Société

Gertrude Bell, la femme qui a dessiné l’Irak 

Aventurière, archéologue et espionne, cette Britannique fut, malgré elle, la mère de toutes les guerres politico-religieuses qui ravagent encore cette région aujourd’hui.

Gertrude Bell | Illustration: Julien Pacaud pour Stylist
Gertrude Bell | Illustration: Julien Pacaud pour Stylist

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Sur la tête, un bibi. Autour du cou, une étole en renard. Rien d’étonnant pour une riche Britannique en ce début de XXe siècle. Sauf que Gertrude Bell est en plein désert, à dos de chameau. Derrière elle, on aperçoit le Sphinx de Gizeh, les pyramides et elle est entourée de Winston Churchill, à l’époque secrétaire d’État aux colonies britanniques, et de Thomas Edward Lawrence, le fameux Lawrence d’Arabie. Cette photo a été prise en 1921: la Première Guerre mondiale est finie; Français et Britanniques se partagent les provinces arabes de l’Empire ottoman, autre grand perdant de la guerre avec son allié allemand. Les grandes lignes du partage ont été décidées cinq ans auparavant par les accords secrets Sykes-Picot, mais la SDN (ancêtre de l’ONU) vient juste d’attribuer les mandats qui donnent aux deux puissances le pouvoir d’administrer la Mésopotamie, un immense territoire qui s’étend du Liban actuel au Koweït.

Et si Gertrude Bell est sur la photo, ce n’est pas juste pour faire joli –bien qu’elle soit une rousse assez flamboyante. Conseillère de Churchill, elle est l’une des plus fines connaisseuses de la région. Portrait de celle qui deviendra la «reine sans couronne» d’Irak, ce pays dont elle a dessiné les contours.

Une rebelle à l'ère victorienne

«Il y a du bon à partir au loin, ça vous arrête tout net et vous permet de faire l’inventaire de votre vie», explique Gertrude Bell dans l’un des seize volumes de son journal qui a rejoint les archives coloniales de la Grande-Bretagne. Une envie de voyage qui l’habite depuis sa jeunesse luxueuse –son père est la sixième fortune d’Angleterre grâce au grand-père, magnat de la métallurgie –bercée par les mondanités et les récits d’ailleurs distillés par les diplomates qui fréquentent la résidence familiale. L’intelligence précoce de Gertrude, née en 1868 dans une société victorienne en fin de règne, n’est pas toujours bien vue. À Oxford, elle a obtenu son diplôme en histoire moderne en deux ans au lieu de trois, mention très bien. Elle est la première femme à obtenir ce diplôme. Elle parle l’arabe littéraire, le farsi, le français et l’allemand, se débrouille en turc et en italien et se passionne pour le Moyen-Orient, où son père possède des mines. À 24 ans, son rêve de voyage est exaucé: en 1892, elle rejoint, son oncle, ambassadeur à Téhéran, pour y rencontrer un cousin éloigné et potentiel mari. Il ne lui plaira pas.

Elle lui préfère Henri, jeune diplomate, rencontré sur place, mais trop désargenté pour obtenir l’aval de son père, qui pourtant lui passe à peu près tout depuis la mort de sa mère quand Gertrude a 3 ans. Henri meurt d’un accident l’année qui suit leur rencontre. Elle passe alors le reste de la décennie à escalader les Alpes, dont le redouté Finsteraarhorn. À quelques mètres du sommet, elle rebrousse chemin à cause d’une tempête mais gagne le respect des alpinistes qui nomment une montagne en son honneur. Mais plus que les sommets alpins, c’est l’Orient qui la fascine: en 1900, elle part pour la première de ses six expéditions entre le Levant et l’Euphrate.

Un ou deux sucres?

