France

De la France moche à la France morte?

Les villes moyennes et territoires périphériques sont au centre de plusieurs analyses, reportages et enquêtes publiés à l'approche de l'élection de mai, illustrant l'ironique omniprésence d'une France qu'on dit pourtant «oubliée» et dont le déclin commercial, urbanistique et économique traduit un malaise qui dépasse leurs frontières.

Carte gastronomique de la France / par A. Bourguignon / Source: <a href="http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52504043q/f1.item.auto=2.zoom">Gallica</a>.
Carte gastronomique de la France / par A. Bourguignon / Source: Gallica.

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Dans Comment la France a tué ses villes, une enquête publiée l’année dernière, le journaliste Olivier Razemon propose un petit jeu de psychologie géographique. «Plantez-vous à une soirée en plein Paris et lâchez, à la cantonade, “Brive-la-Gaillarde”, “Bourg-en-Bresse” ou “Romorantin-Lanthenay”», parmi d’autres villes au statut comparable comme Charleville-Mézières, Vierzon, Vesoul ou Digne-les-Bains. Observez les réactions, entre rires entendus et gêne:

«Certains chefs-lieux administratifs, qu’on le veuille ou non, portent dans leur nom même à la fois leur apogée et leur tragédie, de la forteresse médiévale à la préfecture déclassée d’une province oubliée», note avec justesse Olivier Razemon.

Ces villes comme beaucoup d’autres partagent un sentiment d’abandon qui se manifeste depuis plusieurs années par des rangées de rideaux fermés en centre-ville, une dévitalisation commerciale au centre de l’enquête du journaliste.

Un récent rapport a confirmé que les villes moyennes, celles qui comptent moins de 100.000 habitants, étaient les plus touchées. Comme le décrit le New York Times qui a choisi d’envoyer récemment un reporter à Albi pour illustrer le phénomène de «décomposition» qui touche une partie du pays, ce malaise est largement partagé par les petites sous-préfectures provinciales.

«La France perd, une à une, ses villes de province de taille moyenne –ces pôles de vie denses et raffinés, profondément ancrés dans le milieu rural, où les juges rendaient justice, où Balzac situait ses romans, où les préfets émettaient des ordres et où les citoyens pouvaient acheter une cinquantaine de fromages différents», résume le journaliste dans cet article disponible exceptionnellement en français sur le site du quotidien américain.

Dans ces localités, la richesse du patrimoine hérité d’époques plus prospères tranche avec leur sentiment actuel d’osciller entre fonctionnement au ralenti et déclin amorcé ou bien entamé.

Les conséquences culturelles de la «spécialisation spatiale du travail»

Comme Olivier Razemon le démontre patiemment au fil de son enquête, le déclin de ces villes moyennes est la conséquence de la concurrence entre les commerces de centre-ville et ceux de périphérie, territoires d’élection du modèle de la grande distribution et du centre commercial qui, en dépit de son apparent anachronisme, se maintient et poursuit même son expansion territoriale.

«Dans toutes les villes, de la métropole à la bourgade, le territoire s'est adapté aux exigences de la grande distribution et aux modes de vie qui l'accompagnaient. Bientôt, ce ne sont plus seulement des hypermarchés que l'on a construits sur les champs revendus par des agriculteurs à la retraite, mais des entrepôts, des lotissements pavillonnaires, des sièges d'entreprise, des espaces dévolus aux loisirs, des voies rapides et des parkings [...] L'activité économique, commerciale, culturelle a quitté le périmètre de la commune centrale. L'hypermobilité que permet la voiture individuelle amène la ville à se dissoudre dans un ensemble plus vaste, une “tache” de quelques dizaines, voire quelques centaines de km2

Le phénomène dépasse dans de nombreux cas les questions d’urbanisme commercial pour toucher au modèle de développement qu’a favorisé la mondialisation. Publié fin février, un rapport de France Stratégie montre qu'à l'horizon 2022 l'emploi devrait poursuivre sa concentration dans les grandes métropoles de plus de 500.000 habitants, «spécialisées dans des activités structurellement dynamiques, portées par l’économie de la connaissance et la tertiarisation». Le constat est clair: «les métiers les plus porteurs sont dans les grandes villes», qui abritent l’écrasante majorité de ces emplois dynamiques: ingénieurs informaticiens, professionnels de l’information et de la communication, personnels d’études et de recherche.

France Stratégie. Dynamique de l’emploi et des métiers: quelle fracture territoriale?

«À l’inverse, poursuivent les auteurs du rapport, la désindustrialisation pénalise les petites villes et les communes isolées où les métiers agricoles et d’ouvriers sont surreprésentés. Il existe en d’autres termes une spécialisation spatiale du travail héritée de l’histoire économique qui profite aujourd'hui aux métropoles.» Un précédent rapport, publié fin 2016 par le Commissariat général à l'égalité des territoires arrive à des conclusions proches: les nouveaux emplois ne se répartissent pas équitablement sur tout le territoire et la géographie du chômage tend à se figer.

