Culture

Présidentielle 2017: comment ont-ils pu oublier de parler de la culture!

L'absence de la culture de la campagne électorale témoigne d'un véritable abandon politique. Il est urgent pourtant de s'interroger sous quelle forme ses enjeux essentiels devraient être au cœur du débat public. Paradoxalement, une polémique sur le rayonnement de la France venue des États-Unis pourrait y aider.

«Le Mépris» de Jean-Luc Godard
«Le Mépris» de Jean-Luc Godard

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C'était le grand absent du premier débat télévisé de la présidentielle ce lundi 20 mars. Non, on ne parle pas ici de Nicolas Dupont-Aignan, dont plusieurs candidats ont regretté que lui et les autres écartés ne bénéficient de la même exposition médiatique, mais de la culture. Pas une question, pas une remarque, le vide. À l'image de la tonalité des débats des derniers mois.

Il faudra à tout le moins rendre grâce à Emmanuel Macron d’avoir fait réapparaître dans la campagne présidentielle un thème qui en avait entièrement disparu, la culture. En affirmant lors d’un discours à Lyon le 5 févier qu’il n’y a pas «une culture française, mais une culture en France», il s’est attiré les attaques violentes du Front national et des Républicains.

Pas sûr que Macron soit lecteur de François Jullien, mais assurément ce dernier, avec son récent Il n’y a pas d’identité culturelle clarifiait les impasses et les mensonges de ce au nom de quoi la droite plus ou moins extrême s'est dressée sur ses ergots.

Ce qui a donné au candidat d’En Marche! l’occasion presque trop facile de rappeler combien, depuis toujours mais récemment plus que jamais, la créativité et le rayonnement artistique et intellectuel, donc aussi l’influence de la France bénéficient de constants apports étrangers, hommes et femmes, formes, rythmes et récits. Cela vaut pour les grands artistes d'origines étrangères, cela vaut aussi pour les innombrables apports qui ne sont pas nécessairement associés à des noms célèbres.

L'abandon des responsables politiques

Il est pourtant douteux que la culture devienne pour autant un sujet important des débats –c’est-à-dire que l’action publique dans ce domaine soit prise en considération. Chez les politiques à l’échelon national comme local, depuis Sarkozy (mais le quinquennat Hollande n’y aura pas changé grand chose), la culture n’apparait plus guère dans les discours des responsables que comme opportunité d’opérer des coupes budgétaires en rognant sur les investissements publics.

Ce phénomène est d’autant plus absurde que la politique culturelle est globalement un succès. Le pays compte plus de musées et de théâtres que jamais, Paris propose simultanément en ce moment même au moins huit expositions de niveau international, le nombre de librairies augmente, le cinéma français bat des records de production et de fréquentation, le secteur culturel dans son ensemble est, selon un récent rapport, un important bassin d’emploi (1,3 million), et contribue de manière significative à la richesse nationale (83,6 milliards d’euros).

Ce désintérêt méprisant fait assurément partie de la vulgarité d’une époque dominée par l’infotainment et la démagogie dont les grands médias, la culture du chiffre et la majeure partie d’Internet sont les promoteurs, tendances lourdes déclinées avec succès dans le champ politicien par les Trump, Marine Le Pen et consorts.

Interroger les effets du mot «culture»

Face à la puissance du phénomène, il peut toutefois être utile de s’interroger sur les effets du mot «culture» lui-même. Cette notion est très marquée historiquement, notamment en France, où elle a suivi une trajectoire ascendante et même glorieuse. Celle-ci part des mouvements d’éducation populaire nés dans les marges du syndicalisme, elle a connu notamment au moment du Front populaire puis dans l’immédiat après-guerre une expansion gigantesque en même temps qu’une inventivité et une diversité de formes admirables.

Comme domaine de l’action publique aux plus hauts échelons de l'État, elle est depuis près de soixante ans marquée par les figures majeures que sont André Malraux et Jack Lang, avec les leviers d'une «divinisation» de l'œuvre chez le premier, de médiatisation de l'artiste chez le seconds, qui auront été en leur temps des armes très utiles.

Mais c’est, de fait, une histoire qui appartient au XXe siècle. Et au nom même des enjeux, toujours aussi essentiels, qui ont motivé et orienté ces politiques, il est peut-être aussi temps de réinventer l’action publique, voire de la nommer autrement que du nom de «culture».

