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Comment une poche de jeans a mené à du harcèlement en ligne, ou le sacerdoce des journalistes féministes

Une journaliste de BuzzFeed France a été prise pour cible après avoir dénoncé la taille des poches des vêtements de femmes, plus petites que celles des hommes. Une réaction épidermique surréaliste tristement commune sur internet.

Capture d'écran d'un tweet mentionnant l'article de Buzzfeed France sur les poches de pantalon.
Capture d'écran d'un tweet mentionnant l'article de Buzzfeed France sur les poches de pantalon.

Temps de lecture: 8 minutes

Depuis longtemps, Marie Kirschen, journaliste chez BuzzFeed France, spécialisée sur les sujets LGBT et égalité hommes-femmes, se pose une question: pourquoi les poches de ses pantalons sont-elles toujours si petites? Le sujet l'intriguait d'autant plus que, après en avoir parlé autour avec ses collègues, elle a constaté que les poches de pantalons pour hommes étaient toutes plus amples et plus profondes. La journaliste a alors décidé d'en savoir plus en comparant les pantalons hommes et femmes vendus dans diverses boutiques parisiennes. Dimanche 19 février en fin de matinée, elle publie donc un article intitulé «J'ai vérifié les poches pour hommes et femmes de six magasins et on se fait arnaquer», largement diffusé sur les réseaux sociaux.

«Au début je n'ai eu que des retours positifs de femmes qui disaient “Oui grave, moi aussi j'ai ce problème”, m'explique la journaliste. Sur la page Facebook de BuzzFeed France, il y avait des débats polis. C'était intéressant de voir que certaines personnes ne voyaient pas le problème alors que d'autres réalisaient que, effectivement, c'est chiant de devoir prendre un sac parce qu'elles n'ont pas de vraies poches.»

Mais très vite, la situation dérape.

«Suicide toi»

Après quelques messages plus négatifs, les messages haineux et insultants commencent à faire surface le lendemain en milieu de journée. Des internautes, visiblement excédés, s'en prennent directement alors à Marie Kirschen. Certains viennent du très polémique forum 18-25 ans de jeuxvideo.com (ou les mentions de l'article étaient pourtant peu nombreuses). Un tweet, publié par un compte suivi par 37.000 personnes, semble avoir reçu plus d'échos puisqu'il a récolté très vite des centaines de retweets.

Et là, c'est le déferlement. Marie Kirschen nous a fourni plusieurs tweets et messages reçus ce jour-là.

Si les internautes en question trouvent cette histoire de poches si dérisoire, comment est-il possible qu'ils insultent si violemment une journaliste? En tentant de répondre à cette question, nous avons constater que, malheureusement, la poche n'est pas le seul sujet sur le genre capable de réveiller les trolls.

«Mon téléphone a freezé tellement il y avait de notifications»

En 2017 en France, il est toujours impossible d'écrire de façon sereine sur les questions de genre, qu'elles soient a priori anecdotiques ou qu'elles portent sur des problématiques plus manifestement politiques. Le moindre questionnement des normes établies soulève un vent de colère, destiné à le décrédibiliser immédiatement.

Prenons par exemple le «manspreading», cette attitude masculine consistant à s'asseoir dans un espace public en écartant les jambes et donc en prenant beaucoup de place, parfois aux dépens des femmes assises à côté. Chaque article écrit dessus entraîne un flot de réactions de la part d'internautes. Certains hommes partagent leur indignation face à ce qui, pour eux, n'est pas un sujet valable. C'est ce qui est arrivé lorsque, 14 avril 2016, MadmoiZelle a partagé un article «manspreading» sur sa page Facebook.

 

Il est très courant de trouver des insultes visant directement les journalistes féministes. Toujours sur le manspreading, une vidéo virale de BuzzFeed.com publiée fin 2016 sur Facebook a entrainé des milliers de commentaires du même genre que celui-ci, «liké» plus de 5.000 fois:

«BuzzFeed est dirigé par une bande de lesbiennes poilues des aisselles qui portent des chemises à carreaux et détestent les hommes. Bien sûr qu'elles allaient faire une vidéo pour montrer à quel point elles détestent comment on s'asseoit. [...] Les hommes ont des boules entre leurs jambes et ont besoin d'espace. Les femmes n'en ont pas besoin, elles ont seulement l'air d'avoir des problèmes d'hygiène féminine quand elle s'assoient en faisant prendre l'air à leur vagin.»

