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Les murs ne bloquent pas seulement les gens à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur

Face aux politiques migratoires adoptées par l'administration Trump, nous devons nous souvenir qu'une société ne peut pas se barricader et rester libre.

Une manifestation contre les politiques migratoires de l'administration Trump, le 29 janvier 2017 à New York. SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.
Une manifestation contre les politiques migratoires de l'administration Trump, le 29 janvier 2017 à New York. SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.

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L'autoritarisme populiste qui émerge dans les pays développés, notamment aux États-Unis, se caractérise par son empressement à renforcer les frontières. Le commerce et l'immigration constituent les boucs émissaires de l'imaginaire populiste moderne, dépassant même en cela la dissidence intérieure: sans surprise, les premiers jours au pouvoir de Donald Trump ont donc donné lieu à des coups sérieux portés à la fois à la libéralisation du commerce international menée par les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et à la liberté des êtres humains de se déplacer d'un pays à l'autre.

Le chaos créé par le décret cruel et pauvrement préparé contre l'entrée des citoyens de pays musulmans s'impose comme l'acte qui définira ces premiers jours. Pour les générations précédentes de conservateurs, un mur militarisé sur une frontière internationale symbolisait un communisme maléfique et la domination soviétique sur l'Europe de l'Est. Désormais, un tel mur restera comme le symbole de l'ère Trump dans son ensemble. Cette administration commence de manière étonnamment rapide à faire des États-Unis une société fermée.

Les murs fonctionnent dans deux directions –ils maintiennent les gens à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. La décision de l'administration d'empêcher la réentrée de résidents légaux qui étaient à l'étranger au moment de la prise du décret fait passer à des étrangers habitant aux États-Unis (résidents permanents, réfugiés de longue date, épouses, étudiants ou détenteurs de visas de travail qui accomplissent des tâches hautement qualifiées dont le pays a besoin) le message suivant: s'ils voyagent en dehors du pays, ils courent le risque de ne pas être autorisés à revenir. Même l'idée éventuelle de laisser des résidents permanents rentrer au cas par cas a été présentée comme une décision discrétionnaire, pas comme un désaveu de cette tactique.

La parole des États-Unis ne vaut plus rien –être résident «permanent» veut dire beaucoup moins que cela, et le statut de réfugié peut être brutalement révoqué. En conséquence, des résidents pacifiques et respectueux de la loi auront beaucoup plus peur de quitter le pays. Les barrières à l'entrée agissent aussi comme une cage pour garder les gens à l'intérieur. Les gens en cage ne sont pas libres.

Discriminations religieuses

J'ai écrit dans mon livre Rationalism, Pluralism, and Freedom que «le libéralisme politique comprend en son cœur la tolérance et la liberté religieuses, […], l'État de droit, et surtout le contrôle par la loi de l'appareil sécuritaire d'État à travers l'habeas corpus, les droits procéduraux, l'interdiction de la torture et des exécutions, emprisonnements et spoliations extrajudiciaires [...] et la désirabilité du commerce et de l'échange international». Non seulement ces trois éléments clef ont subi les assauts de Trump durant ses premiers jours au pouvoir, mais ces assauts sont spécifiquement liés à sa guerre contre les migrants: une discrimination religieuse sur les migrations, des détentions extrajudiciaires dans les aéroports et l'idée d'une taxe sur les biens de 20% pour financer son mur à la frontière mexicaine.

En dépit des éléments de langage utilisés, les nouvelles restrictions à l'immigration sont religieusement discriminatoires à la fois dans leurs intentions et dans leurs effets. L'ancien maire de New York Rudy Giuliani a ouvertement reconnu que cette politique avait été conçue pour se rapprocher le plus possible du blocage de l'immigration musulmane que Trump avait réclamé pendant sa campagne électorale, tout en permettant de s'en tirer sur le plan légal. La combinaison de l'identification de sept pays, à majorité musulmane écrasante, comme source de la menace sécuritaire supposée (même si aucun citoyen de ces paysaucun– n'a jamais tué personne lors d'un acte terroriste commis sur le sol américain) et d'exemptions spéciales pour les chrétiens en provenance de ces pays fait de ces nouvelles restrictions exactement ce que ce récit de Giuliani nous a conduit à en attendre: un texte d'exclusion religieuse sous un prétexte sécuritaire.