Une telle réinvention est un aspect particulier, mais majeur, de la réinvention de la politique, en particulier d’une politique de gauche, dont la nécessité ne cesse de se manifester au vu des événements actuels et du proche futur, ici et ailleurs.

Un article malhonnête qui suscite une utile réflexion

Un petit indice conjoncturel pour aider, peut-être, à recomposer autrement la question de l’articulation entre action publique et enjeux artistiques: l’agitation médiatique à propos d’un article publié dans le New Yorker par le critique Richard Brody, connu notamment pour sa biographie de Jean-Luc Godard, article intitulé A Documentary that Explains the Dearth of Innovative Young French Filmmakers. Dans les médias français, qui cofondent allègrement dearth (pénurie) et death (mort) c’est vite devenu: les Américains (sic) annoncent la mort du cinéma d’auteur français.

Au-delà de la réfutation des arguments faux ou abusifs de l’article et de la mise en évidence de son idéologie masquée, ce qu’a fort bien fait Jean-Marc Lalanne dans Les Inrocks, il vaut pourtant la peine de prêter attention à ce que dit Brody.

Prétendre que le pays où sont apparus Olivier Assayas, Claire Denis, Arnaud Desplechin, Bruno Dumont, Pascale Ferran, Bertrand Bonello, François Ozon, Abdelatif Kechiche, Xavier Beauvois, Philippe Faucon, Rabah Ameur-Zaïmèche, Christophe Honoré, Alain Guiraudie ou Mia Hansen-Løve est devenu stérile depuis trente ans est tout simplement une idiotie. Mais Brody dit (aussi) autre chose.

Le Concours de Claire Simon

Utilisant de manière perverse le beau documentaire de Claire Simon sur l’examen d’entrée à La Fémis, Le Concours , il croit pouvoir déceler dans la méthode de sélection (comme si elle était la méthode d’enseignement) pourquoi le cinéma français «n’a pas donné naissance à une figure historique qui aurait révolutionné le langage du cinéma». En clair: pas de nouveau Godard –non pas le véritable Jean-Luc Godard mais la figure totémique d’un art et d’une époque.

Que, comme beaucoup de cinéphiles américains, Richard Brody mythifie la Nouvelle Vague au point d’en faire une arme contre la vitalité du cinéma contemporain est un travers banal. Plus singulière et plus significative est son hypothèse que donner naissance à un nouveau Godard (ou Vigo, ou Renoir, ou Bresson, ou Garrel) serait la mission d’une école.

Un service public du sensible

C’est en effet confondre une mission de service publique dans le domaine artistique (une école d’art, celui du cinéma –qui est aussi un ensemble de techniques et une économie, merci on sait) avec les exigences du star-system et de la peopolisation.

Adieu au langage de Jean-Luc Godard

Les écoles n’ont jamais eu pour vocation de fabriquer des génies. Mais dans le système de références huppé du New Yorker, Brody ne demande pas autre chose que ce que réclament par exemple les maires qui se plaignent auprès d’organisateurs de festivals travaillant en profondeur la relations entre les publics et un cinéma exigeant qu’ils ne fassent pas venir de vedettes.

La pensée de Brody est une pensée blingbling sophistiquée, mais blingbling. Exactement ce contre quoi il faut, sans s’enfermer dans les routines, inventer les formes nouvelles d’un service public du sensible.

Un service public où les écoles, les autres institutions dépendant de la puissance publique, les initiatives privées et les associations ont toute leur place. Un service public dont l'objectif ou le critère d'évaluation n'est pas la fabrication de star, ni le marché, mais la construction patiente, souvent peu visible, des rencontres entre les œuvres et les citoyens de tous âges, la découverte des ressources du partage des émotions et la capacité à accueillir ce qui est différent. Y compris dans des écoles professionnelles où sont évidemment aussi transmis des savoirs-faire.

Les feux de la rampe médiatique, la consécration des grands artistes, les flux financiers qui éventuellement accompagnent, parfois facilitent et souvent pervertissent ces processus, en sont des adjuvants dont il faut essayer de faire des renforts. Ile n'en sont pas la mesure.

Le philosophe, juriste et pédagogue américain John Dewey disait que «tant que l'art sera le salon de beauté de la civilisation, ni l'art ni la civilisation ne seront en sûreté». Le danger est sans doute plus élevé que jamais depuis 70 ans.

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