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Crise de la Ve République: voici comment finissent les régimes politiques

La campagne présidentielle actuelle, inédite par son imprévisibilité, est marquée par le déclin des deux grandes familles politiques ayant dirigé le pays depuis 1958. D’autres exemples récents de démocraties renseignent sur la fin des régimes politiques.

JOEL SAGET / AFP
JOEL SAGET / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

La Ve République est entrée dans une phase convulsionnaire. Les vicissitudes de la campagne présidentielle ne sont qu’un des symptômes les plus spectaculaires d’une crise qui n’a cessé de croître au fil des ans. Déclin de la confiance dans les institutions, défiance envers les partis politiques, pessimisme endémique, Front national accaparant un quart des suffrages... Toutes ces manifestations sont le reflet du déclin des identités politiques post-1945 et des familles politiques ayant porté la Ve République. La brouille entre gouvernants et gouvernés est totale et les questionnements sur la sélection du personnel politique sont nombreux et publics.

L’hypothèse d’un second tour dont seraient exclus les deux grands partis de gouvernements de la Ve République est crédible. Elle traduit l’épuisement du système partisan qui a été le nôtre plusieurs décennies durant. Il existe d’autres cas dans le monde de régimes politiques démocratiques ayant été emportés en quelques mois… Des partis politiques disparaissent et d’autres apparaissent, le personnel politique change sous l’effet du discrédit des précédents et de l’adoption de nouvelles règles démocratiques. Brève rétrospective de quelques chutes de régimes.

1.La fin à grand spectacle de la Ire République italienne, plombée par les affaires

L’Italie du début des années 1990 est un cas emblématique des crises de régime dans une démocratie. Spectaculaire s’il en est, la chute de la Ire République italienne évoque surtout une gigantesque opération anticorruption de la justice italienne. En quelques mois, ce régime né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la chute du fascisme, était emporté par une série de scandales politico-financiers. Incarcérations d’hommes politiques, scandales à répétitions, assassinat d’un juge en la personne de Giovanni Falcone, exil pour échapper à la justice d’un ancien chef du gouvernement socialiste, Bettino Craxi, le début des années 1990 en Italie a été marqué par la très spectaculaire fin de l’ordre démocratique et sa substitution par un autre.

Depuis 1946, les élections italiennes se déroulaient à la proportionnelle. À partir des élections générales de 1953, l’hémicycle du Parlement adopte une géographie qui ne changera guère au fil des décennies. Siégeaient au Parlement un grand nombre de parti couvrant un éventail allant du Parti communiste italien à l’extrême droite néofasciste ou monarchiste. La Démocratie Chrétienne italienne –la «baleine blanche»–  dominait la vie politique et l’un de ses membres, Giulio Andreotti, dirigea sept fois le gouvernement italien. Le PSI, après sa rupture avec le PCI, chercha constamment à acquérir la centralité lui permettant d’envoyer un jour un des siens au Palais Chighi. De petits partis centristes, aux idéologies diverses, jouèrent le rôle d’efficaces forces d’appoint de constitution des successives et répétitives coalitions gouvernementales.

Au cours de l’année 1992, un hiérarque du PSI est arrêté dans le cadre d’une affaire de corruption. Présenté par Craxi comme le mouton noir de la famille socialiste, le prévenu s’avère plus bavard que prévu et n’être pourtant qu’un des innombrables maillons d’un système de corruption profitant aux partis de gouvernement et à nombre de leurs chefs. Ce système prend vite le nom de «tangentopoli» et est l’objet de l’opération «mains propres», «mani pulite» lancée à l’origine depuis Milan. Le juge Antonio Di Pietro qui a lancé les investigations relatives aux opérations de corruption du PS milanais devient la bête noire des hommes politiques italiens avant d’entrer lui-même en politique, en exact négatif de Silvio Berlusconi.

Forza Italia

Les conséquences électorales des scandales surviennent vite. Augmentation de l’abstention, effritement des partis de gouvernements, plongée sous les 30% de la DC… Dès 1992, la Lega Nord (qui a déjà siphonné l’électorat populaire du PSI et de la DC) opère des percées électorales au détriment des autres partis. Aux élections municipales de Naples et Rome de la fin 1993, c’est le MSI encore néofasciste et l’ex-PCI qui sont qualifiés pour s’affronter au second tour de scrutin soulignant la fin du système partisan en place. Silvio Berlusconi appelle alors à voter MSI, lui ouvrant la voie de la normalisation et, bientôt, du pouvoir.

