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Ça fait quoi d'avorter?

Le droit à l'avortement est tellement menacé que l'on prive les femmes qui avortent de la possibilité de la nuance. De la possibilité d'être pour le droit à l'avortement, et d'avorter elle-même, tout en éprouvant une certaine tristesse, une mélancolie, une gêne.

Un test de grossesse janineomg <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr"> via Flickr CC License by </a>
Un test de grossesse janineomg via Flickr CC License by

Temps de lecture: 8 minutes

Pourquoi dit-on «est-ce que tu vas garder le bébé?» même à une femme qui ne porte encore en elle qu'un embryon, et pas un fœtus? Je ne m'étais jamais posé la question avant novembre 2016.

Journaliste, je travaille sur des sujets de politique et de société, m'intéresse beaucoup à la littérature féministe et me suis toujours considérée comme plutôt renseignée sur l'avortement. J'ai bien en tête la différence entre l'IVG médicamenteuse et celle qui se pratique à l'hôpital, j'ai la conviction qu'interrompre sa grossesse fait partie des droits des femmes, et je sais qu'il s'agit d'un acte médical tout à fait banal, qui se pratique légalement en France jusqu'aux 12 premières semaines. Pour toutes ces raisons, je pensais avoir une exacte idée de ce que pouvait être le recours à une IVG en France, pays dans lequel ce droit est acquis depuis 1975.

Je réalise aujourd'hui que je n'en savais rien. C’est tout à coup comme si toutes ces années pendant lesquelles je l'ai croisé dans les médias, lu dans des articles, prononcé dans des débats ou moi-même écrit, le mot «avortement» n'avait été qu'une coquille.

Vide.

Elle s'est remplie à ras bord le jour où j'ai appris que j'étais enceinte. S’est chargée d'une substance informe faite de peurs et d'interrogations, masse émotionnelle inconnue jusqu’au jour où «ça vous arrive».

Chaque IVG est différente et il faut pouvoir les verbaliser

Toutes les conditions étaient réunies pour que je puisse bien vivre mon choix de ne pas poursuivre cette grossesse non désirée: je partage ma vie depuis plusieurs années avec la personne que j’aime et qui m’aime et nous savons tous les deux que nous voulons un jour avoir un enfant mais que le timing d'aujourd'hui n'est pas le bon. Je suis entourée d’amis et de ma famille qui me soutiennent inconditionellement et ne portent aucun jugement sur mes choix d'adulte. Je ne suis pas mineure et j’ai une situation professionnelle stable. Je ne me laisserai pas avoir par les syllogismes culpabilisants des militants anti-avortement. Je ne me trouve donc pas dans une situation de vulnérabilité notable.

J’étais en train de m'empêcher de me montrer perturbée, de peur de causer du tort à l’avortement en tant que cause à défendre

Mais ce soir de novembre, pour chercher à me rassurer dans les mots de femmes ayant elles aussi eu recours à un avortement, j'ai cherché des témoignages sur Internet. Ils sont nombreux; la plupart relatent de très éprouvantes expériences: des jeunes filles en panique parce qu’elles ne pouvaient en parler à leurs parents, des épouses bouleversées parce que leurs désirs de maternité s’étaient vus contrariés par des maris ne voulant pas d’enfant, des femmes anéanties parce qu’elles étaient tombées enceintes après une relation sexuelle non-consentie, des adolescentes choquées parce qu'un personnel médical rude s'était autorisé des remarques désobligeantes… Je ne me suis reconnue dans aucun de ces mots: au regard de ces drames, ma situation semblait infiniment plus simple.

Très vite, la culpabilité m'a assiégée. Embourbée dans un sentiment d'illégitimité, j'ai alterné entre de grands moments de confusion et des accès de colère envers mes propres errances. Pourquoi étais-je si perdue? De quel droit pouvais-je me sentir si seule, moi qui étais si bien entourée?

J’étais en train de m'empêcher de me montrer perturbée, de peur de causer du tort à l’avortement en tant que cause à défendre.

La désincarnation de l’expérience de l’IVG

Des personnes comme moi, il y en a pourtant plein d'autres ; en France, 1/3 des femmes ont déjà eu recours à une IVG dans leurs vies. Mais où sont-elles tandis qu'on entend tous les jours les Civitas, les Survivants et les Marche pour la vie?

Alors que l'on devrait pouvoir collectivement aider les femmes qui avortent, on se trouve immobilisés au stade pénible de devoir protéger ce droit

Trop polarisée entre les pour et les contre, comme un débat sur le revenu universel de base à l'heure des olives, la discussion sur l'avortement en a oublié ses principales protagonistes: celles qui le vivent, dans toutes ses nuances. Les détracteurs de ce droit nous obligent à faire du surplace: alors que l'on devrait pouvoir collectivement aider les femmes qui avortent, on se trouve immobilisés au stade pénible de devoir protéger ce droit.

