France

Le «Penelope-gate» et la corruption à la française expliqués aux étrangers

La presse internationale ne cesse de s'étonner de la tolérance à la corruption des élites et électeurs français.

Penelope et François Fillon au Vatican en 2009 I ALBERTO PIZZOLI / AFP
Penelope et François Fillon au Vatican en 2009 I ALBERTO PIZZOLI / AFP

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Note: cet article est une traduction légèrement adaptée du site Foreign Policy au sujet de l'affaire Fillon et de la corruption en France.

La semaine dernière, le parti Les Républicains a vécu un moment qui n’a pas été sans rappeler l’histoire du parti républicain américain. Pour être plus précis, ils ont revécu le discours télévisé de Richard Nixon du 23 septembre 1952. Tout comme le candidat républicain à la vice-présidence des États-Unis avait dû répondre à des accusations de corruption le touchant lui et sa famille, François Fillon, le candidat des Républicains à la présidentielle est apparu à la télévision pour se défendre contre des accusations similaires.

La manœuvre de Nixon avait payé. Sa remarque sur le fait que sa femme, Pat, portait un «respectable manteau républicain» et non un vison lui avait permis de récolter assez de soutiens pour sauver sa place aux côtés de Dwight Eisenhower. On ignore encore si Fillon parviendra à faire de même. Il est dans une plus mauvaise posture.

Révélations

L’hebdomadaire satirique et d’investigation Le Canard enchaîné a révélé la semaine dernière que François Fillon s’est arrangé pour que sa femme ait assez d’argent sur son compte en banque (540.000 € environ, au titre d’assistante parlementaire de son époux, entièrement payé par le contribuable) pour qu’elle puisse s’acheter tous les manteaux de fourrure dont elle pourrait avoir envie, si jamais elle en avait envie. Une semaine plus tard, la situation a encore empiré: il s’avère, à en croire Le Canard enchaîné, que la somme serait plus proche de 900.000 euros.

Je me suis rendu compte que mes enfants ne m’avaient jamais connue qu’en tant que mère, mais j’ai un diplôme en français, j’ai des qualifications en droit et je me suis dit “Attendez, je ne suis pas si stupide que ça!”

Personne en France ne conteste à François Fillon le droit d’avoir employé sa femme comme «assistante» huit années durant. Si les lois contre le népotisme interdisent de telles pratiques aux États-Unis (du moins, jusqu’à ce que vous soyez élu président), ce n’est pas le cas en France. Plus d’un cinquième des parlementaires français (115 sur 577) emploient un membre de leur famille ou plus comme «assistants».

Toutefois, s’il n’est pas illégal pour les élus en France d’embaucher des membres de leur famille, il l’est beaucoup plus de créer des emplois fictifs. Et c’est là que réside le nœud du problème pour François Fillon. Jusqu’au scoop du Canard enchaîné, il n’y avait aucune raison de croire que Penelope, son épouse galloise, consacrait sa vie à autre chose que l’éducation de leurs cinq enfants (et peut-être à l’entretien des cinq chevaux de la famille, installés à proximité de leur château du XIIe siècle).

«Je n'ai jamais été son assistante»

Mme Fillon avait concédé auparavant que sa vie lui laissait un peu de temps dont elle ne savait quoi faire. En 2007, elle avait, par exemple, expliqué à une journaliste du Telegraph qu’elle venait tout juste de s’inscrire à un cours sur Shakespeare:

«Je me suis rendu compte que mes enfants ne m’avaient jamais connue qu’en tant que mère, mais j’ai un diplôme en français, j’ai des qualifications en droit et je me suis dit “Attendez, je ne suis pas si stupide que ça!”. Cela va me permettre de travailler et penser à nouveau.»

D'après des révélations de l'émission «Envoyé spécial», au cours du même entretien, elle aurait déclaré: «Je n'ai jamais été son assistante, ou quoi que ce soit de ce genre-là.»

Durant son interview télévisée, Fillon a tenu à préciser que le travail de sa femme était bien réel: Penelope Fillon aurait corrigé ses discours, rencontré ses partenaires, fait des synthèses de la presse pour lui, etc. Et pourtant, non seulement elle n’a jamais été vue dans les couloirs de l’Assemblée nationale, mais même les habitants de Sablé-sur-Sarthe (le village où est situé le château familial) ont été surpris d’apprendre qu’elle était l’assistante de son mari. Comme l’a déclaré un élu local au Parisien: «Pour moi, la séparation était claire: à lui, la politique; à elle, la famille et le foyer.»