C’est en effet Berlusconi, jadis protégé de Craxi, homme d’affaire milanais, qui «descend dans l’arène». Il crée un nouveau parti, d’inspiration libérale, Forza Italia. Il désigne très vite les juges comme des adversaires ayant pactisé avec les communistes. Forza Italia recycle d’anciens cadres du PSI et puise dans les entreprises de Silvio Berlusconi (Mediaset, Fininvest) un encadrement de substitution au personnel politique traditionnel, largement discrédité. L’ex-PCI, épargné par les scandales de corruption, le MSI et la Lega Nord fournissent vite un nouveau personnel politique. Les antiques partis de gouvernement, dont la DC et le PSI, disparaissent de la vie politique italienne.

Les élections de 1994 se déroulent au scrutin majoritaire et non plus à la proportionnelle. Silvio Berlusconi, allié à la Lega Nord et au MSI, l’emporte. C’est la naissance de la «Seconde» République italienne, dont le personnel est en partie renouvelé. De nouveau en crise de régime, marquée par une exacte tripartition entre centre-gauche, droite (dominée par la Lega) et populistes de Beppe Grillo, l’Italie s’interroge sur le fait de savoir si le passage à la Seconde République en 1994 n’était pas surtout destiné à faire en sorte que tout change pour que rien ne change….

2.Répression, putsch, élections: la fin de la IVe République vénézuelienne

Le Venezuela n’a pas toujours été une «République bolivarienne» mais a été souvent présenté, après 1958, comme un modèle de démocratie pour l’Amérique latine. Il a connu quatre constitutions républicaines avant l’avènement de la Constitution bolivarienne. Auparavant, de 1958 à 1998, le Venezuela vécut sa IVe République qui succède à la dictature de Perez Jimenez. À partir de 1958, la démocratie est restaurée et trois partis se partagent le pouvoir. COPEI, d’inspiration démocrate-chrétienne, Accion Democratica, dont l’inspiration se veut social-démocrate, et l’URD, plutôt dans la tradition du radicalisme sud-américain. Ces partis s’entendent, à Punto Fijo, pour exclure le Parti Communiste vénézuelien (PCV) du jeu démocratique et pour maintenir loin du pouvoir les forces de gauche. S’installe ensuite un bipartisme quasi exclusif entre AD et COPEI, qualifiés de «puntofijistes».

Le Venezuela est depuis toujours une société très inégalitaire. Au cours de ces décennies, une partie du pays participe effectivement aux scrutins et à la vie politique, tandis qu’une masse importante des vénézueliens, les plus pauvres, descendants d’esclaves et «zambos», sont exclus de la vie politique. Cette dualité de la société vénézuélienne est aussi caractérisée par la distribution très inégalitaire de la rente pétrolière. L’entreprise pétrolière PDVSA est un état dans l’État. Grande pourvoyeuse en emplois de complaisance, principale mamelle du pays, PDVSA deviendra par la suite le symbole des réformes économiques de Chavez et le terrain de lutte avec son opposition.

Contestation démocratique

En 1989, les réformes structurelles décidées par le «social-démocrate» Carlos Andres Pérez conduisent le pays à un chaos de plusieurs jours. Emeutes, pillages de magasins, sanglante répression faisant plus de 3.000 morts, le Caracazo est le début de la fin de la IVe République. En février 1992, quelques officiers, emmenés par Hugo Chavez, tentent de déposer le Président et les gouvernants. «Pour l’heure», c’est un échec reconnaît très vite Chavez, qui part en prison mais acquiert une immense popularité dans le pays. En décembre 1993, c’est Rafael Caldera, ancien Président, qui présente sa candidature contre les grands partis de la IVe République.

Parmi ses promesses figure la libération de Chavez. Caldera rallie à sa candidature un important contingent de responsables de gauche, dont d’anciens guérilleros. Pourtant, très vite le candidat «antisystème» fait le choix d’appliquer de solides recettes néolibérales au Venezuela. Son impopularité grandit. Chavez, sorti de prison, se lance en politique et l’emporte aux élections de 1998 avec plus de 56%. Caldera avait précipité la fin des partis traditionnels, Chavez avança avec un projet de contestation démocratique doté d’un volet économique d’une rare prudence.