À lire les multiples tomes de son journal ou les 1600 lettres envoyées à ses parents (son père a refait sa vie avec une romancière pour enfants que Gertrude aime beaucoup), on pourrait penser qu’elle a passé ses voyages à boire le thé. Mais c’est là un grand atout, qui lui permettra plus tard de devenir un agent de renseignement britannique: c’est une vraie diplomate dans l’âme. Elle va à la rencontre des chefs de guerre avec une immense courtoisie. Pour Mark Jackson, maître de conférences à l’université de Newcastle et responsable du fonds Bell, «Gertrude était une créature de l’Establishment mais savait mettre les hiérarchies existantes à son avantage. Elle pensait pouvoir changer le système de l’intérieur».

Quand elle rencontre le chef des Druzes en plein désert, elle consigne ainsi qu’elle le trouve «d’une politesse exquise». Une fausse candeur puisqu’en bon sujet britannique, elle leur propose à tous de devenir des alliés de l’Empire, qu’elle ne cesse de représenter. Elle a beau sillonner Damas, Alep, Jérusalem, Beyrouth… être parmi les premiers Occidentaux à découvrir le site de Pétra, se faire emprisonner à Tur Abdin (dans la Turquie actuelle), elle reste un modèle de femme victorienne. Escortée de six à huit hommes, elle ne se déplace pas sans ses robes d’apparat, un service en porcelaine, son nécessaire à correspondance et même une baignoire. Elle n’hésite pas non plus à afficher une arrogance très anglaise.

«Le tour de force de Gertrude, c’est de leur parler d’égal à égal, confirme David Rigoulet-Roze, spécialiste en géopolitique du Moyen-Orient et chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique. Quand elle rencontre le chef des redoutables Howeitat, Aouda Abou Tayi, lors d’une expédition de reconnaissance dans le désert d’Arabie, elle n’hésite pas à le toiser. Ce dernier est saisi par sa prestance.»

D’autant que Bell parle arabe comme un vrai Bédouin depuis qu’à Jérusalem, elle a pris des cours du soir avec une Syrienne. La khatoun («sultane»), comme on la surnomme, connaît bien les Kurdes, les Yézidis, les Druzes, les chiites et les sunnites. Et surtout, passionnée d’archéologie et d’ethnologie, elle note tout, photographie, documente ces régions que la majorité des Occidentaux voit comme un repaire de barbares. Ces talents précieux la font remarquer par l’administration anglaise, qui l’envoie en 1915 en Égypte. Avec un groupe d’archéologues de renom, elle rejoint l’Arab Bureau, agence du renseignement britannique. Leur mission? Réaliser des cartes de la région, tisser des liens avec les locaux. Et consolider l’influence britannique. C’est «l’ambiguïté de cette école orientaliste européenne, rappelle David Rigoulet-Roze. Ce sont d’authentiques amoureux de l’Orient et de la culture arabe, mais ils restent des Occidentaux pris dans les contradictions de la dynamique colonialiste».

Gertrude d'Arabie

De Gertrude Bell, on dira souvent qu’elle était la Lawrence d’Arabie au féminin. Pourtant, c’est grâce à elle que Thomas Edward Lawrence a pu avoir une telle notoriété. Elle le croise en 1910. Ils aiment tous les deux les garçons, ont vingt ans de différence –elle l’appelle «mon petit»– mais ils partagent une même fascination pour la mort et une grande connivence intellectuelle. Et si Lawrence ne lui consacre qu’une ligne dans Les Sept piliers de la sagesse –après tout, il était aussi célèbre pour sa misogynie–, c’est bien grâce aux notes et aux carnets de Gertrude qu’il a mené sur le terrain la grande révolte arabe contre l’Empire ottoman. Oubliez un instant le lyrisme du film et les yeux bleus de Peter O’Toole: les Britanniques ont beau avoir promis «une grande nation arabe» aux peuples insoumis (notamment aux Hachémites) en échange de leur aide contre l’ennemi ottoman, ils ambitionnent surtout de récupérer les puits de pétrole. Et c’est ce qui va motiver le partage de la Mésopotamie après les accords de Sykes-Picot de 1916.

