France

Le spectre des «milices de Sarkozy»

Histoire d'un vrai-faux «bug», créé par Jean-Luc Mélenchon, après le déplacement de Nicolas Sarkozy en banlieue.

Temps de lecture: 4 minutes

Jean-Luc Mélenchon ne met pas en doute l'intégrité et le professionnalisme des médias. Mais il s'étonne qu'ils aient pu laisser sous silence une info aussi «énorme», à savoir l'annonce par le chef de l'Etat lors de son déplacement en banlieue le 24 novembre de la création de «milices» composées de citoyens bénévoles dans les quartiers. Pourtant, s'insurge le président du Parti de gauche, il suffit de lire le discours que le chef de l'Etat y a prononcé à cette occasion:

Des réservistes expérimentés seront recrutés comme délégués à la cohésion police-population. Ils s'appuieront sur des "volontaires citoyens de la police nationale", c'est à dire des habitants dont je veux engager le recrutement pour qu'ils s'impliquent dans la sécurité de leur propre quartier.

Alors, Jean-Luc Mélenchon a pris sa plume et appelé, sur son blog, à une «action urgente» sur le sujet:

Il s'agit là du système expérimenté par Silvio Berlusconi en Italie et que l'on appelle «les chemises jaunes» du nom de la couleur de la chemise de ces miliciens. (...) Qui peut être d'accord avec ça? Imaginez-vous concrètement ce que cela veut dire comme pouvoirs exorbitants accordés à ces personnes? Il faut rapidement que nos parlementaires et nos élus locaux s'opposent à cette absurdité. Les milices locales sont la fin du maintien de l'ordre républicain. Aucune des imperfections et lacunes béantes de ce dernier ne justifie que l'on régresse à cette logique milicienne qui va déclencher des abus prévisibles et des inquisitions intolérables dans un pays libre.

L'indignation du président du Parti de gauche se répand alors rapidement. Les lecteurs de son blog, les militants, puis les médias et réseaux proches de la «gauche de la gauche» s'en font l'écho dans des termes sans équivoque. On y rappelle le passé vichyste de la France, les risques d'affrontements dans les quartiers et, une fois de plus, on s'étonne du peu de réactions suscitées par cette annonce. «Sarkozy annonce la création de milices de maintien de l'ordre. Tout le monde s'en fout», titre Bellacio. Invité sur France Inter dimanche soir dans l'émission «Demain la veille» (dont Slate est partenaire), Jean-Luc Mélenchon évoque le sujet provoquant l'émoi des journalistes. «Je ne l'ai vu nulle part», réagit Jean-Marie Colombani. «Ça a fait figure de révélation», s'en vante le sénateur le lendemain sur son blog.

En fait, sur ce coup, les médias n'y sont pour rien. Si personne n'en a parlé, c'est que Nicolas Sarkozy n'a pas prononcé la phrase que lui attribue Jean-Luc Mélenchon lors de son déplacement en banlieue en novembre. Ni dans les commissariats, ni dans la rue, ni lors de la table ronde organisée au Perreux. Il a certes beaucoup parlé de vidéosurveillance, de lutte contre les trafics, de «sanctuarisation» des écoles et de ces voyous qui font la grasse matinée, qui roulent en Porsche et arborent des montres de luxe. Mais pas un mot sur les «citoyens volontaires» sensés rapprocher la police aux habitants des quartiers sensibles.

«Nous sommes à l'origine d'un bug», reconnaît mardi Laurent Mafféïs, l'assistant de Jean-Luc Mélenchon, qui promet une rapide mise au point sur le site du sénateur de l'Essonne. En cause, une «compilation de discours de Nicolas Sarkozy», selon Mafféïs. La phrase en question figure bel et bien dans un discours de quinze pages du chef de l'Etat, mais prononcé le 8 février 2008 lors de la présentation du plan «Espoirs banlieue» piloté par Fadela Amara. «Sur le fond, notre indignation reste la même et nous comptons demander des comptes au gouvernement sur cette initiative», précise l'assistant de Jean-Luc Mélenchon.

