France

Le bio est-il toujours réservé aux bobos?

Une étude de l’Agence bio révélée le 21 février qualifie l’année 2016 d’ «historique» pour l’agriculture biologique. De la généralisation de ses produits dans la grande distribution aux initiatives de restaurateurs militants, l’alimentation bio tend à sortir des circuits classiques réservés à une élite financière des grandes villes. Doit-on y voir les symptômes d’une mode, ou d’une prise de conscience globale et durable sur nos manières de consommer?

REMY GABALDA / AFP
REMY GABALDA / AFP

Temps de lecture: 9 minutes

Attablée avec une amie, Servane déguste son dessert du jour, une boule «choco-noisettes-coco», entièrement veggie et gluten-free. La prouesse technique de cette pâtisserie ne semble rien retirer à la gourmandise. Une bulle de réconfort après la séance de running hebdomadaire de la trentenaire, sous un ciel bas de février, et même, quelques flocons de neige. Habitante du XVIIIe arrondissement parisien, Servane a tout de suite adopté le Myrha.

«Le lieu est idéal pour en faire un QG de quartier. Il manquait dans la Goutte d'or un café-cantine ouvert à tous: c'est pas cher, simple et bon. Le bio, c'est un plus auquel je suis sensible, pour le goût et aussi pour l'aspect militant, du bio pour tous.»

Fabrice est assis à l’opposé du grand comptoir en bois. Au Myrha, les tables sont communes, on vient prendre sa commande au bar et on repart avec son plateau. Entraîneur de l’équipe de foot des Enfants de la Goutte d’Or, il vient régulièrement déjeuner avec ses collègues du club. Six euros le plat complet, dix euros la formule avec entrée ou dessert, boisson comprise, il s’agit de s’aligner sur les tarifs proposés dans les échoppes du quartier.

«J'ai découvert cette adresse grâce au bouche à oreille. Le Myrha répond à une demande jusqu'ici ignorée dans le quartier: une nourriture de qualité, à un prix attractif, servie rapidement par une équipe accueillante. C’est une excellente alternative aux kebabs qui sont légions dans le quartier et qui constituent le premier réflexe des habitants souhaitant déjeuner sur le pouce à toute heure.»

Séduire un public populaire

«Du bio démocratique», dans «la rue du crack», telle est l’ambition affichée du Myrha, inauguré il y a un mois. Une épicerie adossée au restaurant devrait ouvrir en mars, qui permettra de dégager les marges impossibles avec la restauration sur place. En poussant la porte de cette cantine de quartier qui ne désemplit pas, on peut lire un peu partout, inscrit à la craie sur de grandes ardoises, la mention «Tout bio, tout maison», mantra de ce temple de la cuisine saine. Au menu du jour, le chef propose un assortiment de riz parfumé, patate douce, panais et poireaux à l’orange, accompagné au choix d’un poulet aux herbes, d’œufs brouillés aux blettes, ou encore d’une option vegan avec haricots azuki aux algues.

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Au Myrha, tous les salariés, du cuistot aux commis de cuisine, en passant par le plongeur, sont des habitants de Barbès et de ses environs, afin de favoriser cette implantation ultra-locale. Pari audacieux, dans l’un des derniers secteurs de la capitale encore largement populaire? Les observateurs de la gentrification n’y verront rien de particulièrement étonnant. Un lieu qui s’adresse aux bobos pour consacrer une dynamique certes plus timide qu’ailleurs, mais néanmoins en cours à la Goutte d’Or depuis plusieurs années, le phénomène est banal. Mais l’ambition des initiateurs du lieu va au-delà.

Pierre, 38 ans, est l’un des trois gérants du Myrha. Il le concède, les premiers clients, et la majorité des habitués, peuvent répondre à l’archétype du bobo parisien, pourtant, il est optimiste quant à une diversification progressive de son public.

«Ce qui est dur, pour les gens du quartier, c’est de passer la porte, bien sûr que le lieu est connoté, qu’il y aura toujours des mecs barbus avec des bonnets, mais les commerçants du quartier viennent aussi et nous envoient des clients. Le midi, on a des travailleurs du quartier, des ouvriers de voirie, le postier, l’éboueur. Certains reviennent en famille le week-end. Il y a aussi beaucoup d’étudiants et des vegans qui ne roulent pas sur l’or et qui ont entendu parler du restaurant via les réseaux spécialisés.»

Les ressorts sociologiques du «mangeur bio»

Les bobos mangent bio, c’est bien connu. Un cliché qui, parmi d’autres marqueurs, –le vélo, la fête, le brunch du dimanche, le vote PS–, a souvent permis de dresser le portrait de cette catégorie dénuée de scientificité, mais qui s’avère corrélé par les données sociologiques, si l’on établit un raccourci rapide entre bobos, et globalement, catégories socioprofessionnelles dites supérieures. Mais est-ce encore aujourd'hui vraiment un signe si distinctif? Selon les chiffres rendus publics le 21 février par l’Agence bio, la part de l’alimentation bio a bondi de 20% en un an dans le panier d’achats des Français. 69% d’entre eux se déclarent consommateurs de produits biologiques, à raison d’au moins une fois par mois, les produits les plus prisés étant les fruits et légumes (78%), les produits laitiers (65%), et les œufs (53%).

