Culture

L'Afrique selon la téléréalité française

On a suivi les participants de deux émissions télé qui s'immergent sur le continent dans une bulle très particulière.

Capture d'écran de l'émission «Les Marseillais: South Africa».
Capture d'écran de l'émission «Les Marseillais: South Africa».

Temps de lecture: 6 minutes

C'est en zappant que je suis tombé par hasard sur «Une saison dans la savane»: le premier épisode était diffusé sur France 4, le 9 février dernier. À cheval entre les codes de la télé-réalité et du documentaire, cette émission met en scène l'équipe de soigneurs d'un zoo français –le zoo de la Flèche, dans la Sarthe– en voyage dans la brousse namibienne. Ils s'y rendent pour être formés par l'ONG Wildlife Angel, spécialisée dans l'entraînement para-militaire de rangers, dans le cadre de la lutte contre le braconnage. On le racontait sur Slate Afrique, de nombreuses ONG ont investi le marché de la lutte anti-braconnage, principalement en formant les personnels de parcs nationaux au maniement des armes lourdes et au combat.  

L'ONG Wildlife Angel est dirigée par un Français, Sergio Lopez, qui supervise –de manière très militaire– l'équipe du zoo de la Flèche. 

Quelques mois plus tôt, j'avais également laissé traîner mes yeux sur des extraits de l'émission de télé-réalité «Les Marseillais: South Africa», plus crue et plus vulgaire. L'Afrique du Sud étant en quelque sorte un pays jumeau de la Namibie car ces Etats voisins ont, dans la seconde moitié du XXe siècle, chacun subi l'apartheid, régime racial discriminant les populations noires. 

Le principe de cette deuxième émission: des Marseillais aux profils très caricaturaux (belle publicité pour le bronzage aux UV) enfermés dans une immense villa avec piscine dans la banlieue huppée du Cap, et uniquement emmenés à l'extérieur de leur prison dorée pour des sorties loisirs. Une séquence de l'émission avait fait parler d'elle quand l'une des participantes, Jessica, avait confondu, sur un tableau, Nelson Mandela avec un acteur américain. Gêne maximale. 

Jessica: –«Stéph, c'est qui ce mec qui est partout dans notre maison sur les tableaux là? 

Stéphanie: –Pfff, tu n'a pas à me demander ça s'il te plaît je t'en supplie. 

Jessica: –Tu sais qui on dirait? On dirait l'acteur américain, tu vois qui je veux dire? Si le vieux avec les cheveux grisonnants qui fait plein de films. Me dit pas que tu ne vois pas de qui je parle?

Stéphanie: –...»

Très différentes, ces deux émissions véhiculent néanmoins toutes deux des clichés assez navrants sur le continent africain et les pays où se déroulent l'aventure des personnages. 

Loin de la pauvreté

Dans leur trip africain, les apprentis rangers du zoo de la Flèche et la bande des Marseillais sont tenus loin à l'écart de la pauvreté. En Afrique du Sud, dans la ville du Cap, à la géographie urbaine encore très marquée par l'apartheid, les sudistes habitent une maison luxueuse dans une riche banlieue. Le lieu exact n'est pas précisé, mais il peut s'agir autant du quartier très boisé et très blanc de Rondebosh, comme de Stellenbosch, ville dortoir accolée au Cap et refuge de la classe aisée. Loin en tout cas des townships voisins où la criminalité et le virus du sida font des ravages. Le puzzle urbain de la ville la plus métissée du pays (environ un tiers de métis, de noirs et de blancs au Cap) met en exergue le fossé qui sépare toujours les différentes strates de la population. Le photographe Johnny Miller a réalisé des clichés impressionnants des séparations nettes entre riches et pauvres dans la ville. 

 

Le taux d'homicide du Cap est l'un des plus élevés au monde et les inégalités économiques y sont incroyablement fortes, comme ailleurs dans le pays. L'Afrique du Sud a le coefficient de Gini (qui mesure les inégalités de répartition des richesses) le plus élevé au monde.

Mais enfermés dans leur villa, Clément, Adixia, Kevin ou Carla ne voient rien de tout ça. Ils naviguent entre leur piscine et le littoral pour une session de sharkdiving –pratique qui consiste à être enfermé dans une cage sous l'eau en pleine mer autour de laquelle nagent des requins– ou roulent à toute vitesse dans la savane pour admirer des lions et des girafes en safari.

Et quand les Marseillais sortent dans la «brousse», ça fait plutôt mal.

«On arrive dans une sorte de petit village avec des petits tipis en paille et avec des gens à moitié nus avec des peaux de bêtes pour s'habiller, c'est exactement ce que j'imaginais», lâche Kim, une Marseillaise. 

Sauf que le village en question est un fake créé par l'organisation pour tester les préjugés des candidats. Un piège pas vraiment difficile à perçer, quand les figurants ressemblent plus à des acteurs de parc préhistorique pour enfants qu'à une véritable communauté zoulou ou xhosa. 

Il faut coller son nez à la vitre

J'ai voyagé en Afrique du Sud en mode «backpacker» et il y est très facile de s'y maintenir dans une bulle coupée des réalités du pays. Des navettes réservées aux touristes lient entre elles les auberges de jeunesse bon marché et les sites touristiques. Si vous collez votre nez contre la fenêtre vous verrez tout de même, à l'entrée des villes en bordure d'autoroute, d'immenses townships entourés de barbelés, où vit une part toujours très importante de la population noire. 

