Boire & manger

Les nourritures bien lourdes qui se moquent du cholestérol et du diabète sont en voie d’extinction

À Paris, cuisines italienne et japonaise prennent de plus en plus le pas sur la gastronomie d'ici, ce jusque dans les plus grands palaces. Suffisant pour s'inquiéter?

Salle du restaurant de Cyril Lignac, le Bar des Prés
Salle du restaurant de Cyril Lignac, le Bar des Prés

Temps de lecture: 8 minutes

Les faits sont là. Au Bocuse d’Or, le championnat du monde des chefs –24 pays représentés en janvier 2017 à Lyon–, le cuisinier français Laurent Lemal, chef du Domaine de Riberach à Bélesta (Pyrénées-Orientales), s’est classé quatrième derrière les représentants des États-Unis, de Norvège et d’Islande. Singulière défaite. La France n’est-elle plus leader mondial au chapitre des nouveaux toqués, stars du globe?

Tempura de crevettes sauce épicée Matsuhisa Paris © Pierre-Olivier Deschamps

Au Royal Monceau à Paris, grand hôtel Raffles du groupe Accor, le restaurant français a été fermé au profit du japonais Nobu Matsuhisa, empereur des sushis –complet tous les soirs, jusqu’à 150 clients au dîner. L’autre restaurant est italien, c’est le Carpaccio étoilé et très cher. Il n’y a plus de cuisine française au Royal Monceau.

Mini lobster rolls au Bar des Prés © Thomas Dhellemmes

À Saint-Germain-des-Prés, Cyril Lignac, cuisinier aveyronnais, vedette des fourneaux sur M6, vient d’ouvrir un bar restaurant de cuisine crue, de style nippon, sushis, sashimis, makis et saké au verre. On refuse du monde le soir, 400 sushis goûteux, moulés à la main par trois chefs japonais vifs et concentrés sur le riz et les poissons, anguille laquée délicieuse.

Saumon mi-cuit, vinaigrette passion au Bar des Prés © Thomas Dhellemmes

Au Fouquet’s, Dominique Desseigne, PDG du groupe Barrière, a fait appel au chef triple étoilé Pierre Gagnaire, ancien cuisinier stéphanois, féru de cuisine lyonnaise, afin de repenser et dynamiser la carte de brasserie vieillotte, datée et souvent bâclée. Le chef étoilé, MOF, est parti et le restaurant en travaux.

La formation à la française

La concurrence des cuisines d’ailleurs, plus nombreuses à Paris que celles qui défendent la cuisine française, est responsable de ce recul sidérant. Dans le Michelin 2017, les tables italiennes dépassent à peine en nombre les japonaises qui sont plus étoilées (trois) que les italiennes (deux). Ça va mal dans certains restaurants célèbres de la capitale, la crise ne s’estompe pas.

Chez Lasserre, ex-trois étoiles, rival de Maxim’s dans les années 1970-1990, la fréquentation est en chute libre si bien que la directrice générale, Maître Sylvie Buhagiar, avocate à Genève, a du faire appel à Michel Roth, maestro très capé, Bocuse d’Or, MOF, ex-deux étoiles dans le grand restaurant puis au Ritz afin de concevoir un répertoire plus contemporain, plus attractif, moins usé –à l’exception des macaronis au foie gras et truffes, un classique très apprécié, certains gourmets s’en font servir deux fois!

Certes, il n’y a pas péril en la demeure: la cuisine française est encore la reine du monde, la plupart des futurs maîtres des casseroles rêvent de stages de perfectionnement à Paris dans les glorieux étoilés (le Véfour, l’Ambroisie, le Cinq au Four Seasons George V…) ou en province chez Guérard à Eugénie-les-Bains, chez Mauro Colagreco au Mirazur de Menton ou chez Lameloise à Chagny près de Beaune.

De très fameux ténors de la restauration mondiale sont passés par les laboratoires culinaires de Ducasse, Robuchon, Gagnaire, Loiseau ou Patrick Bertron, son successeur à Saulieu, de Bocuse, de Troisgros, de la Mère Brazier à Lyon…

Certains grands professionnels du chinois comme Fredy Girardet, meilleur cuisinier du siècle à Crissier (Suisse) en 1989, a eu le feu sacré après deux repas roannais à l’époque des deux frères Troisgros –c’était alors la meilleure table du monde pour Gault et Millau.

L’Écossais Gordon Ramsay, trois étoiles à Londres chez lui, se vante d’avoir dérobé des recettes et des tours de main chez Guy Savoy, alors rue Troyon, et le génial chef américain Thomas Keller (six étoiles au guide Michelin américain), trois étoiles à New York chez Per Se et autant en Californie à The French Laundry. Ce maître incontesté a fêté sa première récompense chez le fameux Taillevent à Paris, il est pétri de reconnaissance envers Jean-Claude Vrinat, le regretté propriétaire et son chef d’alors Philippe Legendre, trois étoiles.

