France

«Trump a été élu, donc Le Pen peut l’être»: mais non, ça n’a rien à voir!

Si les Américains ont pu confier leur destin à Donald Trump, alors les Français pourraient opter pour Marine Le Pen. Depuis novembre, vous avez déjà entendu tel expert ou tel collègue dérouler cette analyse. Ce présumé bon sens oublie que les pratiques électorales, les institutions et les programmes des candidats populistes aux Etats-Unis et en France n’ont à peu près rien à voir.

Donald Trump lors d'un meeting à Eaux Claires (Wisconsin), le 1er novembre 2016, et Marine Le Pen lors d'un meeting à Mirande, le 9 mars 2017. CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP et PASCAL PAVANI / AFP.
Donald Trump lors d'un meeting à Eaux Claires (Wisconsin), le 1er novembre 2016, et Marine Le Pen lors d'un meeting à Mirande, le 9 mars 2017. CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP et PASCAL PAVANI / AFP.

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«Continuons nos enfantillages irresponsables et ça sera Marine Le Pen.» Ces propos tenus au lendemain de l’élection de Donald Trump par le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis ne sont pas isolés. «Si c’est possible là-bas, c’est possible ici.» Ce raccourci sommaire plein de bon sens influence en filigrane la campagne présidentielle française, marquée par des sondages d’opinion qui continuent de placer la candidate du Front national à des hauteurs jamais vues au premier tour, et parfois aux alentours des 45% au second. Mieux placée que jamais, mais donnée perdante. Comme Trump, on vous dit.

Tirer des leçons de l’élection américaine pour deviser sur la présidentielle française est pourtant un jeu hasardeux. Donald Trump et Marine Le Pen ne correspondent pas à la même offre politique. La Constitution de 1776 et la Ve République proposent deux modes d'accession au pouvoir incomparables. Paris et Washington ne sont pas les «jumeaux terribles» que décrivait Dominique de Villepin en novembre. Les modes de scrutins brouillent la comparaison des scénarios.

Bien sûr, il n’est pas question de prétendre que Marine Le Pen ne peut pas être élue présidente en mai 2017. Mais se poser la question n’a pas grand sens à six semaines du premier tour: le Brexit et l’élection de Donald Trump, survenus contre toute attente, disqualifient l’exercice de la boule de cristal. Le slogan «L’extrême-droite est aux portes du pouvoir» fait florès dans les débats et atténue déjà l'idée que l'élection de Marine Le Pen soit une surprise extraordinaire. En parlant simplement au présent, il y a déjà trop de différences. Voici au moins trois éléments lourds qui disqualifient la posture «Si Trump l’a fait, Marine aussi…».

Les institutions, ou l’importance du fait majoritaire en France

En France, l’élection présidentielle attire généralement aux urnes 75% à 80% des électeurs inscrits. Ce n’est pas du tout le cas aux Etats-Unis. Sans battre de record, l’abstention a été très forte en 2016, à environ 55% des électeurs en âge de voter. Donald Trump a donc été élu par 28% de la population en âge de voter, devenant ainsi le dix-neuvième «président minoritaire» de l'histoire des États-Unis, c’est-à-dire un président élu sans avoir réuni plus de 50% des suffrages. «Donald Trump peut aussi être qualifié de président non démocratique car il a été battu par son adversaire aux suffrages populaires, rappelle Arnaud Coutant, maître de conférences en droit public à l’université de Reims Champagne-Ardenne et auteur de Histoire constitutionnelle des Etats-Unis. Il n’y a que quatre autres exemples dans l’histoire américaine, dont récemment l’élection de George W. Bush en 2000.» Hillary Clinton a recueilli 2,8 millions de votes de plus que son adversaire, mais elle a gagné moins d’États, dont certains perdus de peu. Donald Trump a donc été élu (confortablement, avec 304 voix contre 227) par le collège électoral des grands électeurs, dont la répartition ne donne pas le même poids à tous Etats.

Ce mode de scrutin influence aussi la campagne, dans les deux cas. Aux États-Unis, les déplacements des candidats, leurs thématiques, leurs cibles, sont indexées sur la liste des Etats présumés acquis ou présumés gagnables, à travers un travail de ciblage devenu millimétré avec l’explosion de la data. Déplacer quelques milliers de voix dans tel Etats sous-peuplé a la même importance stratégique que la création d'une dynamique nationale en France.

Face au suffrage universel direct et à la règle de la majorité absolue des suffrages exprimés, Marine Le Pen ne bénéficiera pas d’une telle configuration. Un tel «opportunisme» politique est tout simplement inimaginable en France. Le fait majoritaire, pilier de l’élection présidentielle française, voulu par le général de Gaulle en 1962 dans une logique plébiscitaire, impose au futur chef de l’Etat d’être absolument majoritaire dans les urnes. Le scrutin à deux tours a été conçu pour légitimer le président, ou la présidente, comme voulu par la majorité du peuple: en 2012, François Hollande a par exemple été élu en recueillant 51,64% des voix, soit 39,08 % des inscrits, et 1,14 million de voix de plus que Nicolas Sarkozy.

Le paysage politique, ou le strict bipartisme et les primaires américaines

Aux États-Unis, sortir vainqueur de la primaire démocrate ou républicaine revient à avoir une chance sur deux de devenir président. Ainsi en va-t-il du bipartisme triomphant. Donald Trump n’a eu qu’une seule adversaire: Hillary Clinton.

Marine Le Pen doit se faire une place dans un paysage plus complexe. Le second tour de l’élection présidentielle française est le plus souvent bipolaire, entre deux candidats issus des familles de la droite modérée et de la gauche modérée.  Mais ce schéma n’est pas systématique, comme l’ont montré les duels droite-droite en 1969, gauche-centre en 1974 ou droite-extrême-droite en 2002. L’offre politique de 2017, plus brouillée que jamais, rend caduque toute certitude sur l’issue du premier tour. La percée d’un candidat «ni droite ni gauche», Emmanuel Macron, potentiellement présent au deuxième tour, serait unique dans l’histoire de la Ve République si elle se confirmait.

