Boire & manger

Pourquoi est-il si difficile de décrire un whisky? (Et pourquoi on s’entête quand même)

Les notes de dégustation qui vantent les spiritueux ne vous semblent pas fiables? Vous n’avez pas tout à fait tort. Mais on n’y peut hélas rien: l’explication est physique!

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Temps de lecture: 6 minutes

Quiconque a un jour tenté de prendre des notes lors d’une dégustation de whisky (ou de n’importe quel autre spiritueux) s’est heurté à un mystère quasi existentiel: l’impossibilité de le faire de façon fiable, universelle et articulée. Rassurez-vous, votre talent n’est pas en jeu, car l’explication se loge dans nos gènes et notre organisme.

1.Qui décide que le whisky est bon?
Votre nez, pas votre bouche

Qu’ils soient maîtres assembleurs, distillateurs ou dégustateurs, tous les professionnels des spiritueux vous le diront: 80% de leur travail s’effectue au pif. Ou, plus exactement, en se reposant sur l’odorat, en humant le liquide, et non pas en le goûtant. La majeure partie du caractère d’une gnôle se dévoile en plongeant la truffe dans le verre, ce qui explique que les experts (ne les appelle-t-on pas des «nez»?) passent un temps fou à inhaler.

Pour une raison simple: l’essentiel du goût nous arrive… par les narines. Et plus précisément lors de la rétro-olfaction (1), c’est-à-dire lorsqu’on exhale et que les odeurs remontent par l’arrière de la bouche jusqu’aux fosses nasales.

Un simple test vous le prouvera mieux que les mots. Pincez-vous le nez pour bloquer la respiration et posez un aliment sur votre langue. Vous voici soudain incapable de distinguer un morceau de banane d’une lichée de camembert, une lampée de Johnnie Walker d’un trait d’eau de vie de poire, même en les avalant. Tout juste votre langue détectera-t-elle l'acidité du citron ou l'astringence du mezcal. Et c’est seulement en libérant vos narines que le goût montera en bouche, laquelle est créditée pour un boulot non effectué, sans doute le plus beau cas d’emploi fictif jusqu’à ces derniers jours.

L’intérêt des neurosciences pour l’odorat est récent. Les cellules de ce sens primordial n’ont été identifiés qu’en 1991. On sait aujourd’hui que quelque 350 récepteurs olfactifs (quatre fois moins qu’un rat ou un labrador) nous servent à captent les molécules odorantes.

Ces récepteurs se logent dans la muqueuse de chaque fosse nasale sur une surface grosse comme une pièce d’un euro. À vrai dire, la moitié de l’humanité dotée d’un chromosome Y dissimule également des cellules renifleuses dans les tissus des testicules et de la prostate mais… don’t ask.

2.Les odeurs n’ont pas de nom,
mais elles ont une image

Au terme d’un trajet pas très compliqué, que je me ferai un plaisir de dévoiler un de ces jours prochains, les signaux olfactifs arrivent enfin au cerveau qui va créer une «image» de l’odeur (2).

Vous voici donc équipé pour identifier environ 10.000 odeurs, ce qui n’a rien de superflu quand on sait que les mammifères à l’aide de ce seul sens devaient pouvoir détecter leur nourriture, retrouver leur chemin, repérer un danger fût-il exagéré et dénicher une moitié sexuellement compatible (depuis, l’être humain a inventé Franprix, le GPS, BFM et Meetic, mais les mises à jour de l’organisme se font lentement.)

Dans ces conditions, renifler les quelque 400 composés aromatiques identifiés à ce jour dans le whisky n’est pas hors de portée, même si, petite particularité génétique, un individu sur trois est incapable de sentir l’isobutanal, caractéristique de l’odeur du malt.

3.Gardez votre langue dans votre poche, 
elle ne sert pas à grand-chose

Les cellules gustatives placées sur la langue, dans le fond de la gorge et dans le pharynx savent détecter au maximum quatre saveurs de base –sucré, salé, acide, amer– ainsi que l'umami, tandis que le nerf trijumeau repère la présence d’alcool, la température, l’astringence et les tanins. Et… c’est tout. Les subtilités de votre whisky, au risque de la répétition, vous sont offertes par la rétro-olfaction.

«En matière d’expérience gustative, notre goût au sens strict ne joue qu’un rôle très limité, insiste le chercheur en biologie moléculaire Hanns Hatt (3). Ce sens ne se fonde que sur les sensations de la langue, laquelle est tout juste bonne à distinguer un cornichon d’une banane.»

Ce qui explique que les aliments n’ont aucune saveur quand on souffre d’une sinusite. Jusqu’à il y a peu, reprend le chercheur allemand, on croyait que les récepteurs du goût se regroupaient dans des zones spécifiques sur la langue: le sucré sur l’avant, l’acide et le salé sur les côtés, l’amer au fond. Il n’en est rien, mais la légende traîne encore dans les livres.

En revanche, nous décelons les notes amères mieux et plus finement que toute autre. Dans les oubliettes de l’histoire, cette capacité nous évitait de nous goinfrer de baies et plantes toxiques. Aujourd’hui, elle nous dispense de vider la fiole de bitter dans le Negroni ou l’Old Fashioned.