Comme l'explique le journaliste Dylan Matthews, l'essai The Liberalism of Fear, de la chercheuse en science politique Judith Shklar, nous aide à voir à quel point la résistance à la cruauté et à la violence étatique sans base légale est au cœur de la vision progressiste d'une société libre. (Mon premier livre tentait d'appliquer ses analyses au traitement politique des minorités ethniques et culturelles et son titre, The Multiculturalism of Fear, constituait une référence directe à cet essai.) Jusqu'à l'interdiction d'entrée des musulmans et l'abandon des réfugiés, je pensais que l'horreur majeure de la première semaine de pouvoir de Trump était d'avoir soulevé la possibilité de rouvrir des prisons clandestines et son enthousiasme à propos de la torture –un enthousiasme dont il a dit qu'il allait le réfréner, avec réticence, par respect pour les vues de ses principaux ministres, même s'il est compliqué d'imaginer cette «déférence» à ses subordonnés durer éternellement.

«Libéralisme de la peur»

Mais la guerre en cours aux migrants nous place maintenant directement sur le terrain du «libéralisme de la peur». Le contrôle coercitif des frontières constitue un élément tout à fait central des inquiétudes sur le respect de l'état de droit, car il inclut de manière routinière une détention pour une durée indéfinie, sans assistance juridique ni procès. Si les agences de renseignement pratiquent trop souvent une violence d'État sans supervision légale, celles chargées du contrôle des frontières le font constamment.

Le dernier week-end de janvier, des habitants en règle des États-Unis ont été empêchés d'embarquer à destination de leur pays de résidence ou, à leur arrivée sur le sol américain, ont été détenus sans avocat ni processus légal. Si la situation demeure encore floue, des informations ont fait état du fait que, même après les premières décisions de justice contre certains aspects de cette nouvelle politique, des agents de la police aux frontières refusaient de reconnaître les décisions des tribunaux. Le conseiller de Trump Stephen Miller a paru adopter une attitude particulièrement ferme de mépris vis-à-vis de la supervision judiciaire, insistant sur le fait qu'une décision de justice «n'interdit ni n'empêche la mise en place du décret présidentiel, qui demeure totalement et complètement en vigueur». Et même avant que ne soit annoncée l'interdiction d'entrée des musulmans, les nouveaux décrets pris par l'administration Trump sur le contrôle des frontières avaient grandement étendu le pouvoir arbitraire des officiers de l'immigration sur le choix des personnes à refouler du territoire, ou avaient insisté sur la nécessité d'augmenter fortement le nombre des migrants sans-papiers –y compris des demandeurs d'asile– qui seraient détenus pour une période indéfinie.

Pendant quatre mois, toutes les entrées de réfugiés seront suspendues, de partout dans le monde, abandonnant beaucoup de personnes à la répression et à la guerre qu'elles fuyaient. Cette suspension a peut-être reçu moins d'attention aux États-Unis, car elle n'offre pas les caractéristiques les plus criantes et les plus facilement comprises (la discrimination religieuse et l'impossible retour de gens qui vivaient déjà dans le pays) du blocage des musulmans, mais elle n'en est pas moins cruelle. Des gens dont les prétentions au statut de réfugié avaient déjà été jugées valides, des gens qui avaient déjà été «évalués» comme ne posant pas de risque sécuritaire, des gens qui fuyaient des zones de guerre et la répression dans le monde entier se trouvent maintenant bloqués. Cela maintient les camps de réfugiés encore plus engorgés qu'ils ne le sont déjà, laissant beaucoup moins d'espace pour les nouveaux arrivants. Cela encourage davantage des alternatives très dangereuses, comme le choix de familles de placer leur sort dans les mains de passeurs ou de tenter leur chance sur des embarcations de fortune ou à pied. Se barricader vis-à-vis des réfugiés constitue une violation du droit international; encore plus important, cela constitue un comportement monstrueux, qui fait des États-Unis un genre de geôlier pour personnes en danger, qui les maintient enfermées là où elles sont actuellement.

Des expériences de contrôle des frontières profondément malheureuses

En traitant les civils pacifiques qui souhaitent immigrer de la même façon que le seraient des envahisseurs en armes, le contrôle coercitif des frontières s'est toujours fondé sur un type hautement suspect de violence sans base légale. Cela n'a pourtant pas toujours été une caractéristique permanente de notre vie publique. Le système de passeports et de visas requis pour les déplacements internationaux est étonnamment récent. À l'intérieur de l'Europe, les frontières ouvertes ont été fermées en urgence durant la Première Guerre mondiale; le système mondial généralisé de passeports n'a pas été imposé avant 1920. En tant que document, le passeport est bien plus ancien, mais offrait jusque là surtout une protection aux sujets voyageant à l'étranger: il permettait de confirmer une identité, mais n'était normalement pas exigé pour traverser les frontières.

