Tech & internet / Monde

Comment la France voyait internet en 1997

Un rapport parlementaire permet de se replonger dans l'état d'esprit de la France pré-internet, et de voir ce que l'on espérait en retirer, dans un pays où le Minitel avait plusieurs longueurs d'avance.

Le Père Noël de Libourne répondant aux demandes des enfants sur internet, en décembre 1997. DERRICK CEYRAC / AFP
Le Père Noël de Libourne répondant aux demandes des enfants sur internet, en décembre 1997. DERRICK CEYRAC / AFP

Temps de lecture: 14 minutes

En janvier 2016, l'internet français s'est amusé d'un amendement de la loi numérique portant sur la façon dont on devait nommer internet. Plusieurs députés français s'étaient regroupés pour mettre fin au débat sur la dénomination française du réseau des réseaux: ce serait «l'internet». Parmi les signataires de cet amendement, l'un des premiers députés à avoir travaillé sur la question d'internet en France, Patrice Martin-Lalande.

Quelques mois après que François Fillon invente internet en France (d'après ses dires en tout cas), Patrice Martin-Lalande publie le premier rapport parlementaire. Nous sommes en 1997, internet commence tout juste à être connu du grand public, et le Minitel est encore roi. Pour se connecter, ne pensez pas au Wi-Fi qui vient tout juste d'apparaître, mais plutôt au Modem (dont beaucoup se souviennent encore du bruit) relié, d'un côté, à une prise téléphonique et, de l'autre, à un ordinateur.

«Ce n'était pas du tout illimité, rappelle l'auteur et réalisateur David Dufresne, qui était déjà sur internet alors. C'est ce qui faisait que l'on se connectait, on relevait ses mails et on se déconnectait, par exemple. On n'y était pas en permanence. On voyait les pages apparaître petit à petit. Ça faisait partie du charme, on s'en accomodait, parce que l'on n'avait aucune idée de ce que ce serait vingt ans plus tard.»

Certains préfèrent se connecter dans des cyber-cafés qui commencent à apparaître. Un article du Monde daté de mars 1996 explique que, contre 40 francs (8 euros aujourd'hui),  on peut profiter d'un petit-déjeuner avec pain, croissant, café et une demi-heure de connexion sur un ordinateur «relié à Internet par une ligne spécialisée à haut débit (64 kbps)». À Paris, une demi-heure dans un cyber-café revient alors à une trentaine de francs (environ 6 euros).

Mais on se connecte à quoi? Pour faire vos recherches, oubliez Google, il ne naîtra que l'année suivante. Alors, on passe par «Yahoo!, Excite, Infoseek, Echo (ex-Voila) et surtout AltaVista», rappelle NextInpact.

La page d'accueil d'Altavista, en 1997. Internet Archive Wayback Machine

«Quand Google apparaît, on est tous dingue, on a tous foncé, se souvient David Dufresne. C'est hyper simple, c'est gratuit et sans publicité. Ils nous ont bien eus!»

Plus que les moteurs de recherches, on passe alors par des annuaires, ces immenses répertoires de liens. Facebook ne sera créé que sept ans plus tard. À l'époque, s'il existe bien un réseau social américain, Classmates.com, on utilise surtout des pages personnelles, et les discussions en ligne se font principalement sur Caramail. Netflix vient de voir le jour, et ne sera lancé que l'année suivante. Ce n'est alors qu'un service de location de DVD par internet. YouTube, Dailymotion ou Vimeo n'existent pas. Et il n'existe quasiment pas de vidéos. Pour les quelques webcams qui font des flux en direct, l'image est très saccadée, explique David Dufresne.

Côté navigateur, pour y accéder, pas de Google Chrome ou de Firefox. À la place, on utilise principalement Netscape, grâce à qui on peut naviguer sur le site du Monde, qui a tout juste un an, ou celui de Libération qui va fêter son premier anniversaire. Slate.fr n'est pas encore né, et Slate.com n'a pas encore fêté son premier anniversaire. Amazon est déjà installé aux États-Unis, eBay a presque deux ans, mais Wikipédia n'a pas encore été lancé (on utilise alors principalement Encarta sur CD, même s'il en existe une version en ligne). Reddit n'est pas plus conceptualisé que Tumblr ou 4chan, mais l'étrange Rotten.com a déjà vu le jour.

La page d'accueil de Rotten.com, en 1997. Internet Archive Wayback Machine

Et pour les sites qui existent, ils ne ressemblent à rien de ce qu'ils sont aujourd'hui. La procrastination n'est pas encore vraiment associée à internet, souligne David Dufresne.

