Santé

De «médicament miracle» à médicament normal: l'histoire du baclofène

Non, cette molécule n’est pas un «médicament miracle» contre l’alcool. Après avoir déchaîné les passions elle commence à trouver sa place dans le traitement officiel de cette addiction. Que s’est-il passé?

<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Baclofen?uselang=fr#/media/File:005915731lg_Baclofen_20_MG_Oral_Tablet.jpg">Baclofen 20 MG Oral Tablet</a> | National Institutes of health via Wikimedia CC <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:005915731lg_Baclofen_20_MG_Oral_Tablet.jpg?uselang=fr">License by</a>
Baclofen 20 MG Oral Tablet | National Institutes of health via Wikimedia CC License by

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La grande et spectaculaire histoire du baclofène reste à écrire. C'est celle d’un médicament neurologique connu de longue date et qui émergea brutalement, il y a dix ans, comme traitement de l'addiction à l'alcool. Grâce à la découverte faite par un médecin devenu lui-même un grand dépendant, le Dr Olivier Ameisen, qui fera de son expérience hors du commun un livre destiné au grand public.

C’est aussi l’affaire des passions et des polémiques que souleva ce nouvel usage thérapeutique dans la communauté des patients et des médecins spécialistes de l’addiction –sans oublier la frilosité des autorités sanitaires françaises en charge de la sécurité des médicaments. C’est encore l’affaire d’une molécule qui, durant des années, fut très largement prescrite en dehors de ses indications officielles. Ce sera, enfin, le passage progressif d’un miracle espéré à une réalité, certes moins glorieuse, mais qui constitue néanmoins un progrès face à la maladie alcoolique.

Près de dix ans après la publication de l’ouvrage du Dr Ameisen, l’histoire officielle du baclofène vient de s’enrichir de deux éléments qui modifient complètement la donne. Le premier est la décision de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) de faciliter la prescription de ce médicament dans le cadre de la prise en charge des malades alcoolo-dépendants. Le second est l’annonce, attendue de très longue date, des résultats définitifs des deux études cliniques françaises menées avec ce médicament.

Désormais, un médecin peut, en France, prescrire sans difficulté l’une des deux formes de baclofène (Liorésal 10 mg ou Baclofène Zentiva) à ses patients qui ont besoin d’une «aide au maintien de l’abstinence après sevrage alcoolique» ainsi qu’à ceux «dont l’état de santé nécessite une la réduction de la consommation d’alcool». Depuis trois ans, ces prescriptions nécessitaient, par précaution administrative, une série de contraintes réglementaires qui avaient découragé de très nombreux médecins. Et c’est ainsi que seuls 7000 patients avaient été officiellement traités avec ce médicament –alors que différentes données convergentes laissent penser que plus de 100.000 patients en souffrance avec l’alcool prennent du baclofène.

Une annonce très attendue

Il y a trois ans l’annonce d’une possibilité de prescription avait, après d’innombrables atermoiements, été très largement saluée, comme nous l’avions alors rapporté sur Slate.fr. Le baclofène était alors consommé en toute illégalité (à de fortes ou très fortes doses pour être efficace) et le Pr Dominique Maraninchi, directeur général de l’ANSM, avait annoncé en juin 2013 que ce médicament pourrait être officiellement prescrit par les médecins français dans le traitement de cette addiction.

Cette annonce était très attendue par les deux principales associations de malades ainsi que par un petit groupe de médecins qui dénonçaient jusqu’alors, en vain, la lenteur des pouvoirs publics à reconnaître la réalité. Les travaux menés à partir des données officielles du Sniram démontraient que plus de 50.000 personnes alcooliques étaient alors sous baclofène et que 22.0000 nouveaux consommateurs avaient été recensés durant la seule année 2012. Il s’agissait d'hommes et de femmes âgés de 25 ans à 75 ans. Les prescriptions étaient pour l’essentiel le fait des généralistes (environ 16.000).

Les chiffres de l’assurance maladie montraient aussi que l’évolution des prescriptions médicales illégales et les ventes en pharmacie répondaient fidèlement aux effets d’annonce médiatique. Le phénomène avait commencé en 2008 avec la publication de l’ouvrage du Dr Ameisen avant de ralentir en 2011, après une mise en garde des prescripteurs par l’ANSM. On était ainsi passé de 554 kilos de baclofène commercialisés en 2006 à plus d’une tonne en 2012. «A l’exception du Médiator, c’est là un phénomène jamais observé pour un médicament prescrit en dehors de son autorisation de mise sur le marché et remboursé par l’assurance maladie», écrivions-nous en 2013. L’assurance maladie qualifiait d’ailleurs elle-même la situation d’«inconfortable» et de «paradoxale».

Excès de précaution?

Mais, contrairement aux espérances, rien ne devait véritablement changer en dépit de la «recommandation temporaire d’utilisation» octroyée en 2014. Aujourd’hui, les responsables de la sécurité du médicament acceptent de faire preuve de pragmatisme. Sans faire ouvertement leur mea culpa ils reconnaissent, de fait, qu’ils ont péché par excès de précaution. Pour autant, tout en facilitant les prescriptions, ils rappellent aux médecins que ce médicament doit être manié avec d’autant plus de prudence que les doses sont élevées, notamment chez les personnes présentant des troubles psychiatriques ou étant exposés à des risques suicidaires. Le début et la fin du traitement sont des périodes qui doivent être tout particulièrement surveillées. Et les autorités rappellent encore que l’utilisation inconsidérée du baclofène peut «engager la responsabilité des professionnels de santé».