Sans surprise, les hauts revenus restent plus enclins à plébisciter assidûment l’agriculture biologique, plus chère que les produits dits «conventionnels». Pour près de neuf consommateurs sur dix, le prix des produits biologiques reste le principal frein à l’achat. Toutefois, selon les données du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), une relative «démocratisation» de la consommation des produits bio serait à l’œuvre, puisque plus de la moitié (52%) des personnes disposant de moins de 900 euros nets par mois étaient des acheteurs réguliers ou occasionnels de produits estampillés bio en 2010, contre seulement 20% en 1995.

«Je constate toujours une vraie dichotomie entre monde rural et monde urbain. Les plus sceptiques quant au bio sont souvent les agriculteurs»

Karen Montagne, sociologue

Karen Montagne, sociologue, mène ses recherches auprès de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA). En 2005, elle a établi un «portrait-robot» du mangeur bio, qu’elle met actuellement à jour pour une publication au sein d’un ouvrage collectif en mars. Selon elle, trois critères fluctuants et interdépendants président dans la psychologie du mangeur bio: la nostalgie, l’écologie et la santé.

Au sein de son corpus, elle a constaté de nombreux ralliements au bio à l’occasion des grandes ruptures de la vie: grossesse, maladie, vieillesse. Des personnes âgées qui n’ont pas toujours fait partie des consommateurs traditionnels du bio, et qui, à la faveur du temps que leur accorde la retraite ou de maladies qu’ils constatent dans leur entourage, s’inscrivent dans des démarches militantes comme la création d’une Amap ou l’aide à la conversion d’une exploitation en bio.

La grande distribution aux avant-postes

Mais tout le monde ne pousse pas la logique aussi loin. Le bio tend à devenir au fil des années une classe de produits de consommation courante, quitte à faire fi de certaines contradictions. Aujourd’hui, 81% des produits biologiques sont achetés en grandes et moyennes surfaces. Des «corners Bio» ont ainsi fleuri dans la grande distribution, qui ne s’est pas trompée sur la manne financière que ce marché représente, les ventes de produits issus de l’agriculture biologique dépassant les 7 milliards d’euros à la fin 2016.

L’aspect onéreux du bio restant un frein à son développement, les grands groupes parient sur leurs marques propres. Avec «Carrefour Bio», le leader de la grande distribution se targue de proposer des tarifs 30% moins chers que les grandes marques. Leclerc, son principal concurrent, tente de rétorquer avec le slogan «Bio Village, le bio à prix raisonnable». Si pour Karen Montagne, la démocratisation du bio est indéniable, le phénomène n’est pas sans effets pervers:

«Le fait que l’on trouve des produits bio dans la grande distribution, venant de loin et uniquement soumis à des normes européennes, beaucoup moins strictes que la réglementation française, induit que les valeurs de durabilité de l’agriculture locale, de respect des conditions de travail, sont souvent perdues. Mais que le bio gagne en accessibilité, c’est évident. Il est désormais moins lié au revenu, en revanche je constate toujours une vraie dichotomie entre monde rural et monde urbain. Les plus sceptiques quant au bio sont souvent les agriculteurs.»

Consommer bio ne serait en tout cas plus un privilège de bobos. La logique de diffusion sociale des pratiques alimentaires n’a rien d’inédit. Le sociologue allemand Norbert Elias a mis en lumière comment, à partir du XVIIe siècle, les manières de table de la noblesse de cour, comme l’usage de la fourchette, se sont progressivement étendues à la bourgeoisie, puis en cascade aux autres milieux sociaux. Même constat chez Bourdieu, pour qui non seulement les goûts sont déterminés par la position sociale, et cela souvent de manière inconsciente par l’intermédiaire de l’habitus, mais ils se diffusent d’une classe à l’autre. A fortiori quand l’argument de santé et de protection de l’environnement se substitue à la simple notion de mode.

Un sujet de campagne?

Promouvoir une alimentation saine et généraliser le bio, le sujet a fini par infuser dans le débat public, et apparaît désormais comme une préoccupation majeure de certains responsables politiques de premier plan. On se souvient du quinoa de Jean-Luc Mélenchon, un peu moins que, déjà candidat déclaré à l’élection présidentielle, il avait choisi l’an dernier de boycotter le salon de l’agriculture, grand-messe de la FNSEA et de la production intensive, au profit d’une crèmerie bio d’Ille-et-Vilaine.