Le ridicule succès de l'initiative

C'est peut-être un peu tard. Parce que cette initiative ne date pas d'hier, ni de 2008 mais de 2006 (bien avant donc des «chemises jaunes» de Silvio Berlusconi...). En revanche, elle est bien de Nicolas Sarkozy même si aujourd'hui il semble s'être quelque peu désintéressé de l'idée qu'il a introduit alors qu'il était ministre de l'Intérieur. Dans un document interne de la Direction générale de la police nationale (DGPN), il est précisé que cette initiative a été annoncée le 12 janvier 2006 par Nicolas Sarkozy; son «expérimentation» est lancée le 1er juillet de la même année.

Sous forme de FAQ, cette note présente le «service volontaire citoyen» aux différents corps de la Police nationale. Sa mission est de compléter la mission des forces de l'ordre classiques par la prévention et de renforcer les liens de ces dernières avec la population. Les «volontaires citoyens» n'ont aucun pouvoir de police et ne sont pas rémunérés. Les modifications apportées le 5 mars 2007 à la loi sur la sécurité intérieure de 2003 donnent une base législative au dispositif. A partir de cette date, le Service volontaire citoyen (SVC) est officiel et il fait l'objet d'une rubrique particulière sur le site du ministère de l'Intérieur. Sa description est une version très light du PCSO britannique (Police Community Support Officer) qui, lui, peut se targuer d'un véritable uniforme. Son homologue français se contentera d'un coupe-vent bleu et d'un badge, les deux étant facultatifs. Le recrutement est désormais ouvert sur tout le territoire.

Mais, visiblement, on ne s'est pas bousculé au portillon. L'expérimentation de 2006 avait pour objectif de recruter un millier de bénévoles sur une vingtaine de départements. A peine un tiers se sont manifestés. A partir de 2008, Michèle Alliot-Marie, qui a hérité du projet, a bien voulu donner un coup d'accélérateur en communiquant davantage sur le projet, mais l'affaire est restée anecdotique. Par manque de candidats mais aussi par la méfiance et, parfois, l'hilarité qu'elle a provoquée au sein des forces de police.

La sinistre mémoire des milices

Et, pendant toutes ces années, l'existence de ce que Mélenchon appelle les «milices de Sarkozy» n'a provoqué de réactions massives, y compris dans les milieux les plus anti-sarkozystes. Idem pour le discours de 2008; l'Internaute magazine a bien ouvert un sondage sur cette question des volontaires citoyens, mais l'affaire a fait un flop. Une quarantaine de personnes se sont prononcées, dont 20 contre et 18 pour. Les quelques articles de presse qui en parlent, notamment dans la presse régionale, racontent la motivation de papys qui veulent surtout se «rendre utiles en aidant les gens».

Mais les «auxiliaires de police» n'ont jamais bonne presse. Et il n'y pas que Vichy ou les rondes plus récentes des «chemises jaunes» en Italie... Il y a aussi les droujinniki russes, récemment remis au goût du jour par le régime actuel, et plus généralement cette mémoire encore vive de près de cinquante ans de régimes totalitaires à l'Est de l'Europe où des «citoyens responsables» étaient capables d'envoyer un voisin au Goulag (et s'approprier son appartement au passage) en rapportant à la police qu'il était un fan des Beatles. Les temps ont bien changé depuis. Mais ça ne dissipe pas l'inquiétude d'Hélène Franco, membre du bureau politique du Parti de gauche et animatrice de la Commission justice et libertés. «On malmène ainsi la République», dit-elle en craignant que les citoyens volontaires ne se généralisent et que surtout, à la faveur de la crise, le pouvoir ne soit tenté de les rémunérer. Elle aussi, elle tient ses informations du blog de Jean-Luc Mélenchon. «Je lui fais confiance», dit la juriste.

Alexandre Lévy

Image de une: «The local militia» CC Flickr James Wheare

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