Même chose il y a quelques jours, dans une moindre mesure, après un article de L'Obs sur l'espace dédié aux garçons et aux filles dans les cours de récré.

Le féminisme hystérique c'est vraiment un cancer :https://t.co/AmS92oCtN6 via @LObs

— Martin (@Martin_B44) February 19, 2017

Le moindre sujet, s'il touche au féminisme, prend le risque de susciter une vague d'insultes. «Beaucoup d’hommes n’ont pas conscience de l’importance de ces sujets, note la journaliste Johanna Luyssen, cheffe de service web de Libération. Quand ils sont polis ou de gauche ils le gardent pour eux, mais on sent qu’ils regardent tout ça avec un oeil vaguement goguenard. Que ce soit sur Twitter, dans les débats télé, au café, en conférence de rédaction. Le quotidien des femmes, la taxe tampon, la féminisation des noms de fonction, les coiffeurs qui coûtent plus cher… Ils n’en ont rien à faire. Ils n’y sont pas confrontés. Ils ne voient pas le problème.»

En dénonçant la vision réactionnaire des femmes, et du féminisme, de la journaliste du Figaro Eugénie Bastié, Johanna Luyssen a dû faire face à un harceleur, contributeur du site Atlantico. «[Il] a écrit un article sur Atlantico m’expliquant que mon article n’était ni plus ni moins que la métaphore de la “laideur” de la gauche et m’a ensuite écrit sur Facebook “Dommage que vous soyez belle!”. Puis: “Vous êtes le plus joli punching ball que j’ai jamais eu”, et depuis ce type me poste régulièrement des commentaires sur ma page Facebook pour me faire réagir.»

Anaïs Condomines, journaliste société de LCI, a été violemment harcelée en ligne après un article sur le forum 18-25 ans de jeuxvideo.com, mais n'a pas eu le temps de voir la vague de haine grossir au loin. «J'ai publié un jeudi soir assez tard dans la journée. Je suis rentrée chez moi et quand je suis sortie du métro mon téléphone a freezé tellement il y avait de notifications après la publication. Le lendemain ça s'est intensifié, ça a été hyper trash. J'ai eu des insultes, des menaces, et sur le forum ils ont créé un "topic" sur moi, où il y avait ce qui ressemblait à des menaces de viol et de mort.»

La journaliste, qui refusait d'aller voir ce que certains membres du forum disaient sur elle, y a été confrontée malgré tout par des connaissances. «Je ne voulais pas aller voir ce qui ressemblait à des menaces écrites, mais des gens sont venus m'avertir avec capture d'écran à l'appui. Des militantes féministes par exemple, pensant bien faire, m'ont envoyé sur Facebook des captures pour m'avertir, alors que je voulais m'en prémunir.»

Et quand les journalistes ne font que commenter ou diffuser des articles sur ces sujets, même quand ne les ont pas écrits elles-mêmes, les trolls sont encore au rendez-vous. Johanna Luyssen en a fait les frais en commentant l'article «poches» de Marie Kirschen, expliquant que beaucoup de robes ne se ferment pas toutes seules, nécessitant l'aide de quelqu'un. «Un type sur Twitter m’a aussitôt répondu : “Si t’es pas contente t’achète pas. Ou tu mets un tee-shirt et t’arrête de casser les couilles grosse pute”.»

Les journalistes peuvent aussi être prises à partie pour des publications de la part du média dans lequel elles travaillent: «Nous pouvons nous faire “interpeller” directement sur Facebook, suite à une publication sur notre compte LCI d’un article, explique Flore Galaud, rédactrice en chef adjointe de LCI. Ce qui est plus pratique sur Facebook, c’est que nous pouvons directement modérer les publications. Evidemment, sur Twitter, le fonctionnement n’est pas le même.»

