Boire & manger / Économie

Bienvenue dans le marché de la «double consommation»

Pour rendre plus acceptables les contradictions matérielles, sociales et symboliques avec lesquelles tout individu doit composer au quotidien, une nouvelle culture de la consommation émerge.

Dans un supermarché à Villeneuve-la-Garenne, le 7 décembre 2016 | THOMAS SAMSON / AFP
Dans un supermarché à Villeneuve-la-Garenne, le 7 décembre 2016 | THOMAS SAMSON / AFP

Temps de lecture: 3 minutes

Le consommateur est-il complètement irrationnel? Sommes-nous tous devenus totalement fous, schizo ou simplement de très mauvaise foi? Lorsque Marion Cotillard, nous dit: «je suis évidemment locavore, même si je consomme du quinoa qui vient du Pérou», un semblant de réponse se dessine: on essaie de manger mieux certes, mais surtout… On se raconte de belles histoires pour se donner bonne conscience. L’émergence des nouvelles tendances alimentaires (vegan, flexitarien, crudivore…) s’accompagne de nouvelles pratiques de production et de consommation qui propulsent l’individu dans le marché de la «double consommation».

Qu’est ce que la tendance de la «double consommation»? Il s’agit pour les individus de consommer mieux et d’être en adéquation avec leurs valeurs. Il s’agit pour les entreprises de proposer de nouveaux biens, services ou expériences pré-numériques ou numériques qui permettent aux consommateurs d’atteindre ce nouvel idéal de consommation. La «double consommation» s’inscrit en réaction à ces deux dynamiques de marché. Elle objective la logique paradoxale des individus qui consomment des produits de plus en plus transformés ou virtuels pour dessiner les contours d’un quotidien plus «naturel». Le marché de l’alimentation en est un bon exemple: agro-alimentaire, industrie et restaurateurs proposent de nouvelles offres, adaptées aux préoccupations socio-culturelles de ces individus. Par exemple, la première «Boucherie Végétarienne» en France s’est implantée à Paris en 2015. L’entreprise propose tous types de «viande sans viande» (rouge, blanche, marinée, cuisinée). Le principe est simple: proposer des substituts végétaux qui ont l’aspect visuel, la texture et le goût de la viande issue de chaires animales. Certains objets de grande consommation, comme les extracteurs de jus, proposent un univers aspirationnel et de consommation qui dépasse l’usage primaire du produit: on ne consomme pas seulement un jus, on peut se soigner de certaines maladies (cancer) comme le prône Thierry Casasnovas, «gourou du cru».

Site de la «Boucherie végétarienne»

Le restaurant 42 Degrés à Paris, lui, propose exclusivement des plats «crus» (crusine pour les crudi-végétaliens). Ce lieu milite pour la démocratisation de ce type d’alimentation qui s’appuie sur un procédé de transformation alimentaire sans cuisson. Le basculement entre le cru et le cuit s’opèrerait à la température de 42°C. A cette température, l’aliment perdrait ses nutriments et ses vitamines.

Tout se passe comme si le principe de la «double consommation» rendait plus acceptables les contradictions matérielles, sociales et symboliques avec lesquelles tout individu doit composer au quotidien. La «Boucherie Végétarienne» ou le restaurant 42 Degrés permettent aux individus d’avoir «bonne conscience» en proposant une réponse aux émotions (angoisses, peurs) provoquées par la société (scandales relayés médiatiquement: abattoirs, études sanitaires). Ces réponses produisent cependant une mise à distance avec la «naturalité», voir la «pureté» recherchées dans cette consommation: les substituts de viande nécessitent des procédés de fabrication et de transformation alimentaires qui n’ont rien de naturels ou encore, l’intégration de la cuisine dans le quotidien demande l’achat d’objets spécifiques (extracteur de jus, déshydratateur, germoir…) et de produits particuliers comme les légumineuses, les graines ou les épices exotiques (prix d’achat élevé, mode de production et d’acheminement parfois en inadéquation avec les valeurs prédiquées par ces mêmes consommateurs). Certains s’élèvent contre cette «double consommation» et dénoncent l’envers du décor. Ainsi, Katy Waldman déconstruit le phénomène des cures de jus frais. Elle objective le lien entre médiatisation d’un idéal de vie, troubles alimentaires et montée des dérives sectaires au prisme des «cures detox», rendues sexy par la société de consommation.

Le nouveau sens de la consommation

Des enseignes comme RITUALS…, The Body Shop, Thomas Sabo, Hipanema, Kusmi Tea, CookMe ou encore Nature&Découvertes proposent à ses clients des univers renouvelés qui prennent en considération cette «double consommation». Alors que RITUALS… et Thomas Sabo s’adressent à des consommateurs en quête de médecines alternatives et de magie en opérant un syncrétisme socio-culturel entre croyances traditionnelles et Occident; Hypanema, Kusmi Tea ou CookMe optent pour une démarche «ethno-marketée» en proposant des produits d’inspiration ethnique. A l’inverse, The Body Shop ou Nature&Découvertes axent leur communication sur la conscience de leurs consommateurs, en proposant des produits non-testés sur les animaux ou en s’inscrivant dans une démarche solidaire et responsable.

Site de la marque RITUALS... qui représente une gamme de produit reprenant les «effets» de la médecine ayurvédique, avec comme slogan: «L’harmonie intérieure révèle la beauté naturelle»

Ce que jadis nous assimilions à la «culture de consommation» des «bobos» semble aujourd’hui accessible à tout le monde! Pourquoi? La «double consommation» est un storytelling qui nous pousse à consommer un néo-chamanisme emplit de paradoxes: cette quête de soi, semble passer par une quête de sens dans la consommation. Elle apparait accessible aux individus par la consommation de produits d’ailleurs bercés par un imaginaire positif. Ainsi, les produits de beauté empruntés à la tradition ayurvédique ou la modernisation du traditionnel Mâlâ des moines bouddhistes tibétains ne peuvent qu’apporter chance, santé et réussite dans la vie des occidentaux. L’ailleurs fait vendre. Le traditionnel rassure, beaucoup plus qu’un quotidien perçu comme incertain et en crise. Alors qu’on se moquait des «bobos» et de leurs tendances de consommation, cette «double consommation» concernerait (à différent degrés) près d’un tiers de la population américaine et presque un quart de la population européenne. Ainsi, lorsqu’un un article présente une France qui semble emprunter «l’inquiétant chemin de la déconsommation», comme peut en témoigner toutes les critiques à l’égard du lait, de la viande rouge ou même des œufs, ne nous fions pas aux apparences. Loin d’amorcer une dynamique de déconsommation, il semble que le consommateur ait d’autres plans pour réinventer le marché de la consommation.

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