Et si son apparition télévisée avait pour objectif de limiter les dégâts, cela ne semble pas avoir fonctionné: Fillon n’a pas vraiment servi sa cause en révélant dans la même interview que, alors qu’il était sénateur, il lui était également arrivé d’employer deux de ses enfants «qui étaient avocats, en raison de leurs compétences» pour des missions précises (le problème, comme n’ont pas manqué de le faire rapidement remarquer plusieurs médias est qu’aucun des enfants en question n’était alors avocat. Le dernier article à ce sujet du Canard enchaîné rapporte qu’ils furent payés près de 90.000 € pour ce travail).

Durant le week-end, de nouvelles révélations ont montré qu’entre 2005 et 2007, Fillon aurait lui-même perçu sept chèques pour un montant total de 21.000 euros environ, provenant d’un compte destiné à rémunérer les assistants parlementaires.

«On ne peut pas diriger la France si on n’est pas irréprochable»

Le «Penelope-gate» (comme l’affaire a immanquablement fini par être appelée) risque de fortement ternir, si ce n’est de torpiller, les chances de François Fillon d’arriver un jour à l’Élysée. La candidature de François Fillon s’est axée autour de deux thèmes principaux: l’impératif économique de réduire les dépenses de l’État en limitant de façon draconienne la sécurité sociale et l’impératif politique de n’être touché par aucun scandale. Les deux sont liés; le premier dépend du deuxième. Le fait que Penelope Fillon ait reçu un salaire exorbitant, payé par l’État, pour avoir relu les discours de son mari avant de se mettre en selle pour sa promenade équestre matinale risque de ne pas bien passer auprès d’un électorat auquel on demande de faire des sacrifices financiers.

D’après l’indice de perception de la corruption de 2016 de Transparency International, la France se classe 23e sur 176 pays, soit juste derrière l’Estonie et devant les Bahamas

De même, Fillon a toujours mis en avant le fait qu’il avait, au contraire de ses principaux concurrents du parti gaulliste, les mains propres. Durant le débat des primaires qui l’avait opposé à Alain Juppé (reconnu coupable en 2004 de prise illégale d’intérêt dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, sous la houlette de Jacques Chirac), Fillon annonça: «On ne peut pas diriger la France si on n’est pas irréprochable.» Fillon n’a pas non plus manqué de railler les nombreux démêlés judiciaires de son rival Nicolas Sarkozy au sujet de ses frais de campagne en invoquant la droiture morale de la grande figure patriarcale et conservatrice nationale, Charles de Gaulle: «Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen?» Maintenant que le parquet financier a ouvert une enquête préliminaire au sujet de l’affaire Fillon, le général semble plus seul que jamais.

La France n’est pas un pays particulièrement corrompu au niveau mondial, mais en Occident, elle fait figure de cas à part. D’après l’indice de perception de la corruption de 2016 de Transparency International, la France se classe 23e sur 176 pays, soit juste derrière l’Estonie et devant les Bahamas. Bien sûr, ce n’est pas la Somalie ou la Syrie. Mais ce n’est pas non plus le Danemark, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou même les États-Unis. En Europe occidentale, seuls le Portugal, l’Italie et l’Espagne ont fait pire.

Une corruption des élites

Fait aggravant, la corruption en France touche particulièrement les élites: on est bien au-delà des policiers réclamant un bakchich ou des fonctionnaires corrompus par des entreprises. En effet, en raison du principe typiquement français de monarchie républicaine, la corruption française implique de très fortes sommes et a lieu aux plus hauts niveaux de l’État. Créée par le général de Gaulle en 1958, la Ve République accorde énormément de pouvoir et de prestige à la présidence. Le président de la République n’est, en principe, pas responsable devant le Parlement.

Pour résumer, le président règne et ses ministres ne font qu’exécuter les ordres. Mais si la fonction semblait taillée sur mesure pour l’impérieux et incorruptible de Gaulle, il n’en a pas été de même pour ses successeurs, qui ont choisi de garder le prestige en jetant l’incorruptibilité aux oubliettes. De la fin des années 1970, avec l’affaire des diamants de Bokassa, aux années 1980, avec le détournement par Jacques Chirac, alors maire de Paris, de fonds publics pour financer sa campagne présidentielle, sans oublier Sarkozy et le kaléidoscope d’affaires judiciaires auxquelles il doit faire face (allant du trafic d’influence à l’acceptation d’une somme de 50 millions d’euros de la part de l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi pour financer sa campagne présidentielle), la présidence française a toujours été entourée de scandales dignes des Bourbons. (François Hollande, en dépit de son incompétence, a gardé –reconnaissons-lui au moins ce mérite– les mains relativement propres durant son mandat, les scandales le touchant ayant surtout été d’ordre privé).

