée entre les deux tours. À chaque fois, le choix entre abstention et participation s'était fait au détriment du parti frontiste: selon une récente étude du politologue Jérôme Jaffré pour la Fondation pour l'innovation politique, dans les Hauts-de-France, 66% des électeurs de gauche du premier tour, privés de candidat au second, avaient choisi de voter Xavier Bertrand, et seulement 30% de s'abstenir; et 30% des abstentionnistes du premier tour avaient choisi de voter au second, se prononçant aux trois quarts pour la droite. Des proportions comparables avaient été constatées en Provence-Alpes-Côte d'Azur.

Ces précédents historiques expliquent pourquoi Gilles Finchelstein, après avoir évoqué l'élection «par inadvertance» de la présidente du FN, tempère en ajoutant «qu'on a beau penser que Marine Le Pen sera au second tour, ce sera un choc si cela se produit, et [...] il y aura à l'inverse un sursaut de participation». On ne sait pas encore à quel niveau se situera ce «choc» du premier tour: au-delà de ses analyses sur la participation, Serge Galam s'intéresse d'ailleurs dans ses travaux à la façon dont des opinions jugées minoritaires et outrancières peuvent monter en puissance durant une campagne électorale, grâce à un processus d'activation de préjugés «gelés» ou «endormis». À l'image de ce qu'a fait Trump.

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