4.L’effet Sephora appliqué au whisky

Vous ne sentez plus rien après quelques dégustations? Rien de plus normal. Les cellules réceptrices de notre odorat se fatiguent vite sous l’effet d’un stimulus répété. Pour cette même raison, lorsque vous choisissez une nouvelle eau de toilette dans une parfumerie, vous abandonnez en général après trois ou quatre mouillettes sous les naseaux.

De quoi laisser songeur quand on sait que les jurés de certains concours internationaux de spiritueux doivent évaluer plusieurs dizaines de flacons en une seule session…

5.Apprenez des tas de mots compliqués

Incapable d’aligner plus de trois mots pour rédiger une note de dégustation? Le contraire eût été surprenant. Car il n’y a rien de plus compliqué que de connecter les odeurs (et les saveurs) au langage, dans quelque dialecte que ce soit. Il n’existe pas de substantifs spécifiques pour caractériser les senteurs, contrairement aux couleurs ou aux formes simples, et il nous faut donc recourir aux analogies, métaphores, comparaisons et références à un autre objet (fruit, fleur, bois…).

Pour compliquer vos prises de notes, les représentations de l’odorat se créent dans le cerveau au sein de la zone qui gère les émotions et la mémoire. Un single malt qui vous évoque la tarte aux pommes de maman, l’atelier de menuiserie de papy, l’encaustique de la maison de campagne, les vacances à la ferme, le feu de camp sur la plage l’été de vos 15 ans, et vous voici propulsé dans les souvenirs. Proust en a noirci des pages à partir d’une madeleine et d’une tasse de tilleul…

Le plus compliqué consiste à passer des souvenirs personnels aux descriptions factuelles. La plupart des professionnels sérieux veillent à éviter les termes abstraits et fourre-tout pour décrire un whisky, mais croyez-moi l’exercice est plus ambitieux qu’il n’y paraît: clean, riche, sweet, voluptueux, fermé, etc, n’ont pas le même sens pour tout le monde. Inutile non plus de s’embarquer dans les subtilités précieuses et risibles: le dégustateur qui hume des arômes de salicorne ou de galet n’a aucune idée de ce qu’il fait.

On trouve dans certains ouvrages ou sur Google des «roues des arômes» du whisky (ou du vin) qui classent les familles de flaveurs en les développant au fur et à mesure qu’on s’éloigne du moyeu. Cela vous aidera à tirer le fil des flaveurs, à affiner votre perception. Des notes pâtissières? D’accord, mais de la brioche, du pain ou du biscuit ?

Maintenant, rien n’empêche de frimer gentiment. Vous sentez le boisé? Cherchez les notes balsamique (oui, on reste dans la même famille, et ça fait son petit effet). Une odeur de vieille soupe au chou abandonnée sur le feu? Pensez «composés soufrés», c’est plus chic. Des remontées rances, de vomi de bébé? Ecrivez plutôt «acide butyrique». De la fumée et de la tourbe? Des arômes phénoliques. Des effluves de grillé, brûlé ou torréfié? Vous voici dans le champ empyreumatique (+10 points sur l’échelle du yolo).

6.Débarrassez-vous de vos a priori

Les saveurs, et surtout les odeurs, sont conditionnées socialement. Les arômes d’étable arrachés à certains Springbank n’évoquent pas la même chose selon qu’on a grandi avec vue panoramique sur la tour Eiffel ou dans une petite ferme au pied des Alpes. Peu d’odeurs font d’ailleurs l’unanimité dans le monde, hormis l’orange et la vanille.

Ne vous arrêtez pas au «j’aime»/«j’aime pas», surtout quand vous débutez. Le goût et l’odorat sont des sens en majeure partie acquis, et peuvent faire l’objet d’une éducation et d’un désapprentissage. Il est d’ailleurs fréquent que les whiskies qu’on appréciait en phase d’initiation ne nous séduisent plus des mois, des années plus tard –et vice versa.

7.Notez les whiskies que vous dégustez

Félicitations, vous avez percé ses secrets aromatiques. Mais au fait, avez-vous aimé ce malt… ou pas? Une dégustation sans notation ou évaluation est parfaitement inutile. L’idée n’est pas d’établir une échelle des valeurs, surtout si vous débutez puisque seules des années de tasting rendront cette hiérarchie pertinente.

Mais cette évaluation, sous forme de lettres, étoiles, cœurs ou note sur 10 ou 100, d’adjectifs positifs ou négatifs, voire d’interjections (dégueu! Top!) pour les moins inspirés, vous aidera à classer vos impressions. Rien de plus inutile qu’une note de dégustation neutre, qui a toutes les chances de décrire des dizaines de whiskies, certains tellement meilleurs que d’autres.

Je vous mets au défi d’identifier un whisky sur la seule base d’une note de dégustation qu’on vous lirait (même si vous l’avez écrite), sans la moindre notion d’évaluation. Surtout s’il s’agit de bourbons: «vanille-caramel-boisé», «vanille-caramel-boisé…»? J’ai le temps de m’en servir un pendant que vous dressez la liste.

1 — À ce sujet, lire Neurogastronomy: How The Brain Creates Flavor and Why It Matters, de Gordon M. Shepherd, Columbia University Press Retourner à l'article

2 — De la même manière que le cerveau interprète par des couleurs des ondes de longueurs différentes. Retourner à l'article

3 — In La Chimie de l’amour, CNRS Editions Retourner à l'article

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