France

Affaire Baupin: et si on faisait disparaître la prescription?

Les plaintes contre Denis Baupin ont été déboutées par le Tribunal de Grande Instance de Paris car les faits qui lui étaient imputés sont prescrits. Cela pose à nouveau la question de la prescription des actes de violence sexuelle.

La photo qui a déclenché le scandale (Baupin, deuxième à partir de la gauche) AFP/LAURENT FRIQUET
La photo qui a déclenché le scandale (Baupin, deuxième à partir de la gauche) AFP/LAURENT FRIQUET

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Le jour où Denis Baupin décida de poser devant la caméra, les lèvres rouges écarlates afin de dénoncer les violences sexuelles, savait-il qu'il enclenchait là les rouages qui allaient le conduire à sa possible perte? Tartuffe dénonçait publiquement les mœurs de ses congénères sans véritablement suivre ses prescriptions; le député alors Europe-Écologie Les Verts a semblé jouer ce jour-là, aux yeux de certaines, une mauvaise adaptation de la pièce de Molière.

Et c’est en réaction à ce décalage entre les paroles et les actes que plusieurs femmes, principalement issues d’EELV dont Baupin fut un temps le vice-président, se sont levées contre les agissements de ce responsable politique. Mediapart et France Inter publiaient ainsi leurs témoignages le 9 mai 2016, et le lendemain était ouverte une enquête par le Parquet du TGI de Paris. Au total, quatorze femmes dénoncèrent harcèlements voire agressions sexuelles de la part de Denis Baupin –dont quatre portèrent plainte ; l’accusé a, quant à lui, maintenu coûte que coûte son innocence.

Le verdict de l’enquête, prévisible, n'a convenu à aucune des parties. La justice, aux questions des victimes, répondit que les affaires remontaient à plus de trois ans, que le délais de prescription était dépassé, et basta. Et Denis Baupin de clamer haut et fort que cette décision prouvait son innocence, déclenchant l’ire de la twittosphère et les réactions outrées de nombreuses autres personnes. «Non, Denis Baupin, le parquet n'a pas prouvé votre innocence», titrait ainsi Libération l’un de ses articles. Résultat: Baupin déclare vouloir porter lui-même plainte pour diffamation contre ses accusatrices, la veille de la journée internationale des droits des femmes...

Une prescription injuste

Basta? Pas si sûr, car les conclusions du Parquet disent quand même:

«Il apparaît que les faits dénoncés, aux termes de déclarations mesurées, constantes et corroborées par des témoignages, sont pour certains d'entre eux susceptibles d'être qualifiés pénalement. Ils sont cependant prescrits. Cette procédure fait donc l'objet, ce jour, d'un classement sans suite pour prescription.».

En réalité, elles ne prouvent ni la culpabilité ni l’innocence de l’accusé, mais avalisent en revanche la crédibilité des accusations. Cet exemple de prescription –inacceptable tant aux yeux des plaignantes que de l’accusé, qui a parlé «d’entraves au rétablissement de la vérité»– relance la question épineuse de la prescriptibilité des délits et des crimes sexuels. Ce n’est pas la première fois que des accusations d’agression sexuelle ont dû être abandonnées pour cette raison. Caroline de Haas rappelait ainsi en 2016, au moment des révélations sur Denis Baupin, que «dans l'affaire qui opposait Dominique Strauss-Kahn à Tristane Banon, le tribunal a reconnu des faits relevant de l'agression sexuelle sans pour autant les juger, à cause des délais de prescription. Dans ce genre de situation on peut aussi rester élu malgré tout».

L’affaire Baupin avait poussé les parlementaires à adopter en mars et à l’unanimité une proposition de loi du député PRG Alain Tourret faisant passer de trois à six ans la prescription générale pour les délits, et de dix à vingt pour les crimes. Mais ce n’est pas suffisant, selon Muriel Salmona, psychiatre fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie:

«Le harcèlement sexuel a un impact psychotraumatique grave: c’est bien la stratégie de l’agresseur, ce qu’il fait, sa volonté de destruction qui vont impacter la victime. Qui dit harcèlement dit répétition, avec très rarement une protection. Du fait de cette répétition, il arrive même que cette violence ait un impact plus grave qu’une agression. Nous sommes passés à six ans de prescriptibilité, c’est mieux mais cela demeure insuffisant. Il faudrait à terme une imprescriptibilité des délits sexuels aggravés».

