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Les vrais mensonges et demi-vérités d’Erdoğan et de ses ministres

En dénonçant l’iniquité de l’Europe à l'égard de la Turquie, le président turc nourrit les sentiments nationalistes et anti-occidentaux de sa base électorale à l’approche du référendum du 16 avril. Or la plupart de ces accusations ne résistent pas à la vérification. La preuve par cinq. 

Le président Recep Tayyip Erdogan, le 23 mars 2017 à Ankara | ADEM ALTAN / AFP
Le président Recep Tayyip Erdogan, le 23 mars 2017 à Ankara | ADEM ALTAN / AFP

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1.​​​L'Union européenne ne verse pas l’aide négociée dans le cadre de l’accord sur les réfugiés avec l’Etat turc

«L’UE n’a débloqué que 700 millions d’euros sur les 6 milliards promis à la Turquie» – Ömer Çelik, ministre des affaires européennes, février 2017

FAUX: Cet argument manipule les chiffres.

Le 18 mars 2016, l’Union européenne et la Turquie ont signé un accord sur les réfugiés. L’objectif européen: contrôler et réguler l’arrivée de migrants en provenance de Turquie. En échange de quoi l’Europe s’est engagée à financer l’aide aux réfugiés en Turquie. D’abord, en accélérant le versement de trois milliards d’euros déjà promis, et dans un second temps en débloquant trois milliards supplémentaires à l’épuisement des trois premiers d’ici à 2018.

Selon le dernier chiffrage européen, au 1er mars 2017, 2,2 milliards d’euros avaient été engagés, dont 1,5 par les contrats de quelques 39 projets humanitaires à destination des réfugiés en Turquie. Sur cette somme, 777 millions d’euros ont déjà été déboursés. Ömer Çelik joue donc sur les mots, sachant pertinemment, comme l’accord co-signé par la Turquie le prévoit, que l’aide européenne aux réfugiés est dépensée au fil des projets humanitaires, et non versée d’une traite au gouvernement turc.

2.L'UE n'a pas accordé la libéralisation des visas qu’elle a promise à la Turquie

«La libéralisation des visas est une condition sine qua non» (de l’accord sur les réfugiés signé en mars 2016) – Mevlüt Çavuşoğlu, ministre turc des affaires étrangères, mars 2017

FAUX: Pour la libéralisation des visas des citoyens turcs, les accords signés par la Turquie avec l’UE prévoient des conditions. L’Etat turc ne les remplit toujours pas.

Ankara a commencé à négocier une libéralisation des visas pour ses citoyens contre la réadmission de migrants de pays-tiers entre 2007 et 2011. Le 16 décembre 2013, un premier accord est signé. Il stipule qu’un délai de trois ans est envisagé pour la mise en place des réadmissions de ressortissants de pays-tiers sur le territoire turc, et qu’à partir de ce moment, il s’écoulera un maximum de six mois pour que l’UE accepte les courts voyages de citoyens turcs sans visas. Mais à une condition, que la Turquie suive une feuille de route et remplisse certains critères.

Or trois ans plus tard, la nouvelle donne provoquée par la crise des réfugiés entraîne l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016, qui conserve le même principe: «la libéralisation du régime des visas sera accélérée […] afin que les obligations en matière de visa pour les citoyens turcs soient levées au plus tard à la fin du mois de juin 2016, pour autant que tous les critères de référence soient respectés».

Fin 2016, sept critères n’étaient toujours pas respectés par la Turquie. Les principaux blocages portant sur l’instauration d’un passeport biométrique en Turquie, et l’assouplissement de la loi anti-terroriste turque. L’UE n’est donc pas tenue de libéraliser la circulation des ressortissants turcs.

3.Voilà plus d’un demi-siècle que l’UE ferme la porte à l’adhésion turque

«Cela fait cinquante-trois ans que nous sommes aux portes de l’Europe, L’UE est la seule responsable et coupable» – Recep Tayyip Erdoğan, Président de la république de Turquie, août 2016

FAUXL’Europe n’est pas la seule responsable de si longues négociations  car les problématiques internes à la Turquie ont joué un rôle important dans ces délais. D’ailleurs ce n’est qu’en 2004 que la république de Turquie a été formellement reconnue candidate.

La Turquie a été associée à la Communauté Economique Européenne dès 1963. Ankara demandait cette association depuis l’automne 1959, mais le coup d’État de mai 1960 entraîne le gel des discussions avec la CEE durant 2 ans. Puis dans les deux décennies qui suivront, le coup d’État de 1971, l’intervention militaire à Chypre en 1974 et enfin le coup d’Etat de 1980 mettent en panne le rapprochement entre la Turquie et la CEE. Ces coups de freins font que ce n’est qu’en 1987 que la République de Turquie dépose formellement, par la voix de son président, sa candidature à l’adhésion à la CEE. La commission européenne répond deux ans plus tard par un refus de lancer immédiatement les négociations en raison des tensions gréco-turques relatives à Chypre.

Le rapprochement reprend dans les années 1990 sur le plan économique, avec l’entrée en vigueur d’une union douanière au 1er janvier 1996. En décembre 1999, le conseil européen reconnaissant la légitimité de la candidature turque conclut que: «La Turquie est un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l'Union».

Enfin, dans le contexte post-11 septembre 2001 et suite aux efforts menés par l’Etat turc, sur la question chypriote notamment, le 3 octobre 2005 le conseil européen de Bruxelles ouvre les négociations d’adhésion avec la Turquie.