«C'était un univers à part où l'on pouvait déambuler et se perdre. Aujourd'hui, on se perd énormément, mais on perd aussi du temps. On ne découvre et on ne retient pas grand chose, parce qu'on est sursollicité pour n'importe quoi. Et maintenant, ça nous arrive à tous de nous dire que l'on a passé une heure et que l'on n'a rien fait, et rien retenu. On ne voulait pas faire perdre de temps à nos lecteurs. C'était balisé d'une certaine façon. Et on était beaucoup plus dans une culture de liens qu'aujourd'hui. On demandait d'ailleurs aux gens s'ils étaient d'accord qu'on renvoie vers leur webzine.»

Le réseau qui fait peur

À l'époque, internet est encore un réseau un peu inconnu pour le grand public, un réseau qui fait peur, et que le député RPR (aujourd'hui Les Républicains) Patrice Martin-Lalande va tenter de dédiaboliser dans ce rapport de 89 pages écrites pendant les six mois où il est nommé «parlementaire en mission» par le gouvernement Juppé.

«Ce n'était pas totalement un hasard, explique le député aujourd'hui. Quand j'ai été élu en 1993, j'ai proposé la création d'un groupe d'étude sur le télétravail, qui s'est transformé de fait, en groupe d'étude sur l'internet en 1995, quand il a commencé à rentrer dans le domaine du grand public. Et en 1997, j'ai proposé la création de ce groupe d'étude sur l'internet que je copréside depuis.»

Le but est alors clair, présenter internet comme une vraie chance pour le pays: un défi à relever. Une mission un peu compliquée quand on voit la réputation que traîne le réseau derrière lui à l'époque. En 1995, quelques jours après l'attentat du RER B à la station Saint-Michel à Paris, France 2 raconte comment il est possible d'apprendre à construire soi-même sa bombe sur internet, un réseau que «personne ne contrôle». Un plan du reportage montre un exemplaire de La Revue des directeurs administratifs financiers titrant sobrement: «Internet: le réseau de tous les dangers?» Un an plus tard, France 3 évoque rapidement un réseau de pédophilie démantelé sur internet. Quelques mois après, France 2 reparle de l'utilisation du réseau par les terroristes, dont les pays du G8 doivent se préoccuper. 

Dans le documentaire Une contre-histoire des Internets, Laurent Chemla, le fondateur de Gandi raconte qu'en 1995, la première fois qu'une émission de télé parle d'internet, elle le décrit comme «un repaire de pirates, un repaire de néo-nazis, un repaire de pédophiles». 

 

Mêmes mots pour David Dufresne, qui se souvient que les internautes étaient qualifiés de «pédophiles nazis» ou de «diable absolu».

«À l'époque, pour le pouvoir politique et marchant en place, la seule arme était de nous encadrer juridiquement ou de nous diaboliser. Et là, il y avait un affrontement très fort entre les politiques (même si certains faisaient des efforts), et nous.»

Pourtant, explique-t-il, le web à la française était marqué par un esprit très marqué à gauche.

«Il y avait une mailing list extrêmement importante pour les sans-papiers par exemple. Comment fait-on pour occuper une église, héberger des sans-papiers...? On était vraiment dans l'idée de partager des idées, des liens culturels, des propos. On était la traduction humaine de ce qu'était le réseau techniquement.»

 

«Un bouleversement total des modes de communication»

Pour le gouvernement français, la volonté est de démystifier internet et de le rendre accessible à tous, sans quoi le pays risquait de passer à côté de l'une des plus importantes avancée du siècle.

«Il y avait le danger de l'inconnu, rappelle Patrice Martin-Lalande. C'était un bouleversement total des modes de communication. C'est un outil qui ignore les frontières, les distances, et par rapport aux États, c'était la remise en cause de l'un des fondements de leur autorité. Il y avait peut-être aussi le côté, avant 1995, de “réseau d'initiés”, puisque c'était la Défense, et les universitaires qui y échangeaient entre eux. Et il y avait toutes les interrogations qui sont, pour un certain nombre d'entre elles, toujours valables aujourd'hui, même si elles ont pris une autre forme: la protection du consommateur, la protection des données personnelles...»

D'autant qu'en France, le Minitel domine alors largement le marché. Le rapport évoque 14.000 services existants. Pour Patrice Martin-Lalande, il fallait que Minitel et internet cohabitent pendant un temps, ce même si, comme l'écrit alors Le Monde, le Minitel est un «boulet», qui «freine le développement d'internet en France».

«On pouvait avoir le sentiment, en France, qu'on avait déjà un outil numérique, et expliquer pourquoi il fallait changer d'outil numérique était aussi une des raisons de ce rapport. On souhaitait tirer parti du savoir-faire que l'on avait acquis avec le Minitel pour l'internet. C'est pour cela que l'on proposait de transposer le système du kiosque.» 