A force d’être traité sous l'angle du fait sociétal et seulement à travers des prismes philosophique, moral et religieux, l'avortement a été déshumanisé. Au-delà des vociférations médiatiques des anti-IVG, il y a pourtant beaucoup de choses à dire; sur la perception du corps, sur la féminité ou encore sur les sursauts émotionnels de celles qui le vivent. Ces avortements peuvent être extraordinairement banals mais il est devenu politique de les raconter, à l’heure où des hommes et des femmes s’emploient activement à le criminaliser. Il y a une urgence citoyenne à rappeler cette banalité.

Une euphorie mal placée

Le hasard avait bien fait les choses. Quelques mois plus tôt, en rentrant chez nous dans la nuit d'un matin qui se levait, on s'était fait cette nouvelle déclaration d'amour: «Je t'aime et je nous aime, ce serait merveilleux de voir l'être humain que deux êtres humains comme nous fabriqueraient». La conclusion, elle, n'avait pas tardé non plus : «Oui, oui, mais dans quelques années». Nous savions où nous en étions.

J’ai appris que j'étais enceinte un matin de novembre, avant de partir au travail. Mes nausées sur la ligne 4 et le fait d’avoir un plus gros coup de fourchette que d’habitude ne m’avaient pas spécialement alertée: j’avais décidé de les mettre sur le compte de la fatigue et du grand froid qui arrivait. Mais depuis plusieurs mois déjà, avec l’arrêt de la pilule dans l’objectif de poser un stérilet, j’étais mal réglée et n’avais plus aucune idée de mon cycle. Quand mes seins se sont mis à gonfler, j’ai compris que quelque chose d’anormal était en train de se passer et j’ai acheté un test de grossesse.

À peine plongé dans mon verre d'urine, le bâtonnet a affiché deux traits bien foncés. J’ai attendu en vain que l'un des deux disparaisse.

«Tu es capable d’être mère», «Tu es donc une femme», «Si tu t’enfermais chez toi et n’en sortais plus, tu finirais par accoucher»: je voudrais pouvoir raconter cette transe euphorique si drôlement placée, cette joie de se sentir capable de procréer alors que je ne voulais pas encore d'enfant, comme si réaliser ce pouvoir me rendait soudainement plus puissante. Vite, il y a aussi eu la peur («De combien de semaines étais-je enceinte?», «Et si j’avais dépassé les délais?») et l’inquiétude: se demander si l’on ne va pas devoir avorter aux Pays-Bas (où les délais vont jusqu’à 22 semaines). J’ai appelé mon copain pour lui annoncer la nouvelle. On a échangé quelques rires nerveux, puis on s’est dit qu’on allait vivre tout ça ensemble. Rire, ça voulait bien dire que les choses allaient forcément bien se passer.

Il y a toujours des bourdes qui se perdent

Quand on apprend qu’on est enceinte, l’étape qui suit s’appelle l’échographie de datation. Elle permet de savoir depuis combien de temps on porte l’embryon. C'est une grossesse non désirée, une semaine de réflexion m'est imposée (alors que cette période n'est plus obligatoire depuis début 2016), entre l'échographie et l’avortement.

«On a un créneau qui pourrait se libérer dans minimum une semaine», me répondaient unanimement les centres d’imagerie médicale. C’est finalement ma meilleure amie qui m’a dégoté un rendez-vous pour le surlendemain. Ne pas faire la maligne à croire que l’on peut tout régler toute seule.

Puis patienter dans une salle d'attente, entourée de femmes enceintes jusqu'au cou, le sourire jusqu'aux oreilles. L'impression presque honteuse d'être «la seule à être venue faire l'inverse», comme un cauchemar d’écolier qui s’imagine aller en cours en pyjama. En étant accompagnée ce jour-là de mon copain, j’ai réalisé comme être seule aurait été plus dur encore. Seule, on a l’impression de devoir réparer une bêtise; à deux, on a l’air de régler une histoire d’adultes sérieux.

Puis il y a eu les bourdes. Celle du gynécologue qui sans crier gare, a cogné son stylo Bic contre l'écran de l'échographie, pour me montrer absolument l'embryon, «ce petit truc, là, même pas la taille d'une noix», alors que je ne lui avais rien demandé. L’étourdissement que l'on ressent alors, à se trouver allongée dans cette posture que l'on ne voit que dans les films qui parlent de maternité heureuse, le pouvoir étrange de la projection cinématographique, suivi d’une amertume, celle de ne pas être là pour «les bonnes raisons». La tristesse profonde encore, lorsque le gynécologue qui vient pourtant de rappeler qu'un bébé n'est pas un bébé à ce stade de la grossesse, finit par parler sans réfléchir, dans une tentative maladroite de périphrase: «les mères comme vous». Je pensais pourtant ne pas en être une?