4.Depuis que les négociations sont ouvertes, la Turquie est exemplaire, l’UE en revanche bloque tout

«La Turquie a travaillé comme peu d’autres pays pour remplir toutes les conditions d’adhésion à l’UE. [Mais nous ne récoltons] que des menaces, des insultes et un blocage» – Mevlüt Çavuşoğlu, ministre turc des affaires étrangères, août 2016

FAUX: La Turquie aurait pu ouvrir certains chapitres à la négociation mais elle ne l’a pas fait, par crainte de perdre de la souveraineté ou/et des prébendes.

En 2004, lorsque le parlement européen donne son accord pour le début des négociations d’adhésion il précise qu’il s’agit d’un processus ouvert dont l’issue ne peut être garantie à l’avance. Depuis 2005, sur 35 chapitres de négociation (un chapitre étant un grand domaine politique dont les normes nationales doivent être adaptées aux standards du corpus législatif européen), 16 ont été ouverts (la dernière ouverture date de juin 2016 et porte sur les dispositions financières et budgétaires), et 1 seul clôturé.

Dès décembre 2006, la Turquie refuse d’ouvrir ses ports et aéroports à Chypre, huit chapitres sont alors gelés à la négociation par les ministres des affaires étrangères des États membres. Il s’agit de ceux sur la «Libre circulation des biens», les «Droit d’établissement et libre prestation de services», les «Services financiers», l'«Agriculture et développement rural», la «Pêche», la «Politique des transports», l'«Union douanière» et les «Relations extérieures». Ces chapitres n’ont jamais été dégelés. Côté français, le 25 juin 2007, Nicolas Sarkozy bloque l’ouverture de cinq chapitres («politique économique et monétaire» finalement ouvert en 2015, «politique agricole commune», «politique régionale», «dispositions institutionnelles», «dispositions financières»). En signe de bonne volonté avant son voyage en Turquie, François Hollande déloquera le chapitre relatif à la politique régionale en 2013.

Cela dit, trois chapitres de négociations concernant les marchés publics, la politique de la concurrence, la politique sociale et l’emploi, n’ont pas été gelés, et n’ont pourtant pas été suivis d’une ouverture. Le président Erdogan et le gouvernement turc ne l'ont pas souhaité car ils savent qu’adopter ces normes européennes c’est perdre de la souveraineté turque et se priver des moyens de financer leur système clientéliste. C'est aussi coûteux alors que l'issue final n'est pas assurée. 

Puis c’est la question des droits de l’Homme et du respect de l’État de droit qui commence à enrailler un peu plus le processus d’adhésion. La répression contre le mouvement social de juin 2013 entraîne les critiques du commissaire européen à l’élargissement Stefan Füle lors de la conférence turco-européenne qui se tient au même moment à Istanbul.

Le 24 novembre dernier, le parlement européen a demandé le gel du processus d’adhésion turc à l’UE. Il considère que les arrestations de plus de 40 000 personnes, l’incarcération de parlementaires d’opposition et de près de 150 journalistes, ainsi que les menaces de rétablissement de la peine de mort depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016, portent atteinte aux « valeurs démocratiques fondamentales de l’Union européenne ». Mais la commission européenne n’a pas suivi le parlement.

Bruxelles continue d’ailleurs à verser à la Turquie l’aide à l’élargissement soit, pour la période 2007 - 2020, plus de 10 milliards d’euros.

5.Des pays de l’Union européenne tolèrent sur leur territoire une organisation classée terroriste : le PKK.

«L'organisation terroriste PKK aussi mène une large campagne particulièrement en Europe» – Binali Yildirim, premier ministre, janvier 2017

VRAI et FAUX:  Tout dépend ce que veut dire le terme de "campagne". Par le biais d'associations satellites, le PKK (dont le conflit armé avec l’Etat turc a fait plus de 44 000 morts depuis 1984) organise régulièrement des manifestations mais ne commet pas d'attentats en Europe.  

Depuis 1993, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) est inscrit sur la liste des organisations que l’UE reconnaît comme terroristes. Le PKK est présent en Europe à travers un réseau d’associations, de centres culturels kurdes en particulier, qui ne se réclament pas officiellement du mouvement. Mais ils revendiquent la libération du chef historique du PKK,  Abdullah Öcalan (emprisonné en Turquie depuis 18 ans) et visent au moins à l’autonomie du Kurdistan de Turquie par l’application de la théorie du «confédéralisme démocratique» d’Öcalan.

L’activité des militants en exil se concentre autour la Kampanya : la levée de fonds pour financer l’organisation. C’est cette collecte, parfois décrite comme un racket, qui est le moins tolérée par les autorités des pays de l’UE, des militants du PKK sont arrêtés en France et à travers l’Europe dès les années 90, et régulièrement jusqu’à ces dernières années. Ils organisent en Europe des manifestations autorisées, où sont souvent brandis des drapeaux interdits du PKK, comme le 19 mars dernier à Francfort, ce qui provoque la colère d’Ankara.

Depuis 2013 dans le nord de la Syrie, les troupes du PKK et du PYD (le Parti de l’Union Démocratique, branche du PKK en Syrie) se battent contre l’OEI en collaboration avec des puissances occidentales. Ce qui est très mal perçu par l’Etat turc qui a vu le PKK se servir de son renforcement en Syrie pour tenter depuis 2015 de répliquer militairement en Turquie. Et plusieurs attentats y ont été revendiqués par Les faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), un groupe affecté à ce genre d'opérations sans être officiellement rattaché au PKK. 

L’embryon étatique créé dans le nord syrien par le PKK-PYD permet cependant aux Kurdes syriens d’établir des relations d’ordre diplomatique en Europe, avec l’ouverture d’un bureau à Paris, mais aussi en Suède en Allemagne et aux Pays-Bas. La mouvance kurde autonomiste du PKK s’est aussi liée à des partis politiques européens qui demandent son retrait de la liste des organisations terroristes.

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