La vision progressiste des sociétés libres est en partie née au Moyen-Âge dans les cités marchandes européennes –des villes dont les murs servaient à maintenir dehors les armées, pas les civils (ni les biens, puisque ces villes étaient dépendantes du commerce). Selon un principe légal célèbre qui gouvernait ces cités, «l'air de la ville rend libre»: celui qui vivait dans une telle ville pendant un an et un jour y gagnait la liberté de la vie urbaine contre l'oppression féodale des campagnes. Les villes en étaient fières, et cela leur a permis de grossir.

Après avoir bénéficié de frontières ouvertes pendant la moitié de leur histoire, les États-Unis ont vécu une série d'expériences profondément malheureuses avec le contrôle des frontières. La première réglementation fédérale à l'entrée a été une restriction raciste sur l'immigration chinoise, la seconde une restriction de facto du même genre sur celle venant du Japon. Des interdictions récurrentes ont ainsi été fondées sur des opinions politiques. Au milieu du XXe siècle, à l'époque où l'immigration aux États-Unis a été la plus sévèrement limitée, Franklin D. Roosevelt a repoussé des réfugiés juifs fuyant Hitler au motif que des espions allemands pourraient s'être glissés parmi eux –une approche indiscernable de celle qui consiste aujourd'hui à confondre ceux qui fuient la guerre et les persécutions dans des pays à majorité musulmane avec des terroristes islamistes. (La plupart de ceux qui ont alors été repoussés sont morts lors de la Shoah; et beaucoup de ceux qui le sont aujourd'hui pourraient mourir dans les guerres civiles de leur pays ou des mains de leurs régimes despotiques).

Et les efforts de longue date pour empêcher les migrations à travers la frontière sud des États-Unis ont donné lieu à une extension constante des pouvoirs intrusifs de la police, et à une extension des contrôles de la police aux frontières de plus en plus loin à l'intérieur du territoire américain, plaçant une majorité de la population américaine dans des régions où les agents de l'immigration détiennent des pouvoirs extra-constitutionnels.

Un mur enrichit ceux qui savent le contourner

Beaucoup de gens en sont progressivement venus à reconnaître l'échec d'une guerre contre la drogue fondée sur une frontière militarisée, et le coût pour les Américains d'une force intérieure de police militarisée qui essaie de tarir une offre pour laquelle il y a une demande. De telles politiques ont fini par transformer la majeure partie du nord du Mexique en une quasi-zone de guerre où de riches et violents cartels de la drogue engrangent les profits de la prohibition américaine. (Ce qui en retour, bien sûr, n'est pas sans influence sur la décision de beaucoup de Mexicains de fuir pour les États-Unis.)

Nous ne devons attendre rien d'autre d'une guerre à l'immigration. Un mur ne peut arrêter la loi de l'offre et de la demande, qu'elle concerne le travail ou un refuge; il peut seulement enrichir les passeurs illégaux qui savent le contourner. Et livrer une chasse aux migrants qui vivent en paix à l'intérieur des États-Unis nécessite une invasion constante de la vie privée et de la liberté de chacun, pas seulement des migrants eux-mêmes. Toutes les relations, du lieu de travail à la salle de classe ou au mariage, deviennent sujettes à réglementation et interdiction: vous ne pouvez pas employer, éduquer ou épouser qui vous voulez. Mais elles deviennent aussi sujettes à maintien de l'ordre: qui sont vos étudiants? Avez-vous contrôlé les papiers de vos employés? Êtes-vous vraiment marié à votre conjoint?

Beaucoup trop de gens semblent croire que ce système de murs, de cages et d'action publique peu respectueuse des lois peut être activé en toute sécurité et seulement vers l'extérieur –vers les étrangers, vers ceux qui n'ont aucun droit envers les États-Unis– et qu'un virage vers un nationalisme autoritaire et populiste à la frontière peut se faire sans dommage vis-à-vis de nos libertés intérieures. Même s'ils avaient raison (ce qui n'est pas le cas), mépriser le coût pour la liberté de ces étrangers –leur enfermement dans leur pays d'origine, peu importe à quel point il est tyrannique, violent ou appauvri– ne fonctionnera pas. Une société ne peut pas se barricader et demeurer libre.

Ce texte a fait l'objet d'une première publication en anglais, le 31 janvier 2017, sur le site du Niskanen Center, un think tank américain consacré à la défense des valeurs libertariennes.

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