En 1919, Bell est à Bagdad (prise par les Anglais deux ans plus tôt), mais l’Irak n’existe toujours pas. Elle se voit confier le projet de partition de la Mésopotamie, qui ne supporte plus l’occupation militaire britannique. Pendant dix mois, elle fignole un rapport en faveur des Arabes et d’un équilibre entre les principaux groupes ethniques –sunnites, chiites et Kurdes. En 1921, lors de la conférence du Caire, elle participe au dessin des frontières des nouveaux pays, dont l’Irak, qui seront sous mandat britannique. Bell use de son influence pour créer un pays à majorité chiite mais dirigé par un Hachémite sunnite: le roi Fayçal 1er, un ami de Lawrence, ancien roi de Syrie destitué par les Français. Dans son rapport, elle assure: «Je ne doute pas un instant que le pouvoir doive revenir aux sunnites, malgré leur infériorité numérique […] car sinon, vous aurez un État théocratique qui pourra être très dangereux.»

«Pour les Anglais, familiers de l’Iran où ils exploitaient le pétrole via l’Anglo-Persian Oil Company, les chiites sont perçus comme très religieux, voire trop, rappelle Rigoulet-Roze. Contrairement au sunnisme, le chiisme est régi par un clergé bien établi et très hiérarchisé. Ce sont des interlocuteurs complexes, difficiles à contrôler.»

Gertrude écrit à son père à la fin de l’année 1921 pour lui résumer la situation: «J’ai bien employé ma matinée au bureau à créer la frontière sud de l’Irak.»

Première des Irakiennes

Cette option sunnite va pourtant semer les germes du chaos de la région. Juste après l’intronisation de Fayçal, les Britanniques écrasent la rébellion chiite dans le sang. Bell gère l’administration civile aux côtés de Fayçal et fonde un musée national pour abriter les découvertes archéologiques et symboliser la naissance de l’identité irakienne. C’est là qu’est conservé encore aujourd’hui son buste, en hommage à celle qui s’est toujours considérée comme « la première des Irakiennes». C’est d’ailleurs à Bagdad qu’elle voudra mourir. En 1926, à 58 ans, elle est malade mais ne veut pas rentrer en Angleterre. Son frère est mort, le roi n’a plus besoin d’elle, on la découvre à côté d’une dose massive de barbituriques. Ses funérailles, militaires et grandioses, voient défiler le Tout-Bagdad, dont Fayçal 1er. Dans l’une de ses dernières lettres, elle faisait part de son plus grand regret sur la création de l’Irak: ne pas avoir inclus les Arabes dans le processus. Un ultime moment de clairvoyance: Saddam Hussein assoira en partie son règne sur la nostalgie de l’ancienne grandeur de la Mésopotamie, sa chute après l’intervention américaine de 2003 conduira à des élections qui mettent les chiites au pouvoir tandis que le groupe État islamique (à majorité sunnite) conteste aujourd’hui les frontières et réclame le rétablissement d’un «califat» dans la région.

«Pour Daech, les frontières entre les anciens mandats n’ont plus de valeur, confirme Rigoulet-Roze. Mais les abolir revient à poser la question d’un grand “Sunnistan”, à cheval sur les territoires de la Syrie où les sunnites sont majoritaires sans être au pouvoir, et de l’Irak où ils sont désormais minoritaires.»

Dans une de ses lettres à Gertrude, Lawrence, fidèle au colonialisme de l'époque, écrivait: 
«L’Irak est une belle construction, même si cela ne dure que quelques années, comme je le crains, et parfois l’espère. Un gouvernement, c’est un cadeau douteux à donner à des gens qui n’en ont jamais eu.» 

Gertrude Bell en 5 dates

14 juillet 1868
Naissance de Gertrude Bell en Angleterre
1900
Première de ses six grandes expéditions au Moyen-Orient
1915
Intègre l’Arab Bureau, une agence de renseignement britannique
1921
Conférence du Caire et partage de la Mésopotamie 
1926
Meurt à Bagdad d’une overdose de barbituriques

 

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