France

Qui est Chantal Mouffe, la penseuse qui inspire Hamon et Mélenchon?

Elle a théorisé le «populisme de gauche»: qui est-elle et quelle est aujourd’hui son influence sur la politique française?

Chantal Mouffe en 2013 <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Chantal_Mouffe#/media/File:Chantal_Mouffe_2013.jpg"> via Wikipedia, License CC </a>
Chantal Mouffe en 2013 via Wikipedia, License CC

Temps de lecture: 5 minutes

Chantal Mouffe publiera en France, au printemps prochain, un livre d’entretiens avec Inigo Errejon, cofondateur de PODEMOS, intitulé Construire un peuple. Mais c'est l'année 2016 qui l'a révélée au public français: le 31 mars dernier paraissait en France L’illusion du consensus, publié au Royaume-Uni plus d'une décennie plus tôt; le même jour –hasard du calendrier– naissait Place de la République Nuit Debout, mouvement de contestation né de la loi travail et embrassant une vaste gamme de demandes sociales et démocratiques.

Depuis longtemps théoricienne renommée sur le plan international, publiée dans différents pays et appartenant au cénacle de ces penseurs critiques lus par les gauches de plusieurs continents, suscitant ou irrigant de nombreux débats internationaux, Chantal Mouffe inspire désormais tant PODEMOS que «La France insoumise» de Jean-Luc Mélenchon. Ses travaux ont également nourri de nombreux débats depuis les années 1980.  

Née à Charleroi en Belgique (ville dont le bourgmestre socialiste Paul Magnette lui remettait une décoration il y a quelques semaines), Chantal Mouffe appartient à une génération qui grandit pendant la Guerre Froide et chercha à pallier les insuffisances de la reconstruction d’après-guerre, perçue comme inachevée moralement et politiquement.

Une pensée et une action internationales

Très tôt, Chantal Mouffe a plongé dans le bain des réseaux internationaux d’une gauche internationaliste et anticolonialiste et séduite par Marx. Solidarité avec le FLN pendant la guerre d’Algérie, combat pour l’émancipation des autres peuples colonisés et tiers-mondisme militant marquent une génération pour laquelle les décennies de la reconstruction et de l’après-guerre ont échoué à faire progresser l’émancipation de l’humanité. C’est l’époque où Régis Debray part à Cuba puis en Bolivie, où les jeunes de l’Union des Etudiants Communistes pratiquent la pêche sous-marine avec Fidel Castro et où Chantal Mouffe, quant à elle, part en Colombie. Les mouvements socialistes révolutionnaires, souvent liés au castrisme, se développent dans les pays latino-américains. Chantal Mouffe rencontre son futur mari, Ernesto Laclau, un intellectuel argentin, au début des années 1970. Ensemble, côte à côte, ils vont travailler à un renouvellement théorique substantiel.

Gramsci et Carl Schmitt pour inspiration 

Chantal Mouffe et Ernesto Laclau font très vite partie, avec Stuart Hall et Nicos Poulantzas, des intellectuels qui ont renouvelé et prolongé le cadre théorique issu des Cahiers de Prison d’Antonio Gramsci. Grâce à eux, des continents encore largement inexplorés vont livrer quelques uns de leurs secrets: ceux de la superstructure, de l’hégémonie, et de la «guerre de position».

• La superstructure, dans la pensée marxiste, c’est le domaine des représentations, de la vision du monde, de la philosophie de chacun.

• L’hégémonie est pensée chez Gramsci comme le stade où, par le consentent et par la coercition, une vision du monde s’impose. Un groupe social est hégémonique lorsqu’il est dirigeant (qu’il entraine d’autres groupes) et qu’il est dominant (il peut alors contraindre parce qu’il détient le pouvoir). L’hégémonie repose sur la réponse à deux grandes questions: l’une matérielle, l’autre existentielle.

• La guerre de position consiste en la conquête progressive au sein de la société civile, par un groupe social et ses «intellectuels organiques», des positions assurant la diffusion de la vision du monde qu’il entend promouvoir.

Chantal Mouffe utilise aussi les outils conceptuels de Carl Schmitt, théoricien du droit, dont la proximité personnelle avec le mouvement nazi dans l’Allemagne des années 1930 et 1940 constitue autant une tache morale que ses travaux théoriques constituent un matériau d’un intérêt majeur pour la vie des idées et la compréhension des dynamiques antagonistiques amis/ennemis.

L’illusion du consensus permet de comprendre comment les travaux de Schmitt sont intégrés à la pensée de Chantal Mouffe qui donne naissance à la relation agonistique nous/eux. Dans cette dernière relation, l’antagonisme est civilisé. Il vit au travers d’une frontière politique, définit un «nous» et un «eux». Il n’y a pas d’ennemi mais des adversaires. La politique vit par l’agonisme et ne succombe pas à l’injonction au consensus.