Il y a aussi eu le visage de la pharmacienne qui s’est brutalement refermé lorsqu’elle a compris, en regardant mon ordonnance d'antidouleurs, ce que j’étais venue chercher. «C’est une pro-vie, c’est certain», a dit mon petit ami en sortant. Et encore la secrétaire médicale qui, au moment de nous donner un prochain rendez-vous, m'a lancé un grand «vous accouchez quand?» parce qu’elle n’avait pas pris le temps d’ouvrir mon dossier médical.

On sait encore si peu quoi faire de cette question politique quand elle devient concrète, que deux amies se sont presque fâchées à mon propos. La première pensait bien faire en minimisant mon interruption de grossesse, la seconde voulait s’assurer que mon choix était bien réfléchi. Je les ai surprises dans une discussion mouvementée. «Mais pourquoi tu veux lui poser des questions auxquelles elle n’a pas forcément envie de penser?» «–Et toi, pourquoi tu veux absolument faire comme si tout coulait de source dans sa décision?» Il y a aussi eu cette pudeur, avec mon copain: il ne m’a plus surnommée «bébé» pendant toute cette période-là.

Ou encore mon meilleur ami qui, après s'être d'abord montré secoué par la nouvelle, a essayé de dédramatiser la situation en me revoyant: «T'en fais pas, c'est pas comme si t'allais expulser un truc chelou» m'a-t-il lâché en imitant malheureusement plutôt bien un Gremlins.

Et des questions: à quel moment de l’année aurais-je terminé ma grossesse? Comment se mettre à parler de mon utérus à mes parents?

Et puis le jour J, je suis allée chercher les comprimés, le premier pour mettre un terme à la grossesse, les autres à prendre 48 heures après pour expulser l’embryon. Pour ne pas être hospitalisée et faire ça dans un cadre familier, j'avais opté pour l’IVG médicamenteuse depuis mon salon.

L'expulsion d'une idée

Ce jour-là, mon copain m’a fait sa recette de linguine à la Carbonara, un de mes plats préférés. Les médecins m’avaient prévenue: il faudra être aux aguets, parce qu’on peut perdre beaucoup de sang au point d'aller aux urgences, ou a minima rester alitée parce que les douleurs peuvent être vives. Pour être certain d’expulser l’embryon, 3 cachets doivent être pris, «même si certaines femmes n’en auraient besoin que d’un, on ne peut pas prendre de risque» m’avait prévenu le gynécologue.

Je me suis tordue de douleur dès le premier cachet, qui m’a littéralement flanquée au position fœtale (le comble), en sueurs. «Je suis désolé, je dois te faire avaler le deuxième…» a chuchoté mon copain, penaud, trois heures après, comme l’indiquait l’ordonnance. J’avais lu que les douleurs étaient aléatoires, selon les femmes. La plupart ressentent à peine plus qu’une sensation de règles désagréables. Pour moi, les fortes contractions ont été insoutenables. Et puis huit heures après… enfin. J’ai expulsé. Une espèce de caillot, à peine visible.

J’ai rassemblé mes idées et nous avons rejoint des amis pour aller voir une pièce de théâtre, que je ne voulais pas annuler. Pour la première fois depuis deux semaines que ça durait, j’ai dormi d’une traite cette nuit-là. C’est étrange et dur à expliquer, mais en se serrant fort dans nos bras avant de sombrer dans un sommeil profond, on s’est avoué que quelque chose nous manquait déjà. Ces derniers jours avaient été si intenses que la pression était enfin retombée. C’est une drôle de nostalgie que celle d’avoir de la mélancolie pour une période dont on a pourtant tout fait pour venir à bout. Du même ordre que le bonheur de se savoir capable d’être enceinte alors que l’on n’a pas envie de l’enfant.

Le surlendemain, sur la route pour aller au travail, alors que j’étais dans les transports en commun: un gros ploc est venu alourdir ma culotte. Je me suis immédiatement empressée d’arriver dans l’immeuble de ma rédaction, direction toilettes du deuxième étage, 3e cabinet en entrant. J’ai baissé mon pantalon. Et j’ai compris: c’était donc ça, en fait, expulser. Une poche épaisse et visqueuse, pas si grande mais plus large que le caillot de la veille. J’ai inspiré un grand coup et j’ai souri. Expulser? Je l’avais déjà fait mentalement. On dit que le plus difficile dans une IVG que l'on a soi-même décidé, ce n’est pas l’après; c’est juste avant, lorsque l’on est encore trop plein d’hormones. C’est tout à fait juste: j’ai avorté, ce n’était pas si simple, mais je ne l’ai jamais regretté depuis.

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