C’est dans ce nouveau cadre que viennent d’être (enfin) dévoilés les résultats définitifs des deux études françaises menées sur ce sujet. Tout d’abord l’essai Bacloville (320 patients de 18 à 65 ans suivis par des médecins généralistes) confirme que le baclofène à forte dose permet de réduire significativement la consommation d’alcool, et ce dans un peu plus d’un cas sur deux.  A un an, l’abstinence (ou la réduction de la consommation à un niveau médicalement acceptable) était atteinte chez 56,8% des patients traités contre 36,5% chez ceux recevant un placebo. Les effets indésirables connus (insomnie, somnolence, dépression) ont été observés chez 44 % des patients du groupe baclofène contre 31 % dans le groupe placebo.

On dispose aussi des résultats de l’essai Alpadir (320 patients à qui le baclofène était prescrit à des doses moins élevées) qui n’a pas vraiment montré de supériorité du traitement par rapport au placebo quant à l’obtention de l’abstinence. Une baisse de la consommation d’alcool a toutefois pu être observée. Ce sont là des données à la fois importantes et rassurantes, en « vie réelle » qui précisent ce qu’il en est du rapport bénéfices-risques du baclofène.

Au risque de décevoir, les responsables de ces essais reconnaissent que le baclofène n’est en rien le « médicament miracle » de l’alcoolo-dépendance tel qu’il avait pu être abusivement présenté ces dernières années. Pour autant ils précisent que c’est bel et bien une molécule qui, chez certaines personnes malades de l’alcool, peut aider à réduire des consommations devenues toxiques. C’est aussi une spécialité pharmaceutique qui devrait prochainement être proposée sous un nouveau conditionnement de nature à faciliter son usage.

On pourrait ainsi imaginer, dix ans après la publication de l’ouvrage du Dr Olivier Ameisen que le baclofène puisse commencer à trouver progressivement sa place dans un arsenal médicamenteux qui, face à cette addiction, demeure extrêmement limité. Il restera toutefois encore à dépasser les oppositions parfois très violentes que cette nouvelle proposition de traitement a révélé et amplifié. Ceci avait, en novembre dernier, conduit un collectif de cliniciens à lancer dans la revue Flyer un appel diplomatique pour trouver un remède à cette situation sans précédent: «La guerre du baclofène n’aura pas lieu, faute de combattants...!».

«Depuis près de dix ans maintenant, deux camps s’affrontent par médias interposés et prises de position dans les congrès ou autres manifestations ! Ceux qu’il est coutume d’appeler les militants d’une part et les baclo-sceptiques, voire anti-baclofène d’autre part. Les premiers plaident en faveur de l’utilisation de cette molécule pour les troubles liés à l’usage d’alcool et ont envisagé depuis plusieurs années son utilisation à plus ou moins large échelle, publiant pour certains des études de suivi de cohorte ou, tout au moins, faisant état de leur expérience. Les seconds sont plus réservés et expriment, notamment vis-à-vis des premiers, un scepticisme à hauteur de leur enthousiasme. Les journalistes se régalent, tendant leurs micros ou ouvrant leurs pages autant aux premiers qu’aux seconds. Ils s’intéressent à l’actualité autour du baclofène comme à tout autre sujet. De manière excessive sur de très courtes périodes, puis plus rien jusqu’à un prochain évènement susceptible de satisfaire les impératifs de l’actu. Pas ou peu d’articles de fond. (...) Au regard des enjeux de santé publique que l’alcoolisme représente pour des centaines de milliers de patients et leur entourage, les invectives des uns et des autres paraissent bien futiles. La plupart des cliniciens, bien en dehors des débats passionnés entre les uns et les autres, ont bien du mal à en percevoir l’utilité et l’intérêt. Demain, dans le cadre d’une autorisation de mise sur le marché de nouveaux patients arriveront au soin et nécessiteront, peu ou prou, un suivi global requérant la participation d’équipes pluridisciplinaires, ou pas. Ce n’est pas le médicament qui définit ce besoin, c’est la situation dans laquelle est le patient qui le conditionne(ra). L’essentiel étant que toute thérapie, qu’elle soit pharmacologique ou non, soit adaptée aux patients, ni plus, ni moins.»

Comment comprendre qu’un médicament puisse déchaîner de telles passions? Le phénomène tient pour partie au fait qu'il n’est pas apparu au terme du processus pharmaceutique habituel; un processus fait d’études cliniques suivies d’une autorisation de mise sur le marché avec les opérations de promotion qui les accompagnent. Médicament détourné de son objet premier le baclofène a été d’emblée expérimenté puis soutenu, avec passion, par des associations de patients demandeurs, ainsi que par un petit groupe de praticiens souvent devenus également militants.

Les usagers en avance sur les hôpitaux

La situation était d’autant plus curieuse que le médicament était déjà disponible dans toutes les pharmacies, peu cher et facilement accessible en prescription faites en dehors du cadre réglementaire. Pour autant, tout le travail était de parvenir à maîtriser le niveau des doses, souvent importantes, à consommer quotidiennement pour bénéficier d’une forme de détachement du besoin aigu de consommation d’alcool.

Et ce ne fut que dans un second temps qu’il fut demandé aux responsables des services hospitaliers universitaires spécialisés d’évaluer un médicament sur lequel certains de leurs confrères généralistes, addictologues ou psychiatres, avaient déjà acquis une expérience pratique et de solides convictions. Tout cela n’est pas sans rappeler ce qu'il se passe autour de la cigarette électronique dans la lutte contre l’addiction tabagique: un nouvel outil thérapeutique apparu par hasard et expérimenté d’emblée par les usagers.

Dix ans ou presque ont passé. Les passions autour du baclofène sont-elles en passe de se calmer? On ne peut que l’espérer tant la proportion des personnes malades de l’alcool prises effectivement en charge par des soignants demeure faible parmi les deux millions de personnes qui, du fait de leur dépendance, nécessitent des soins.

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