Réflexions post-marxistes

Ces réflexions très actuelles de Chantal Mouffe sur la revitalisation de la démocratie, le consensus analysé comme un puissant anesthésiant de celle-ci et la conceptualisation d’un «populisme de gauche», puisent leur source dans une œuvre riche de plus de trois décennies de réflexions. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau élaborent ensemble un ouvrage paru en 1985 –Hegemony and socialist strategy– qui suscite immédiatement de vifs débats dans les milieux intellectuels de la gauche radicale alors que triomphe partout le néolibéralisme porté par Reagan et Thatcher. «Post-marxiste», le livre répond alors en effet à un déficit théorique de la pensée critique au cœur des années 1980.

Tout le travail d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe est orienté vers ce moteur de l’histoire humaine qu’est la superstructure et les conditions de sa formation

Laclau et Mouffe connaissent impeccablement l’œuvre de Marx et se font continuateurs des travaux d’Antonio Gramsci. S’ils ne nient nullement l’identifiant de la classe sociale, ils le relativisent et, en s’intéressant à la production discursive des identités politiques, donnent quelques clés qui permettent d’analyser comment le bloc historique néolibéral s’impose et comment les forces progressistes peuvent développer des stratégies contre-hégémoniques. À une «révolution», produit direct d’une lutte des classes, ils préfèrent donc une démocratie radicale fondée sur une articulation de demandes diverses. Tout le travail d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe est orienté vers ce moteur de l’histoire humaine qu’est la superstructure et les conditions de sa formation.

Des demandes diverses existent en effet dans la société. La classe sociale ou les intérêts matériels ne sont pas les seuls éléments entrant en jeu dans le combat politique et dans la construction d’une volonté collective. La vision du monde est aussi forgée par d’autres combats, d’autres luttes, d’autres éléments présents dans la société. Ainsi Ernesto Laclau et Chantal Mouffe considèrent que des luttes comme les combats féministes, les luttes indigénistes (en Amérique latine), les luttes environnementales/ écologistes, les combats LGBT étant le produit d’un processus discursif, l’identité est construite, le «nous» est construit, et son essentialisation est impossible.  

La pensée de Chantal Mouffe est imprégnée de considérations, d’analyses et d’expériences puisées dans de nombreux pays d’Europe ou d’Amérique latine. Passionnée par l’Autriche, pays où elle a enseigné, familière de sa capitale Vienne, elle fait ainsi partie des meilleurs analystes de l’évolution politique de ce pays et du populisme de droite incarné successivement par Jorg Haider et Heinz-Christian Strache. A quelques égards, le «populisme de gauche» de Chantal Mouffe n’est pas si éloigné de ce que fut le socialisme autrichien du Chancelier Bruno Kreisky dans les années 1970 et dont l’effacement correspondit à l’essor rapide du parti de Haider. Kreisky, plusieurs fois vainqueur à la majorité absolue des élections nationales autrichiennes, fut à la fois le modernisateur du pays, l’artisan d’une identité politique autrichienne forte (qui s’opposait à l’identité essentialisée promue longtemps par les pangermanistes) et un socialiste exigeant. Après Kreisky et l’expérience qu’il incarna, le FPÖ de Haider donna une autre articulation discursive et finit par acquérir une centralité dans la vie politique autrichienne. Le populisme de droite de Haider se nourrit ainsi de l’affaiblissement du «kreiskysme». Cas d’école fondamental pour qui veut comprendre la pensée de Chantal Mouffe.

Tout est question d’articulation. Désarticuler et articuler sont des mots qui reviennent fréquemment dans les travaux de Chantal Mouffe.

Le «populisme de gauche» comme voie modérée

Les détracteurs des thèses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau leur reprochent à la fois de promouvoir la figure du leader et d’être une voie vers la modération. Cela peut sembler paradoxal mais constitue le socle d’une batterie de critiques émanant le plus souvent de l’encadrement des partis de la «gauche d’avant». Les thèses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau n’ont pourtant pas vocation qu’à reconfigurer la gauche radicale. Une social-démocratie soucieuse de refondation pourrait les embrasser et l’écologie politique pourrait à l’instar d’Equo, le parti écologiste espagnol, être le foyer d’un renouveau «post-marxiste» et d’une promotion d’un «populisme écologiste» (Equo est en alliance avec PODEMOS et Izquierda Unida). Bien au-delà c’est néanmoins la réflexion sur ce que peut être une volonté collective à l’heure de la globalisation et de la mondialisation qui forme le cœur de la pensée de Chantal Mouffe.

C’est ainsi qu’articulant horizontalité et verticalité, par extention «rue» et «institutions», cette pensée s’oppose à des pensées comme celle de Toni Negri mais aussi de John Holloway qui a théorisé l’anti pouvoir et la possibilité de «changer le monde sans prendre le pouvoir» ainsi qu’à des thèses comme les thèses antipolitiques défendues, par exemple, par les Partis Pirates…. Désormais découverte par le public français, nul doute que ses prochains écrits vont encore nourrir notre débat public hexagonal.

cover
-
/
cover

Liste de lecture