Commissariat à l'égalité des territoires. Synthèse du rapport 2016 de l’Observatoire des territoires

Un territoire qui s'efface des représentations

Qu’elle soit perçue comme une aubaine ou comme une menace, la métropolisation s’accompagne d’un volet culturel de plus en plus net. Des pans entiers du territoire et de son peuplement sont devenus exotiques aux yeux du centre où se masse l'écrasante majorité des professions qui produisent les représentations de la société. Au point qu’a émergé un genre, la françologie, qui se décline en rapports, essais et études aussi bien qu'en films, expositions photographiques avant peut-être des expéditions d’immersion culturelle au cœur de la France périphérique –bientôt une offre incluant une nuitée en hôtel de couronne périurbaine, une virée en centre commercial et une discussion avec de vraies gens au comptoir à l’heure du premier verre de blanc?

Dans sa version humoristique et grinçante, le genre a culminé l'année précédente avec le Tour de France des villes incomprises de Vincent Noyoux, qui se présente comme un guide touristique de tout ce que la France compte de formes urbaines déclinantes et peu sexy. «Sous-préfecture ennuyeuse, vallée sinistrée, port industriel, ville de garnison, banlieue lointaine», égrène la quatrième de couverture. Parmi ses incursions tragi-comiques dans ces villes où aucun touriste ne se rend jamais (Cergy, Mulhouse, vallé de la Fensch, Maubeuge), l'auteur saisit des points d'intérêt cocasses, comme cette papeterie de Draguignan tenue par un ancien militaire qui vend en plus des cahiers et des cartables pour la rentrée scolaire des vestes de camouflage et des pantalons treillis pour alimenter la base militaire locale.

Dans quelle France on vit, livre-enquête de la reporter de guerre Anne Nivat qui vient d'être publié en cette période de pré-campagne présidentielle, est un autre de ces tours de «la France inverse», titre un temps envisagé par l'auteur. La journaliste a choisi de se rendre dans des villes moyennes peu couvertes par les médias (Évreux, Laval, Laon, Montluçon, Lons-le-Saunier et Ajaccio), toutes peuplées de moins de 50.000 habitants à l’exception de la dernière. Chez les gens plutôt qu’à l’hôtel, au hasard des pérégrinations, elle importe une forme de journalisme du lointain au très proche, comme preuve que celui-ci s’est considérablement éloigné de notre environnement familier.

«Avec ce livre, comme pour les précédents, écrit la journaliste en introduction, j’ai voulu “avoir mal”, sortir de ma “bulle”, aller voir en vrai, poser un regard ouvert, bienveillant, sur cet “autre”, objet de tous les fantasmes. Aussi, ne suis-je arrivée dans chaque ville avec un emploi du temps prédéterminé, encore moins un scénario.»

Anne Nivat, Dans quelle France on vit, Fayard.

Désormais, les sondages ponctuels de l’opinion, immersions-journée et autres micro-trottoirs rapidement récoltés ne suffisent plus. Comme si la distance était devenue tellement béante que des méthodes ethnographiques de terrain s’imposaient pour approcher l’autochtone. La place accordée aux petits détails de la vie quotidienne dans le livre d’Anne Nivat, l’image utilisée à des fins documentaires dans Comment la France a tué ses villes d’Olivier Razemon ou dans les films de Depardon dont le récent Les Habitants, donnent à ces oeuvres un statut quasi-muséographique, imagiers d'une France dont on voudrait conserver les traces en dépit du cauchemar esthétique que certaines portions du territoire ont vu émerger.


 

Une France en patchwork

Le panel choisi par la journaliste a le mérite de dépasser certaines oppositions qui ont sclérosé les débats entre spécialistes: ville-centre aisée contre périurbain délaissé ou rural abandonné, population insérée contre population reléguée des banlieues, etc. Les formes urbaines dans lesquelles son enquête la porte sont diverses et dessinent une France en patchwork: il y a des centre-ville en bonne santé comme des quartiers centraux à l’abandon, on trouve des quartiers de grands ensembles dans les villes moyennes, tout comme des bourgeois et des notables dans les territoires désindustrialisés…

Décrite sans misérabilisme ni déclinisme, la vie des villes moyennes narrée par Anne Nivat est une France où dominent les emplois publics et les services à la personne, ces derniers employant une main d’œuvre souvent féminine, faiblement qualifiée, au secours des oubliés de la France de demain. C'est aussi une France où on est vendeur à Patapain, où on fabrique des tuyaux en inox ou des godets pour pelleteuses, bien loin de la french tech, des services financiers et des agences de communication digitale.