«J'avais l'impression de m'être pris un bus dans la figure»

Des sites comme Twitter font de petits (très petits) efforts pour proposer des outils de lutte contre le harcèlement. Mais ce réseau est loin d'être opérationnel pour gérer ces situations. Et le harcèlement y est si commode que le seul moyen d'y échapper consisterait à jeter son téléphone et son ordinateur. «C'était ingérable, se souvient Marie Kirschen, ça m'a plombé mon après-midi alors que je n'ai pas répondu aux gens. L'option bloquer des gens, ça fonctionne quand une personne te harcèle plusieurs fois, mais quand ce sont une centaine de gens qui te mentionnent une fois, cela ne sert à rien. En passant en privé, les gens ne peuvent plus voir le tweet.» Dès lors, la masse de notifications a baissé.

«Le vendredi, j'ai rien pu faire d'autre, ça m'a bousillé ma journée de travail, ajoute Anaïs Condomines de son côté. J'utilise Tweetdeck, comme beaucoup de journalistes, et je voyais les messages défiler. Je me suis dit que je pouvais changer de page, mais là c'est le téléphone qui sonnait, et au final c'était impossible de penser à autre chose. Cela m'a pris du temps de demander à ce que la modération soit faite, de bloquer les comptes, de voir sur Google si des pages à mon nom n'ont pas été créées. Je suis rentrée chez moi j'avais l'impression de m'être pris un bus dans la figure, j'étais complètement sonnée.» Après avoir refusé de bloquer des comptes qui la harcelait, estimant que cela pouvait «faire plaisir à ces personnes de voir qu'elles ont un impact», elle a finalement bloqué environ 150 d'entre eux. «Je me suis dit que je n'avais pas à subir tout ça.» 

Aude Lorriaux, contributrice chez Slate.fr, a connu une vague d'insultes après une enquête sur les touchers vaginaux, dans laquelle elle montrait que ces gestes médicaux étaient parfois pratiqués sur des patientes endormies, sans leur consentement. Elle note que certains commentaires, même très virulents, permettent de soulever un débat.

«Dans ces cas-là, il arrive qu'il faille s'expliquer en partie Mais quand ces attaques ne sont pas justifiéee et purement gratuites, je ne réponds pas car comme on dit, “don't feed the troll” [“ne nourris pas le troll”], c'est du temps perdu. Il ne faut pas perdre son énergie sur ça, car on pourrait y passer ses journées, sa vie même, à leur répondre.»

 

Ne pas abandonner son sujet, aussi «petit» soit-il

Depuis quelques années, et le recrutement de journalistes sur les questions de genre et d'égalités hommes-femmes, les journalistes et les rédactions anticipent les conséquences de ce genre de sujet.

«Lorsque nous déterminons les sujets en conférence de rédaction, nous savons d’emblée quels sujets vont faire l’objet d’une “shitstorm”», confirme ainsi Flore Galaud de LCI. Sa collègue Anaïs Condomines, désormais connue des trolls sexistes et misogynes, sait qu'on surveille ses articles. «Avant que je ne les bloque, à chaque fois que je postais un tweet, je recevais des commentaires dénigrants d’internautes. Clairement, j'étais attendue à chaque article que je publiais.»

Tout en continuant à écrire régulièrement sur les questions de genre, elle a ainsi préféré, à l'époque, ne pas écrire sur son propre harcèlement, afin de ne pas alimenter les trolls. «Quand j'ai écrit le papier sur les poches, je ne me suis pas dit que je n'allais pas le faire parce que j'allais être harcelée, explique également Marie Kirschen. Je savais très bien que j'allais recevoir des critiques. Déjà le féminisme est un sujet sensible, mais ici, parler de poches peut paraître futile, assez léger.»

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En revanche, toutes les journalistes avec qui nous avons parlé expliquent que, contrairement aux idées reçues, ces sujets apparemment anodins doivent être traités, quelles que soient les conséquences en ligne, car ils soulèvent des questions plus larges sur notre société.

«Parfois les petites choses révèlent les grandes et il est utile de “regarder par le petit bout de la lorgnette”, note Aude Lorriaux. En soi il y a des sujets beaucoup plus importants en médecine que les touchers vaginaux. Mais ce sont ces sujets qui révèlent des malaises plus importants.»

Des malaises aujourd'hui encore profondément ancrés chez les trolls misogynes: «Ils ne savent pas vraiment ce que c’est l’inégalité, conclut Johanna Luyssen. Ils ne la voient pas. Il ne veulent pas savoir. Ils n’ont pas envie de remettre en cause des centaines d’années d'un fonctionnement qui, pour eux, marche très bien. Ils ont peur d’y perdre des plumes.»

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