Ce flux ininterrompu de scandales a pour effet de ne cesser de renforcer la défiance du public envers les partis traditionnels (un sondage de Transparency International réalisé l’année dernière a révélé que trois Français sur quatre considèrent que les parlementaires et les membres du gouvernement sont corrompus) et de faire progresser le Front national dans les sondages. Le parti de Marine Le Pen n’est pourtant pas irréprochable en la matière: l’Union européenne estime que le FN a illégalement perçu plus de 300.000 euros pour rétribuer du personnel qui ne travaillait pas au parlement.

En route vers une meilleure transparence?

Toutefois, peut-être parce que la victime est Bruxelles et que Marine Le Pen ne s’est pas enrichie personnellement, le scandale a eu peu d’écho en France. Cette semaine, alors que Fillon était pris au milieu d’une véritable tornade médiatique, Le Pen ironisait sur le principe d’un remboursement des sommes perçues. En outre, cela n’empêche pas la candidate d’extrême droite de se vanter d’être la seule capable de nettoyer la politique française. Et à voir les 25 à 26% d’opinions favorables que son parti reçoit régulièrement dans les sondages, beaucoup de Français semblent la croire.

La réticence des gouvernements français à s’attaquer au problème de la corruption est bien connue. En 2014, la France s’était fait taper sur les doigts dans un rapport de l’Union européenne pour le mauvais encadrement du financement des campagnes des partis politiques, le relatif manque d’indépendance de son système judiciaire et son absence de volonté politique de prendre à bras le corps le problème de la corruption.

Il y a cette idée, en France, que frauder et gaspiller l'argent public ne serait pas si grave, car cela ne fait pas de victimes directes

Il faut dire qu’encore récemment, le manque de volonté des politiques autour de ces sujets ne semble pas troubler plus que cela les électeurs français. Comme le remarque Jean-François Picard, de l’association anticorruption Anticor, à travers les années 1980 et 1990 le public s’est plutôt montré tolérant envers tous ces arrangements. «Il y a cette idée, en France, que frauder et gaspiller l'argent public ne serait pas si grave, car cela ne fait pas de victimes directes», a-t-il déclaré dans une récente interview donnée à L’Obs.

Il y a bien eu quelques tentatives récentes de remédier au problème: l’année dernière, le gouvernement a ainsi mis en place la loi Sapin II, qui, pour la première fois, a entraîné la création d’une agence anticorruption, impose aux membres du Parlement de rendre publique la liste de leurs revenus et accorde une plus grande protection aux lanceurs d’alerte. La loi a été saluée comme une étape importante vers la transparence par les groupes de lutte anticorruption, mais elle s’adresse néanmoins principalement à des cibles en deçà de l’Élysée.

Le poids de l'opinion

Il est encore trop tôt pour savoir si ces révélations récentes vont entraver la course vers la présidence de François Fillon, mais cela semble de plus en plus probable. Il a d’ores et déjà affirmé qu’il renoncerait à la présidentielle s’il devait être mis en examen. Mardi dernier, des policiers ont perquisitionné son bureau à l’Assemblée nationale. Même si les tribunaux n’agissent pas avant les élections de ce printemps, la candidature du candidat des Républicains a pris un sérieux coup. Un sondage réalisé par Odoxa après les révélations du Canard enchaîné a montré que 61% des personnes interrogées avaient une mauvaise opinion de François Fillon, contre 38% seulement qui en avaient une opinion favorable, soit une baisse de 4% par rapport au 8 janvier.

Un sondage encore plus récent mené par Elabe a montré que Fillon pourrait même ne pas passer le premier tour de l’élection présidentielle. L’une des principales bénéficiaires de cette chute serait Marine Le Pen, qui dépassait Fillon dans un sondage publié par Le Monde avant-même le Penelope-gate. Emmanuel Macron, le candidat indépendant de centre gauche dont la campagne ne cesse de gagner en popularité pourrait également profiter de l’affaire. La politique française semble aujourd’hui plus imprévisible que jamais et beaucoup de choses peuvent encore se passer avant le premier tour des élections, prévu pour fin avril. Le Penelope-gate n’est finalement qu’une nouvelle démonstration d’une vieille tradition française qui se perpétue.

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