Dans leur campement namibien, installé en pleine brousse, l'équipe du zoo de la Flèche passe aussi à côté de l'essentiel. Si leur coeur bondit pendant qu'ils soignent et nourrissent des rhinocéros ou décortiquent avec les gros bras de Wildlife Angel une scène de crime autour d'une antilope égorgée en plein bush, ils n'iront jamais rendre visite avec leur mentor Sergio Lopez, adepte des séries de pompes en pleine nuit, aux habitants des villages alentours. Ceux-là qui, achetés une bouchée de pain par des réseaux criminels, peuvent prendre une kalachnikov pour aller tuer un rhinocéros ou un éléphant en pleine nuit. Comme l'Afrique du Sud, la Namibie est l'un des Etats où les inégalités de revenus atteignent des sommets

On n'ose pas dire aux soigneurs du zoo de la Flèche que leurs galipettes maladroites dans la savane ne serviront à rien dans la lutte contre le braconnage: il aurait été bien plus utile qu'ils versent directement le prix de leur billet d'avion aux parcs nationaux, qui mènent de multiples actions pour tenter d'enrayer le mal à la racine. Quand on écoute Stéphane, directeur du zoo de la Flèche qui a participé au début de l'émission, on a donc envie de s'arracher les cheveux.

«Ça me fend le coeur de partir à ce moment là car on est arrivé à un moment où ça y est on est des rangers, on est des bushmen. On est maintenant à l'aise ici et c'est juste le moment où je dois partir», dit-il face caméra. 

C'est typiquement le genre de propos qui laisse penser que l'Afrique ne pourra pas résoudre ses problèmes sans l'aide d'humanitaires occidentaux (et même d'apprentis humanitaires en l'occurence).

Évidemment, cela fait tâche d'huile parmi les téléspectateurs de l'émission.

Un mécanisme catastrophique, que nous dénoncions dans une critique du «volontourisme».  

Comme l'expliquait le journaliste Jacob Kushner dans les colonnes du New York Times en mars 2016, le «volontourisme» part d'une bonne volonté –s'engager gratuitement pour une cause humanitaire– mais dessert au final l'économie locale. Kushner illustrait son analyse à l'aide de l'exemple de la venue des missionnaires chrétiens pour quelques semaines à Port-au-Prince, capitale d’Haïti, dans le cadre d’un projet de construction d’une école.

«Ces gens ne savaient pas du tout comment construire un bâtiment. Collectivement, ils avaient dépensé des milliers de dollars pour prendre l’avion et venir faire le travail que des maçons haïtiens auraient pu faire beaucoup plus rapidement. Imaginez combien de salles de classes supplémentaires pourraient avoir été construites s’ils avaient fait don directement de leur argent, plutôt que de le dépenser en prenant l’avion. Peut-être aussi que des artisans haïtiens auraient pu trouvé un emploi pour quelques semaines avec une paye décente pour ce chantier. Au lieu de ça, pour plusieurs jours, ils étaient au chomâge.»

Si l'on adapte cet exemple à l'équipe de l'émission «Une saison dans la savanne», on obtient le même résultat. 

Une Afrique très blanche

À travers le filtre de la télé-réalité, l'Afrique semble aussi très blanche. Quand ils quittent la piscine de leur villa, les Marseillais en Afrique du Sud sont entourés par des blancs, qui représentent environ 9% de la population selon les derniers recensements, mais occupent les meilleurs emplois, comme dans le secteur touristique. Sous l'apartheid, les meilleures plages étaient réservées aux blancs, aujourd'hui ce sont leurs descendants qui gèrent les agences de sharkdiving ou de plongée. 

«Tous les problèmes qu'il y a eu en Afrique, on les laisse en Afrique».

Julien, participant de «Les Marseillais: South Africa». 

Même schéma dans la savane namibienne où les Français du zoo de la Flèche reçoivent leurs ordres de rangers blancs, quand leurs homologues et subalternes noirs font partie du décor et ne s'adressent que rarement à la caméra qui suit l'équipe. Au coin du feu à la musique d'une guitare, les soigneurs en vadrouille se prennent tout de même d'affection pour eux.

«Les rangers africains prennent très soin de nous. On est dans le même camp. Ils commencent à nous intégrer dans leur équipe et là ils veulent partager leur musique», dit Sabrina, l'une d'entre eux. «Ils sont souriants», ajoute l'un de ses collègues. Malaise. 

Au moment de faire le bilan de leur expérience en terre sud-africaine, les Marseillais ne font eux pas dans la dentelle. 

«Merci l'Afrique c'était génial! Hasta luego!», s'extasie l'un en plaçant un petit mot en espagnol dans un pays où la Constitution reconnaît 11 langues officielles –un record et une égalité entre ethnies voulue par Nelson Mandela– dont l'anglais, le zoulou ou l'afrikaans, mais évidemment pas la langue de Cervantès. 

La palme revenant à Julien, grand prince: «Tous les problèmes qu'il y a eu en Afrique, on les laisse en Afrique». Clap de fin. 

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