Le kiosque, pour ceux qui sont nés après 1990, permettait «une tarification simple, au temps de connexion, gérée par l'administration des télécoms plutôt que par les fournisseurs de services, en intégrant le coût de la consultation des services directement sur la facture de l'abonné», explique RTL.

Le Minitel survivra à moyen-terme

Mais que deviendra le minitel? Patrice Martin-Lalande estime dans son rapport qu'à «moyen terme, de même que la FM n’a pas tué les Grandes Ondes, l'Internet et le Minitel coexisteront car ils répondent chacun à des besoins différents, le Minitel étant, par exemple, parfaitement adapté à l’accès rapide à des bases de données d’information générale». Quand on lui fait remarquer qu'il n'avait peut-être pas parfaitement anticipé le sens de l'Histoire, il nous répond que ce moyen-terme ne correspond qu'aux cinq années suivantes, soit jusqu'à 2002. (Le Minitel n'a finalement été enterré que dix ans plus tard, en 2012). François Fillon, alors ministre des télécommunications est d'ailleurs sur la même ligne que celle du rapport.

«Il y aura une longue période pendant laquelle les deux systèmes se chevaucheront. Pendant cette période, il faut que le plus grand nombre possible de services Minitel soient aussi accessibles par les utilisateurs d’Internet.»

Il faut dire que le Minitel était très facile d'utilisation, rappelle David Dufresne, qui dresse un parallèle avec l'internet d'aujourd'hui.

«L'internet d'aujourd'hui est totalement minitalisé. Aujourd'hui, vous avez Google et Facebook, surtout, qui finalement rendent internet exactement comme l'était le Minitel, c'est-à-dire un serveur centralisé, alors que la beauté du web, c'est qu'il n'y a pas de noyau, pas de cœur, pas de centre. D'une certaine manière, les gens qui disaient qu'internet ne marcherait jamais, parce que la France a le Minitel, tiennent leur revanche aujourd'hui, et c'est de notre faute. Si les gens ne se rendent pas compte que l'on est en train de tuer la créativité que l'on défendait alors, et qu'un humain sur trois voit la même image tous les jours, je trouve ça paniquant.»

C'est la vision défendue alors par le Manifeste du web indépendant, –un texte signé en 1997 par «énormément de gens», et qui soutient déjà un internet ouvert, libre, quasi-utopique aujourd'hui– qui est aujourd'hui mise à mal.

 

Alors, il a fallu s'accrocher pour démocratiser internet en France. Si selon David Dufresne, les Français n'étaient pas, par nature, fermés à internet (outre le fait qu'il fallait s'équiper, ce qui pouvait rebuter de nombreuses personnes), ce n'était pas vraiment le cas des institutions. À titre d'exemple, France Télécom qui s'occupait du Minitel n'avait pas réservé le meilleur accueil à internet. Le journaliste Jean Guisnel raconte qu'à l'été 1995, un cadre dirigeant de France Télécom lui explique qu'ils allaient l'interdire «et développer un système national et appeler ça l'internet 2», avant de repartir de zéro quelques années après.

«Ils voulaient interdire internet avec des politiques tarifaires totalement démentes. C'était juste dingue. C'était les tarifs les plus élevés au monde. C'était inaccessible. Il fallait appeler les serveurs sur le réseau téléphonique commuté au tarif de malade qu'imposait France Télécom. À l'époque, les communications locales étaient facturées au temps, et très chères.»

À titre d'exemple, Next INpact raconte que «le 1er octobre 1997, France Télécom supprime à la stupeur de tous, la période “bleu nuit” pour se contenter d’appliquer entre 19 heures et 8 heures la période “bleu clair”, moins chère que la période en journée, mais plus coûteuse que la “bleu nuit”. Ceci en plein débat sur le faible essor d’internet en France. Un document publié le 12 novembre 1997 explique notamment que “l'augmentation de 8 % des tarifs depuis le 1er octobre 1997 porte le coût horaire à 17 francs [3,30 euros, aujourd'hui] en journée et 8,80 francs en soirée [1,73 euros]”». 

Une connexion coûteuse

En plus de l'abonnement, il faut en effet se souvenir que l'on paie alors en fonction du temps de connexion. Patrice Martin-Lalande souligne dans son rapport que si le coût d'abonnement à un fournisseur d'accès fait partie des plus bas d'Europe, «le prix actuel des communications locales rend chère l’utilisation de l'Internet, à Paris comme en province».

«Pour le développement de l'Internet en France, il est nécessaire et urgent d’abaisser ces coûts d’accès. La hausse du prix des communications locales, la disparition du tarif bleu-nuit sont autant de freins supplémentaires mis à l’utilisation de l'Internet.»

Le parlementaire donne plusieurs autres idées: aide financière aux entreprises et aux ménages qui souhaitent s'équiper en matériel informatique, que l'État montre l'exemple «en utilisant quotidiennement ces nouvelles technologies» et passer par les plus jeunes en les éduquant tôt aux nouvelles technologies.

