Culture

«Félicité», quand le combat d'une femme devient épopée de la vie

Primé à Berlin et à Ouaga, le quatrième film d'Alain Gomis est à la fois aventure d'une femme exceptionnelle, chronique d'une ville-monde et de son peuple, et chant mythologique.

Véro Tshanda Beya dans le rôle-titre de "Félicité".
Véro Tshanda Beya dans le rôle-titre de "Félicité".

Temps de lecture: 3 minutes

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Dès le premier plan, c’est là. Une puissance, une évidence, un mystère. Ce visage de femme, magnifique, vivant, charnel. On ne sait rien d’elle, on présume qu’elle est celle qui donne son nom au film.Bientôt il se vérifiera que rarement un personnage et un film auront à ce point existé l’un par l’autre.

Autour d’elle, hors champ, il y a des hommes, un bistrot qu’à Kinshasa on n’appelle pas «maquis» mais «nganda». Il y a la musique, l’ivresse, un orage qui vient, les bruits de la ville immense, violente, frémissante. Mais là, déjà, le visage de Félicité. Quelque chose de surnaturel, oui, même si absolument incarné, humain.

 

Elle chante, Félicité. Elle gagne sa vie dans les bars, voix bouleversante, présence de déesse massive, vibration venue d’on ne sait où, la brousse, la souffrance, la mémoire.

Elle chante et elle bouge, défie et affronte, esquive et séduit. La caméra bouge, elle aussi, comme si elle dansait avec elle une danse complexe, dont la femme et la voix seraient loin d’être l'unique foyer, qui se recentre sur un client, un musicien, le groupe, la communauté.

L’image –et le son– font place au monde auquel appartient Félicité, forte et quand même en danger, armée pour faire face mais en tension qui jamais ne peut se permettre d’être prise en défaut.

Un combat sans fin

Cette vie qu’elle gagne avec sa voix et sa force intérieure, on saura peu à peu qu’elle l’a construite, conquise. Contre les pressions, les mépris, les injonctions des mâles, de la famille, des coutumes.

C'est sans fin, un tel combat, mais elle sait à la fois recourir aux renforts dont elle a besoin, à commencer par celle du très obligeant voisin Tabu, géant bricoleur et bon vivant, et garder la distance qui lui convient, à elle.

Et voilà que cette vie se brise. Félicité est frappée au défaut de sa cuirasse, ce grand garçon, son fils, gravement blessé dans un accident – ou peut-être un règlement de compte. Il faut opérer, il faut de l’argent, beaucoup d’argent, bien plus que ce que possède sa mère. 

Félicité s’en va, à l’assaut de la ville, conquérir les moyens de sauver son vaurien de garçon. Ce sera la trajectoire, tendue, intense, qui porte le film. Elle sera l’occasion de multiples rencontres, d’affrontements, de rebondissements.

Pendant se temps, Tabu continue d’essayer de réparer le frigo.

Mais si la quête de Félicité est bien le ressort dramatique du film, elle n’est pas le film.

Félicité, film un et multiple

Celui-ci est aussi, et d’une manière qui ne cesse de se renouveler, bien d’autres choses. Il est une écoute de ces musiques urbaines venues de la brousse, de leur intensité douloureuse et tonique.

Il est un plaidoyer pour la possibilité d'inventer comment vivre sa vie, avec et contre les règles du monde.

Il est une chronique de la métropole, de ses quartiers misérables, de sa corruption, de ses gangs et de ses trafics. Il est une collection de portraits, parfois croqués sur le vif au détour d’un bouiboui, d’une réplique, d’un geste.

Il est un cri de colère.

Et il est aussi une interrogation de ces représentations descriptives, documentaires ou romanesques, forcément réductrices même si exactes, avec l’apparition de cet orchestre symphonique assemblé au cœur de Kinshasa pour faire résonner une musique venue de l’autre côté du monde.

Il est, peu à peu et de plus en plus, ouverture aux sensations, aux angoisses, aux espoirs que peuvent susciter l’aventure de madame Félicité, de son voisin et de son fils, au-delà de leur drame particulier.

Un univers à la fois plus vaste et plus intérieur

Alain Gomis, qui film après film déploie l’ampleur de son talent, parvient ainsi à composer à la fois une récit romanesque incarné par des personnages impressionnants de présence, et la mise en résonnance de ce récit, son inscription dans un univers à la fois plus vaste et plus intérieur.

Gaétan Claudia (Samo, le fills), Véro Tshanda Beya (Félicité), Papi Mbaka (Papi)

Il y est aidé par deux interprètes impressionnants, Véro Tshanda Beya et Papi Mpaka – il faudrait dire trois interprètes, en ajoutant la chanteuse qui accompagne le groupe des Kasai Allstars, Muambuyi,qui prête sa voix à Félicité quand elle chante.

Il y est aidé surtout par une sensibilité exceptionnelle dans la manière de s’approcher des corps, de changer de rythme, d’assembler des matières d’image différentes. Cinquante autres réalisateurs auraient pu faire un film, plus ou moins réussi, avec seulement une partie de ce que Gomis mobilise ici.

C’est dans ce mouvement de déplacement, sans jamais perdre la proximité avec ses protagonistes, mais en les réinscrivant dans un cosmos, que Félicité offre un partage ouvert, émouvant et troublant, d’une beauté et d’une force dont on ne voit guère d’exemples récents, a fortiori en provenance d’Afrique.  

Félicité

d'Alain Gomis

avec Véro Tshanda Beya, Papi Mbaka, Gaétan Claudia et les musiciens du Kasai Allstars.

Durée: 2h03. Sortie le 29 mars

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