Pendant cette décennie de crise, causes économiques, structure inégalitaire d’un pays encore très marqué par le racisme, discrédit des grands partis et étroitesse de la base sociale les soutenant, faiblesse ancienne de l’Etat, colonisé par les clientèles successives des partis au pouvoir et souvenir de la répression de 1989 forment le cocktail explosif aboutissant à la chute du régime de 1958. Il faudra toute l’astuce d’un homme, militaire de gauche, troquant le putschisme pour l’art des campagnes électorales, Hugo Chavez pour installer un nouveau régime en 1998. Reste à savoir si la République bolivarienne vivra au-delà de deux décennies. Hypothèse désormais incertaine compte tenu de l’extrême polarisation du pays.

3.Précarité financière et instabilité politique, le cas de l'Équateur

L'exemple équatorien est intéressant. Le changement de régime politique a été la conséquence de l’élection, en 2006, de Rafael Correa à la présidence de la République. Aboutissement d’une longue crise politique aux ressorts liés à la précarité financière de l’Equateur, l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa mettait un terme à une série de présidences instables et rapidement frappées par une impopularité aussi grande que les espoirs placés en elles.

Durement frappé par des secousses financières en 1998, économie fut «dollarisée» et une inflation galopante se répandit. Surtout, le système politique perdit en crédit. Les politiques menées semblaient immuables malgré les changements au pouvoir. Les élites politiques équatoriennes perdaient un peu plus de crédibilité chaque année. Avant l’élection de Rafael Correa, Lucio Gutierrez incarna l’espoir des mouvements populaires du pays. Élu à la présidence de la République, ce contestataire en campagne pratiqua, au pouvoir, une politique économique de stricte obédience néolibérale. Accusé de faire la politique du FMI, il fut vite chassé du pouvoir.

Le régime semblait incapable de susciter le consentement d’un peuple en proie aux difficultés sociales et conscient de l’impasse dans laquelle se trouvaient les élites au pouvoir. Rafael Correa qui fixa comme priorité d’écrire un nouvelle constitution pour le pays. À ses yeux, la première étape de sa politique devait consister en la création de rapports nouveaux entre gouvernants et gouvernés. Son parti s’abstint de présenter des candidats à l’élection au Parlement du régime en place. Le parti de Correa ne présenta de candidats qu’une fois la nouvelle constitution ratifiée.

4.En France, avant la Ve, la fin précipitée de la IVe République 

La IVe République est exemplaire des fins de régime démocratique. La décolonisation eut raison de la Constitution de 1946. Ne parvenant, comme le dit André Malraux, «ni à faire la guerre, ni à faire la paix» en Algérie, subissant jets de tomates et couvrant la torture, le régime de la IVe République fut emporté de façon semi-démocratique par un coup de force à Alger suivi d’une orchestration milimétrée du retour du Général de Gaulle qui passait jusqu’à ce mois de mai une assez morne retraite.

La nouvelle constitution adoptée quelques mois plus tard (par référendum mais sans assemblée constituante) «rationnalisa» le parlementarisme et consacra un personnel politique nouveau très lié à l’appareil d’État. Le système de clivages et le système partisan changèrent. Il fallut l’adoption du quinquennat, l’inversion du calendrier électoral présidentielle/législatives et la crise de 2008 pour faire entrer la Ve République dans une crise rampante dont la campagne présidentielle marque néanmoins l’accélération.

5.La crise économique de 2008 et les pays d’Europe

On pourrait évoquer d’autres cas, comme celui de l’Islande où la crise financière de 2008 provoqua un important mouvement de contestation qui contribua au changement de constitution du pays. Les choix faits, les gouvernants islandais (sauvetage des banques) et la dégradation de la situation sociale d’un pays jusqu’alors prospère, amenèrent un nombre croissant d’Islandais à critiquer sévèrement le fonctionnement de leur démocratie. Plus globalement, la crise de 2008 a eu des répercussions sur toute la décennie.

C’est particulièrement vrai dans les pays membres de l’Union européenne, surtout s’ils sont au sud de l’Europe. Les politiques monétaire et budgétaire étant décidées au niveau européen, leur légitimation dans le cadre des États membres étaient difficile. La désignation de gouvernements techniques dans plusieurs pays (Italie, Grèce), l’adoption de règles budgétaires nouvelles par réforme constitutionnelle «express» en Espagne (par les deux grands partis, sans l’accord des petits partis) bouleversèrent les ordres démocratiques en place.

À des degrés divers, nombre de pays européens sont passés de la crise financière à la crise de régime. Le régime politique de l’Union européenne lui-même est atteint, comme le délai imposé par la Wallonie à la conclusion du CETA, négocié par la Commission, l’a montré. L’Europe entre donc dans une période où la légitimité des décisions des gouvernants est plus fragile en attendant… de changer de régime?

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