Culture

67e Berlinale: quelques jours en février dans le monde et l’histoire

À part le délicieux Aki Kaurismäki, peu de grands noms sont à l'affiche du Festival du film de Berlin. Ce qui laisse la place à de vivifiantes découvertes. Cette année, les pépites nous viennent surtout d'Afrique.

Niza Jay Ncoyini et Bongile Mantsai, dans "The Wound", de John Tengrove. | Urucu Media
Niza Jay Ncoyini et Bongile Mantsai, dans "The Wound", de John Tengrove. | Urucu Media

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Une des caractéristiques du Festival du film de Berlin, dont la 67e édition se tient du 9 au 19 février, est le caractère pléthorique de son offre, sans aucune garantie que ce soit en compétition que figurent les films plus intéressants – mais cela arrive aussi.

En outre, plus que d’habitude, cette édition ne présente guère de réalisations signées de grands noms, rendez-vous plus ou moins obligés. Dès lors, il faut s’en remettre à l’intuition, et aux contraintes des horaires de programmation, pour suivre un des innombrables chemins possibles dans cette jungle de films.

Véro Tshanda Beya, dans le rôle titre de Félicité, d'Alain Gomis. | Céline Bozon

Rites initiatiques

Il y aura ainsi eu une route africaine, traversant le continent de l’Afrique du Sud au Maroc. Une grande œuvre domine l’ensemble des films vus en ce début de manifestation : Félicité, d’Alain Gomis. Situé à Kinshasa, le quatrième film du réalisateur franco-sénégalais est une œuvre puissante et complexe, construite autour d’un inoubliable personnage féminin. La chronique et le fantastique, la musique et le tragique y inventent d’inédites amours filmiques, puissamment incarnées notamment par la comédienne Véro Tshanda Beya. La sortie française, le 29 mars, sera bien sûr l’occasion d’y revenir.

The Wound, premier long métrage de l’artiste sud-africain John Tengrove, entraîne dans le monde opaque de l’initiation des jeunes hommes, processus montré dans les spécificités de la campagne de Xhosa où elle se situe, mais qui renvoie à des procédés, traditions, contraintes, préjugés et exigences dont on trouverait des équivalents dans de nombreuses sociétés d’Afrique. Et aussi, sur un mode plus métaphorique, dans bien d’autres environnements, y compris en Europe aujourd’hui.

Bongile Mantsai et Niza Jay Ncoyini, dans The Wound, de John Tengrove. | Urucu Media

Filmé au plus près des corps et des lieux, hanté par les ombres, le film est aussi une remise en jeu subtile des thèmes liés à l’homosexualité, loin de la revendication gay d’autonomie individuelle, mais comme prise en compte de sa présence à la fois massive, commune mais occultée et réprimée, dans une collectivité.

La proximité physique, et la beauté plastique des images sont également des ressources mobilisées par la cinéaste et photographe marocaine Tala Hadid pour House in the Fields. Pendant cinq ans, elle est retournée à de nombreuses reprises dans un village berbère du Haut Atlas, accompagnant la vie quotidienne des habitants, et surtout de deux jeunes filles, deux sœurs dont une doit abandonner ses études pour se marier, et dont l’autre rêve de faire du droit à Casablanca. Rien de didactique dans ce cheminement, mais une vibration reprise par des rires, des idées, des chants, des gestes du quotidien, quelque chose d’infiniment vivant à force d’être à la fois si précisément situé, dans un monde particulier et qui n’a certes rien d’idéal, et rendu si accessible à tous.

Documentaire encore, et aux images tout aussi magnifiques, Tinselwood, le nouveau film de Marie Voignier révélée il y a six ans par L’Hypothèse du Mokélé-M'Bembé. Mais en allant à la rencontre d’habitants travaillant à la frontière du Congo et du Cameroun, hommes des coupes d’arbres géants, des champs de cacao, des maquis, c’est l’histoire et la géographie, l’économie et l’écologie, les violences séculaires et les exploitations modernes qui se déploient grâce aux mots et aux silences, aux lieux et aux lumières.

Malcolm X, Martin Luther King et James Baldwin dans I Am Not Your Negro, de Raoul Peck. | Raoul Peck

Raul Peck, deux fois

Impossible de ne pas mentionner ici un autre documentaire, film exceptionnel et qui est en train de devenir un phénomène aux Etats-Unis: I Am Not Your Negro, du réalisateur haïtien Raoul Peck s’appuie sur les textes et les interventions publiques de l’écrivain et activiste James Baldwin pour revisiter depuis la situation actuelle, celle de #Blacklivesmatter et de l’élection de Trump, l’histoire de la longue marche des Noirs américains vers l’égalité. Une longue marche loin d’être achevée, malgré les espoirs et les illusions qui ont suivi l’élection d’Obama. Une marche qui, martèle Baldwin avec une intelligence percutante, n’est pas le problème des noirs, mais le problème de l’Amérique.

Phénomène exceptionnel, Raoul Peck est également à la Berlinale pour présenter son nouveau film de fiction, Le Jeune Karl Marx. Le titre est à prendre à son double sens. Il s’agit d’une évocation-reconstitution en costumes des quelques années (1843-1848) où Marx, aidé par son ami Engels et par Jenny, son épouse, met en place les fondations de sa pensée en rompant avec les autres courants révolutionnaires. Et il s’agit de faire percevoir l’actualité, voire la juvénilité de ce qu’a représenté, de ce que représente possiblement toujours la figure de l’auteur du Capital, débarrassé des tonnes d’oripeaux hostiles ou dévots qui l’ont plombée depuis 150 ans.    

Sherwan Haji et Simon Hussein Al-Bazoon, dans L'Autre Côté de l'espoir,  d'Aki Kaurismäki. | Malla Hukkanen / Sputnik Oy

Kaurismäki : un retour éclatant

Deux films exceptionnels pour terminer, même si parfaitement hétérogènes l’un à l’autre. D'abord, avec une joie non dissimulée, les retrouvailles avec Aki Kaurismäki grâce au quasiment parfait L’Autre Côté de l’espoir. Parfait signifie ici « kaurismäkissime » : élégance sèche, engagement éthique, folksong finnois, corps magnifiés, humour slowburn (very slow, burning hot). Une fête à la fois exigeante et ouverte à tous, sur laquelle on reviendra également lors de sa prochaine sortie, le 15 mars.

Pas certain en revanche qu’il y ait l’occasion de voir en salles le film peut-être, au sens propre, le plus extraordinaire de cette Berlinale, Somniloquies, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel.

Cinq ans après le déjà révolutionnaire Leviathan, cette plongée en eaux sombres avec comme seul oxygène la voix d’un certain Dion McGregor parlant à voix haute dans ses rêves recèlent des charmes (au sens magique du mot) dont on ne pourra dire davantage ici, retenu par l’obligation de réserve, l’auteur de ces lignes en étant un des interprètes... Mais c'est bien.

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