Qu’un homme d’affaire grossier et éruptif puisse se glisser subitement dans la peau d’un présidentiable peut surprendre vu d’Europe, mais c’est une option que le système politique américain laisse largement ouverte de par sa propre nature. L’histoire américaine a déjà montré que des outsiders, ou des quasi-inconnus, pouvaient se hisser en première ligne à la faveur d’une primaire réussie. C’est le jeu d’un pays géant où le poste suprême se dispute entre des politiciens locaux qui décident, à un moment-clef de leur évolution, de «monter à Washington» (au Sénat ou à la Chambre) puis de viser la Maison-Blanche. Ce fut par exemple le cas de Jimmy Carter en 1976, élu président alors qu’il s’était lancé dans les primaires démocrates avec une notoriété presque nulle. Avant janvier 2007, seuls les électeurs de l’Illinois et les politologues de DC savaient qui était Barack Obama, élu en novembre 2008.

«En France, on a dit qu’on copiait le modèle américain des primaires, s’amuse Arnaud Coutant. Mais si c’était le cas, il y aurait un candidat unique qui représenterait tout le spectre de la gauche, face à un autre candidat qui couvrirait toutes les sensibilités de droite, du centre droit à l’extrême droite.» Il reste difficile à ce stade d’imaginer Marine Le Pen en maîtresse de la synthèse, suivie en bloc, même sans enthousiasme, par les partisans de François Fillon et de Nicolas Sarkozy.

Si, comme les sondages le prévoient, Marine Le Pen se qualifie pour le second tour de la présidentielle, ses adversaires disposeront encore de l'arme du «front républicain». Celui-ci avait joué à plein régime lors de la confrontation entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen en 2002: la hausse de participation de plus de 8 points entre le premier et le second tour, s’était opérée contre le candidat du Front national, permettant à Jacques Chirac d’être élu à plus de 82% des suffrages exprimés. Les écarts annoncés aujourd’hui en défaveur de Marine LePen (autour de vingt points en cas de duel face à Emmanuel Macron) sont moins importants mais restent substantiels. Les consultations pré-électorales continuent de renvoyer l’image d’un bloc républicain prêt à s’unir sur l’essentiel, quel que soit l’adversaire de MLP.

L'offre politique: la rupture Le Pen contre la continuité Trump

Vu d’Europe, Trump est un objet politique non identifié profondément inquiétant. Une partie de la population américaine s’est elle aussi mobilisée contre lui, une fois les résultats proclamés. Mais ses outrances sexistes et discriminatoires masquent une réalité politique plus banale: le programme du 45e président des Etats-Unis n’est pas en rupture avec la politique promue et appliquée depuis un quart de siècle par son camp.

«Trump s’inscrit dans une perspective qui existait déjà avant lui, constate Arnaud Constant, on n’est pas dans une “révolution Trump”. Il n’y a qu’à regarder ses premières décisions. A part le décret “anti-musulmans”, la série de décrets qu’il a signés dès son entrée en fonction correspond totalement à l’approche des Républicains depuis les années 1990. Par exemple, quand il revient sur l'“Obamacare”, il replace la santé dans le giron des Etats et de non de l’Etat fédéral. On est dans quelque chose d’assez logique.»

Les Américains sont déjà familiers, par exemple, du protectionnisme prôné par Donald Trump. Richard Nixon, dans les années 1970, et Ronald Reagan, pendant la décennie suivante, ont mis en place des barrières douanières pour favoriser l’économie américaine. Le libre-échange s’est imposé dans la doctrine républicaine seulement après. Concernant le mur frontalier avec le Mexique, autre marqueur fort de sa campagne, il constitue une proposition spectaculaire mais pas totalement neuve, plutôt une surenchère. la militarisation de la frontière se développe depuis les années 1970. Quant à la signature du décret interdisant de financer les ONG étrangères soutenant l’avortement, c’est presque une tradition républicaine autour duquel un ping-pong législatif s’est installé avec les démocrates. Ronald Reagan l’avait installé en 1984, Bill Clinton l’avait supprimé, George W. Bush l’avait rétabli, avant son annulation sous Barack Obama.

Marine Le Pen propose aux Français une rupture bien plus déstabilisante. La fille de Jean-Marie entend sortir de l’Union européenne, revenir au franc, quitter le commandement militaire de l'Otan, supprimer les régions ou abolir le droit du sol. Ces mesures correspondent soit à une rupture du pacte républicain, soit à un changement radical d’orientation sur des sujets où la droite et la gauche ont agi avec continuité depuis quarante ans.

En terme d’image, les deux chefs de file populistes suivent eux aussi des stratégies diamétralement opposées. L’homme d’affaire devenu président multiplie les phrases chocs et les réactions intempestives qui le rapprochent plutôt de Jean-Marie Le Pen, agitateur hors système entre sa première candidature en 1974 et sa dernière en 2007. Marine Le Pen tente de se tailler une stature présidentielle en adoucissant ses postures. Les frasques de son père et celles de son entourage sont à ses yeux un passif de nature à l’éloigner de la conquête du pouvoir. Aux États-Unis, plusieurs éditorialistes ont écrit ces derniers mois que Donald Trump souhaitait conquérir le pouvoir sans véritablement vouloir l’exercer. Cela lui ferait un point commun avec Jean-Marie Le Pen, effrayé par l'ampleur de sa propre percée en 2002, mais une dernière différence avec Marine Le Pen. Une différence majuscule.

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