Le plus frappant pour le lecteur qui évolue loin de ces environnements est la prise de conscience du rôle incontournable que jouent les emplois du public et du secteur social, derniers remparts contre l’atomisation et la relégation définitives d’une partie des inutiles. Car «on évite de trop clamer la cruelle réalité, à savoir que ces dizaines de milliers de personnes ne parviennent plus à trouver leur place sur le marché de l’emploi car les temps ont changé et qu’elles ne correspondent pas, ou plus, à l'“air du temps”», écrit Anne Nivat après un passage par un Forum de l’emploi local à Montluçon, donnant un visage à ce précariat dont on parle beaucoup sans toujours le croiser.

Anne Nivat, Dans quelle France on vit, Fayard.

Le chômage est, de loin, le thème qui prend le dessus sur tous les autres. Il a créé ironiquement une immense industrie du replacement, de la formation, de l'animation et, en bout de chaîne, du soutien matériel et émotionnel à des situations sans issue. Énormément de gens interrogés dans ce livre travaillent en quelque sorte dans le chômage comme on travaille dans l'informatique ou dans le textile.

Anne Nivat, Dans quelle France on vit, Fayard.

Un déclassement individuel et territorial

Les inquiétudes identitaires et culturelles, loin d'être contournées, s’articulent fermement à ce sentiment de vivre un déclassement social individuel, collectif, territorial. Le déclassement, thème omniprésent, semble se ressentir à plusieurs échelles: il imprègne des territoires entiers et descend jusque dans l’intimité des individus. À ce titre, la manière frontale mais confiante avec laquelle les «catholiques zombies» de l'Ouest intérieur abordent la visibilité de l'islam n'a rien à voir avec l'inquiétude qu'il suscite dans des régions où la vie collective et le lien social sont moins densément entretenus, que ce soit par l'entremise des festivités diverses, de la religion, des associations ou des clubs d'entreprise.

L'insécurité, bien réelle dans les territoires décrits, joue évidemment beaucoup dans la plus ou moins grande ouverture des habitants. Contrairement aux idées reçues, la France des villes petites et moyennes ne vit pas à l'écart de la montée de la radicalité, en témoignent les diverses familles ou conjointes de djihadistes croisées au hasard de ces virées dans des villes à la réputation tranquille qu'on imagine sorties de l'histoire.

Les signes urbains du déclassement sont les rideaux fermés, la déprise immobilière, une vie au ralenti, des villes que les jeunes trouvent «mortes» et dont ils veulent partir. Sur le plan psychologique, c’est une émotion proche de la honte, bien décrite dans le film Retour à Forbach du réalisateur Régis Sauder, en salles le 12 avril.


À l'origine, le réalisateur voulait tourner un film sur son enfance à Forbach, projet qui a évolué pour entrelacer récit personnel et destin collectif d'une ville dont tout le monde s'accorde à regretter qu'elle se meure, dans un repli généralisé et sur fond de crise du marché du travail. Sans être automatique, la relation entre la vacance commerciale et l’augmentation du vote FN existe et a fait l’objet d'analyses: à taille égale, le score du FN dans les très petites communes de moins de 1.000 habitants varie en fonction du nombre de commerces et de services de proximité implantés.

Dans le palmarès des villes moyennes les plus désertées se trouvent Béziers, qui a élu un maire apparenté FN en 2014, et Forbach, où s’est présenté l’un de ses principaux stratèges, Florian Philippot, sorti en première position du premier tour avant d'être battu grâce au report d'une partie des voix de droite. Si la «kébabisation» des villes moyennes a parfois été instrumentalisée par le parti d'extrême droite, il se pourrait bien que ce soit l'absence de commerce plutôt que les commerces halal qui fasse grimper son score.

Après avoir copié toutes les erreurs du modèle d'urbanisme commercial et d'aménagement du territoire américain, les Français s'apprêtent-ils à connaître le même déclin de ces infrastructures délaissées qui font les grandes heures des explorateurs urbains comme des films post-apocalytiques peuplés de zombies? Selon l'article du New York Times, «voir se déliter ainsi les anciennes villes de province est un coup de plus porté à l’identité française —la preuve tangible qu’un mode de vie disparaît. Le même processus a touché les centres-villes américains, peu à peu vidés de leur substance au cours des décennies passées.»

On connaît la suite. Tout n'est pas noir pour les villes moyennes, et tout territoire non métropolitain n'est pas condamné à se retrouver dans le sommaire des oeuvres qui continueront de chroniquer le déclin de la France «moche»/«périphérique»: les villes touristiques, qui bénéficient du littoral, d'un climat agréable, du relief, sont évidemment moins touchées par la désertification commerciale et le reflux économique.

À LIRE

Comment la France a tué ses villes, Olivier Razemon, Rue de L'Échiquier

Dans quelle France on vit, Anne Nivat, Fayard

Tour de France des villes incomprises, Vincent Noyoux, éditions du Trésor

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