Puissance et diversité

Le Michelin 2017 a bien raison de mentionner le fait que les brigades de toqués parisiens sont constituées de cuisiniers japonais, indiens, chinois, anglais, allemands, arméniens, africains du Sud: une véritable Tour de Babel aimantée par l’artisanat des cuissons justes et des sauces goûteuses –la France, référence permanente. L’école Cordon-Bleu multiplie les ouvertures hors des frontières, aux États-Unis, en Asie, en Grande-Bretagne: on y apprend les sauces et les garnitures.

«Il n’existe pas dans ce pays de plus puissant secteur de diversité et d’intégration que la cuisine», souligne Michael Ellis, patron actuel du guide rouge (28 éditions dans le monde).

À l’école de cuisine professionnelle d’Alain Ducasse dans la banlieue parisienne, un des plus brillants enseignants a été dans les années 2000 Sylvestre Wahid, pakistanais naturalisé, double étoilé à l’Oustau de Baumanière jusqu’en 2014, puis au restaurant gastronomique chez Thoumieux. Son frère Jonathan, artiste du millefeuille aux poires, a été sacré champion du monde des pâtissiers. Il officie aux côtés de sa compagne Fanny Rey, seule femme étoilée en 2017, à l’Auberge de Saint-Rémy-de-Provence, village cher à Caroline de Monaco.

À Genève, le messin Michel Roth, toujours lui, étoilé en 2016 au restaurant Bayview by Michel Roth de l’Hôtel Président Wilson, en face du puissant jet d’eau sur le lac, fait mitonner des plats signatures d’Escoffier (Guide culinaire en 1902) comme le vol-au-vent aux quenelles ou aux coquillages, le Rossini au foie gras poêlé, des tourtes de viandes rouges et blanches matures, un travail d’orfèvre, et des asperges mouillées d’une sauce hollandaise: des plaisirs de bouche rétro approuvés par les meilleurs gourmets, amoureux de la culture gastronomique.

Asperges et morilles au restaurant Bayview by Michel Roth

Et dans la vingtaine de restaurants de Joël Robuchon (Las Vegas, Bangkok, Macao, Tokyo, Londres, Monaco…), la purée lissée au beurre est réclamée, plébiscitée (même après le dessert), un plat d’enfance cher aux vestales des fourneaux.

La purée de pommes de terre lissée au beurre de Joël Robuchon © Gourmet TV Productions

Simplicité, santé

Oui, la cuisine française maintient sa préséance sur le globe pour les travaillés du palais, épris de rigueur dans les préparations –pas plus de trois ingrédients dans l’assiette conseille Joël Robuchon.

«La cuisine française a toujours survécu aux guerres et aux crises. Dans trente ans, elle sera toujours performante, je ne suis pas du tout inquiet. On se dirige vers une gastronomie plus dépouillée, plus simple et, surtout, plus saine, axée sur la santé», souligne le grand chef poitevin, artiste de la gelée de caviar à la crème de chou-fleur qui s’apprête à lancer une grande école de cuisine en Poitou.

Alain Ducasse, inventeur de la naturalité au restaurant du Plaza Athénée, trois étoiles, recommande un meilleur équilibre alimentaire, moins de protéines animales et plus de légumes et de céréales. «En trois décennies, dans nos cuisines contemporaines, nous avons déjà réduit le gras, le sel et le sucre. C’est mieux pour la santé des mangeurs, et bon pour la planète, c’est la tendance à suivre.»

Ce qui a changé dans l’imaginaire des mangeurs, c’est l’évolution des goûts, les désirs de gourmandises de la clientèle fine gueule qui fréquente les restaurants de toutes nationalités en France (19 relevées dans le Michelin 2017). Les nourritures bien lourdes pour des gargantuas qui se moquent du cholestérol et du diabète, comme les gueulards de chez l’Ami Louis (foie gras de 300 grammes, côte de bœuf et frites, Saint-Honoré crémeux) sont en voie d’extinction. D’ailleurs, qui va chez l’Ami Louis aux coups de fusil redoutables (200 euros et plus), exclu du Michelin et du Guide Lebey, cité seulement par le guide Pudlowski qui stigmatise «les prix de folie»?

La gastronomie, c'est le souvenir

 

Oui, nous sommes entrés dans la diversité culinaire, dans le voyage par les assiettes, dans l’ère des surprises de bouche, des souvenirs exotiques : comment expliquer autrement la montée en puissance de la paella, du couscous, des tapas parmi les plats préférés des Français. Le steak frites est en passe d’être dépassé par le burger francisé que Joël Robuchon a inscrit à la carte de l’Atelier des Champs-Élysées parmi soixante plats. Et André Terrail propose le burger de caneton à celle de la Rôtisserie d’Argent, voisin de la Tour éternelle (1482).