Benoît Hamon a fait de la sécurité alimentaire et du souci des générations futures un crédo de campagne, pourfendant les pesticides et autres perturbateurs endocriniens. Parmi ses engagements, il se prononce en faveur d’une alimentation locale et non-chimique:

«Je lancerai un programme d’investissements agricoles pour soutenir les projets de développement agroécologique, les circuits-courts, les coopératives et faciliter l’installation des jeunes agriculteurs qui souhaitent reconvertir des exploitations en fermes bio ou agroécologiques.»

Le 5 février dernier, il consacre une large partie de son discours d’investiture aux problématiques environnementales, notamment en matière alimentaire, évoquant la menace de scandales sanitaires, et les maladies chroniques liées aux substances toxiques que contiennent nos assiettes :

«Sur les questions de santé environnementale, vive les bobos, et tous les autres! Parce que ceux qui consomment une alimentation qui met en danger leur santé, ce sont toujours les mêmes, ce sont toujours les plus pauvres. On ne peut plus distinguer la question sociale de la question écologique.»

Des initiatives sur tout le territoire

Les bobos à l’avant-garde d’une révolution alimentaire, qu’il convient de diffuser dans les milieux plus modestes? Benoît Hamon semble appeler ce mouvement de ses vœux. Pour le député de l’Essonne Michel Pouzol, fidèle camarade de route du candidat socialiste et porte-parole de sa campagne qui a connu la grande précarité, le bio n’a rien d’une préoccupation anecdotique réservée aux riches. Il s’agit au contraire d’un sujet fondamental qui convainc de plus en plus de Français, tous milieux confondus. Il en veut pour preuve les nombreuses initiatives qui se développent sur le territoire de sa circonscription.

«En grande couronne, il y a de plus en plus de choses qui sont faites, et qui répondent au grand enjeu de l’agriculture francilienne périurbaine. Chez moi, à Brétigny-sur-Orge, on s’apprête à sortir de terre 55 hectares de maréchage exclusivement bio. Les Amap sont de plus en plus nombreuses, les conserveries coopératives, jusqu’au discounter qui propose des produits bios issus d’agriculteurs locaux. Des petits producteurs qui approvisionnent aussi des épiceries sociales, des banques alimentaires.»

Pour l’élu de terrain, les changements de mode de consommation participent d’un mouvement plus général, d’un cercle vertueux qui trouve des connexions avec l’économie sociale et solidaire, tordant le cou à l’idée selon laquelle le bio constituerait seulement un luxe réservé à une élite.

«Il faut absolument suivre ce mouvement de démocratisation du bio, par les circuits courts et les réglementations. Le public est demandeur, car il ressent le besoin profond de se réapproprier son alimentation.»

Le bio, une éducation

Selon Michel Pouzol, les pouvoirs publics ont le devoir d’accompagner et de soutenir cette tendance. Il souligne l’importance de l’éducation et de la sensibilisation dès le plus jeune âge, au travers notamment de la généralisation du bio dans les cantines scolaires. À ce sujet Jean-Luc Mélenchon ne fait pas dans la demi-mesure, il souhaite que 100% de bio y soit servi d’ici cinq ans. En novembre dernier, les députés ont voté en faveur d’un amendement à la loi Égalité et citoyenneté, proposé par la députée écologiste Brigitte Allain, pour que les repas des cantines scolaires et des restaurants collectifs contiennent 40 % de produits locaux et de saison, dont 20 % d'aliments bio. Une obligation qui sera effective à partir de 2020, et qui vient parachever une dynamique en cours.

En 2016, 58% des établissements de la restauration collective déclaraient proposer des produits biologiques, contre seulement 4% avant 2006, selon les données de l’Agence bio. Le secteur scolaire est le plus concerné, avec 75% des établissements proposant des produits bio.

Si l’écologiste Yannick Jadot propose que la moitié des aides européennes de la PAC soient redistribuées aux paysans bio, tous les candidats ne se montrent pas aussi concernés par la question. Tentant de verdir son discours, Emmanuel Macron a déclaré qu’il réorienterait les aides, pas nécessairement vers le bio labellisé mais vers les exploitations qui respectent l'environnement, autrement dit l’agriculture raisonnée. Quant à François Fillon, le bio ne semble pas faire partie de ses préoccupations, sa priorité concernant l’agriculture résidant plutôt dans la suppression des contraintes, comme l’abrogation de toutes les normes écologiques si elles vont plus loin que le droit européen.

Enfin, Marine Le Pen s’attache à promouvoir les circuits courts et les «exploitations familiales» dans son programme présidentiel, voulant substituer «une politique agricole française» à la politique agricole commune. Une conception plus nationaliste que véritablement écologiste. Il y a cinq ans, la candidate frontiste n’avait pas hésité à qualifier les produits bios de «dictature», et d’«histoire de gros sous enrobées dans des bons sentiments». Le bio aux bobos, et le terroir au peuple? Il se pourrait que le FN, en prise avec une vision dépassée de la société, commette une erreur d’analyse majeure.

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