Trauma

Par ailleurs, les violences sexuelles prennent souvent beaucoup de temps avant d'être portées en justice... Quand elles le sont. Seuls 10% des victimes de viol ont le courage d’aller porter plainte, avec un pourcentage encore plus infime de condamnation: 1% de ces crimes en font l’objet. Or, selon les statistiques, 20% des femmes on subi des agressions sexuelles au cours de leur vie. De nombreux paramètres entrent en jeu dans la décision d’une victime d’aller en justice, et parmi ceux-ci le traumatisme lui-même est un facteur dissuasif:

«Il y a de nombreuses raisons qui expliquent tant ce délais entre le crime et la plainte que le non-dépôt de plainte. Cela paraît entre autre tellement fou qu’il faut un temps de réalisation, qui peut être assez long, pour identifier, mettre des mots sur le fait que c’est bel et bien une agression sexuelle ou un viol. Et si l’on reste en plus en contact –ce qui a été le cas de Denis Baupin– avec l’agresseur il y a des mécanismes psychotraumatiques qui font qu’on est anesthésié, déconnecté, on perd la capacité de ressentir et cela peut durer longtemps.» (Muriel Salmona)

Aurore Van Opstal, victimologue et militante féministe qui a été elle-même victime de violences sexuelles, témoigne:

«Les femmes ne portent pas plainte car elles se sentent honteuses et sales. C’est le monde à l’envers: la honte devrait changer de camp. Ajoutez à cela, la peur de ne pas être crue et remise en cause par des stéréotypes de la culture du viol du genre: “Elle l’a bien cherché, elle avait trop bu, elle était habillée de manière provocante, etc.” Par ailleurs, des phénomènes d'amnésie –l'absence de réponse émotionnelle de l'amygdale et le manque d'analyse de l'hippocampe dans le cerveau– explique également que les femmes ne portent pas plainte.»

L’amnésie traumatique est effectivement l’un des moyens de sauvegarde du cerveau en cas de dissociation trop extrême: lorsque le traumatisme est trop grave, le cerveau déconnecte le circuit de la mémoire et n’intègre plus les données, les histoires, les souvenirs, qui reviennent de temps à autre par bribes. Les victimes peuvent ainsi littéralement ne plus se souvenir de leur viol pendant des années, jusqu’au jour où tout remonte à la surface, provoquant des douleurs encore plus atroces... Des douleurs pouvant les conduire à la folie voire au suicide.

Occultation

Il faut dès lors rappeler un fait peu connu, affirme Muriel Salmona: un viol peut provoquer une sorte d'anesthésie chez sa victime, qui apparaît ainsi indifférente, insensible et incapable d’exprimer ce qu’elle a enduré. Cela conduit bien souvent à l'incrédulité ainsi qu'à l'incapacité d'éprouver de l'empathie du côté de ceux qui entendent leur témoignage. Pourtant, lorsque cette «insensibilité» disparaît, la victime devient la proie d'innombrables horreurs psychologiques et physiques, et se met alors à revivre sans arrêt l’événement durant de longues années –voire toute sa vie. Des années que ne prend pas en compte la justice:

«Le délai de prescription ne prend toujours pas en compte le phénomène de l’occultation de souvenirs liés au traumatisme subi lors de délits ou crimes sexuels, qui est parfois invoquée par les victimes, par exemple dans des affaires de pédocriminalité comme l’a récemment montré l’affaire Flavie Flament-David Hamilton», peut-on lire dans Libération.

C’est contre cela que de nombreux collectifs se sont organisés pour augmenter le temps de prescription –c’est le cas de la pétition lancée par Marie Claire– ou la faire disparaître à l’instar de l’État de Californie –c’est le cas du Manifeste de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie.

Mais que font les partis?

Valérie Pécresse a beau déclarer que les hommes politiques devraient être exemplaires vis-à-vis du harcèlement sexuel –et bien que les partis se soient généralement dotés de mesures pour empêcher et sanctionner ces comportements–, il n’empêche que la pratique continue. Certes, l'origine de la tradition de la journée internationale des droits des femmes du 8 mars est directement liée à l'extrême gauche, aucun camp politique n’est immunisé, bien au contraire. De gauche comme de droite, Dominique Strauss-Kahn, Georges Tron, Patrick Balkany, Éric Raoult ou Michel Sapin ont tous été accusés de comportements offensants envers les femmes.

Denis Baupin déclare dans un entretien récent que «dans un parti féministe par essence et construction, qui peut croire qu’un prédateur aurait pu sévir en toute impunité sans que personne ne réagisse? Tous les cadres auraient partagés ce sordide secret. C’est peu crédible!»

Malheureusement, pour l'heure, dans cette affaire, la justice n'a pas été en pouvoir de donner un jugement clair.

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