Salle du restaurant Manko © D. Delmas

Et Cyril Lignac, l’as du ris de veau au beurre et vin jaune, de vanter les plats péruviens de Gastón Acurio chez Manko (75008): le cebiche Nikkei à l’huile de sésame et au tamarin, la bavette de bœuf Black Angus et le chimichurri à l’ail qui mouille la viande exquise –tequila de rigueur. On se nourrit comme les Incas, dépaysement assuré.

Cebiche Nikkei au restaurant Manko © Alban Couturier

Cela dit, chez Taillevent, le chef double étoilé Alain Solivérès vient d’ajouter à la carte du déjeuner la blanquette de veau, un plat canaille dans ce conservatoire policé de la haute cuisine française où l’on a servi encore récemment des préparations de Carême (1784-1833) et de Curnonsky (1872-1956). La gastronomie, c’est le souvenir disait Georges Simenon qui a vécu aussi pour le régal des papilles.

Bonne nouvelle avenue Hoche, au Bar Long du Royal Monceau, le chef Rémi Van Peteghem a fait revenir à la carte le beau pâté en croûte de Gilles Vérot, prince des charcutiers (22 euros), la salade de homard à la fourme (44 euros), l’entrecôte Metzger sauce aux échalotes et vin rouge (49 euros), le filet de dorade aux pommes safranées (38 euros) et le sublime macaron Ispahan de Pierre Hermé accompagné de son chocolat chaud, divin (21 euros), cela en plus de deux spécialités du Qatar, copropriétaire du grand hôtel: le garish de crevettes aux épices (35 euros) et les majboos au poulet et au riz basmati (45 euros).

En haut des Champs-Élysées, à l’Atelier de Joël Robuchon, la chef aux mains de fée Mélanie Serre suggère ces jours-ci la blanquette de joues de veau au menu à 49 euros. Décidément, la blanquette quand tu nous tiens!

Restaurants cités

Matsuhisa au Royal Monceau

• 37, avenue Hoche 75008 Paris. Tél. : 01 42 99 88 00. Déjeuner bento à 45 euros. Carte de 80 à 180 euros. Fermé samedi et dimanche midi.

Bar des Prés, japonais

• 25, rue du dragon 75006 Paris. Tél. : 01 43 25 87 67. Déjeuner à 40 euros, sushis et sashimis. Carte de 50 à 80 euros.

Les Prés d’Eugénie

• Place de l’Impératrice 40320 Eugénie-les-Bains. Tél.: 05 58 05 06 07. Menu à la Ferme aux Grives à 52 euros, aux Prés à 140 euros. Carte de 180 à 240 euros. Fermé mardi à la Ferme, le midi aux Prés.

Mirazur de Mauro Colagreco

• 30, avenue Aristide Briand 06500 Menton. Tél.: 04 92 41 86 86. Menu au déjeuner à 65 euros. Carte de 130 à 160 euros. Fermé mardi midi.

Thoumieux, le chef Sylvestre à l’étage

• 79, rue Saint-Dominique 75007 Paris. Tél.: 01 47 05 79 00. Menu au déjeuner à 85 euros. Carte de 155 à 190 euros. Au rez-de-chaussée, la brasserie classique, menus au déjeuner à 22 et 29 euros. Carte de 60 à 80 euros. Même téléphone.

L’auberge Fanny Rey et Jonathan Wahid

• 12, boulevard Mirabeau 13210 Saint-Rémy-de-Provence. Tél.: 04 90 92 15 33. Menus au déjeuner à 25 et 32 euros. Carte de 75 à 110 euros. Fermé dimanche soir, mercredi et jeudi midi. Dix chambres à partir de 100 euros.

Restaurant Bayview by Michel Roth à l’Hôtel Président Wilson

• 47, quai Wilson à Genève. Tél.: +41 22 906 65 52. Menu au déjeuner à 60 francs suisses. Carte de 109 à 190 FS. Fermé dimanche et lundi.

L’Atelier de Joël Robuchon au Drugstore

• 133, avenue des Champs-Élysées 75008 Paris. Tél.: 01 47 23 75 75. Menu au déjeuner à 49 euros. Carte de 80 à 160 euros. Pas de fermeture.

La Rôtisserie d’Argent

• 19, quai de la Tournelle 75005 Paris. Tél.: 01 43 54 17 47. Carte de 49 à 75 euros. Service l’après-midi.

Manko

• 15, avenue Montaigne 75008 Paris. Tél. : 01 82 28 00 15. Menu à 65 euros. Carte de 70 à 90 euros.

Anticucho de bœuf au restaurant Manko © Alban Couturier

Bar Long au Royal Monceau

• 37, avenue Hoche 75008 Paris. Tél.: 01 42 99 98 50. Carte de 50 à 70 euros.

Taillevent

• 15, rue Lamennais 75008 Paris. Tél.: 01 44 95 15 01. Menu au déjeuner à 88 euros. Carte de 155 à 220 euros. Fermé samedi et dimanche.

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