«Il fallait passer par l'État. En France, on a une telle culture de la prééminence de l'État qu'on ne pouvait pas espérer apprivoiser l'internet, si l'État ne s'appropriait pas lui aussi l'internet.»

L'autre argument qui revient régulièrement dans le rapport pour que la France investisse dans internet, c'est le télétravail. Les différentes variantes du mot reviennent une trentaine de fois dans le texte. Patrice Martin-Lalande, élu d'une zone rurale (la deuxième circonscription du Loir-et-Cher), explique aujourd'hui qu'il trouvait internet particulièrement intéressant, car le télétravail «permet de gommer le problème des distances dans les activités économiques».

«C'était une solution pour maintenir en territoire rural un maximum d'activités et d'emplois qui étaient happés par les zones urbaines, en raison de la nécessité d'une proximité.»

Internet était vu comme un outil de «rééquilibrage, qui était bon pour tout le pays», explique-t-il citant en plus d'une meilleure répartition de la population, des bienfaits environnementaux, économiques, et attirant pour les zones rurales.

Un internet à deux vitesses

En 1997, il propose d'expérimenter «en milieu rural des solutions de raccordement à l'Internet via des satellites de télécommunications couvrant largement l’hexagone». Mais, malgré sa proposition permettant à l'État de pouvoir «garantir la possibilité, en tout point du territoire national, d’obtenir une connexion à l'Internet à haut-débit», certaines communes sont toujours délaissées en 2017. Si les zones avec zéro connexion sont rares, la connexion peut être très lente: un reste du passé, quand le modem 56k était une révolution.

Cette carte commandée par la Commission européenne en 2014 montre à quel point de nombreuses personnes dans des départements français n'avaient toujours pas accès au haut-débit.

Un an plus tard, en 2013, le gouvernement a lancé le «plan France très haut débit». Son objectif final est la couverture de l'intégralité du territoire en très haut débit (soit au moins 30 Mo/s) d'ici à 2022. À la fin de l'année 2016, le gouvernement indiquait que 50% du territoire était encore à couvrir.

L'industrie culturelle n'a rien vu venir

Deux ans avant l'arrivée de Napster (1999), le député cherche un moyen pour que les internautes puissent avoir accès aux contenus culturels, et souhaitait «favoriser le recours au système du “guichet unique”», c'est-à-dire regrouper les différents contenus dans un endroit commun, où les internautes n'auraient qu'à passer pour s'acquitter de l'ensemble.

 

En revanche, il reconnaît ne pas avoir vu arriver le peer-to-peer et les logiciels de partage, qui ont tant satisfait les fans de musique, mais aussi fait si mal aux gros de l'industrie musicale.

«Il fallait déjà essayer d'identifier les problèmes qui existent et leur apporter une solution théorique et pratique, justifie le député. On ne pouvait pas imaginer toutes les problématiques qui pourraient un jour se poser à internet.»

David Dufresne le reconnaît également: difficile d'imaginer Napster en 1997. Mais là où les ayant droit voyaient une tragédie, lui se souvient d'une révolution, qui allait dans le sens d'une culture du partage aux origines du réseau.

«On était très, très en avance sur l'industrie culturelle. Vous avez une citation de Pascal Nègre [ancien PDG d'Universal Music France] datant de 2001 qui disait “internet, on s'en fout, ça ne marchera jamais”. Ces gens-là étaient très en retard sur les usages. Nous, on était à fond dans la culture du partage, on l'incarnait.»

Logiciels de contrôle

Autre inquiétude dans le rapport: la pornographie. Pour relever ce défi en 1997, il faut faire en sorte qu'internet ne soit pas présenté comme le diable. «L'Internet est souvent présenté comme un réseau transportant une grande quantité d'images pornographiques», est-il pourtant écrit dans le rapport, où Patrice Martin-Lalande propose de clarifier la loi déjà existante sans cependant prendre de nouvelles mesures immédiatement. Celles-ci seront prises dans les années 2000, comme expliqué dans cette réponse du ministère de la Justice, datant de 2010.

Dès 1997, on savait déjà que l'un des intérêts principaux d'internet pour les utilisateurs était le porno, mais difficile pour un rapport parlementaire d'appuyer sur ce point.

 

Depuis, explique Libération, «en général, les sites se contentent d’un message d’avertissement en demandant à l’internaute de certifier qu’il a plus de 18 ans, sans aucune preuve». Et la loi impose également aux fournisseurs d'accès à internet (comme Orange, SFR, ou Free) de «proposer à leurs abonnés d’installer un logiciel de contrôle parental». Ce qui ne veut cependant pas dire que les gens vont ensuite accepter. Ce point était déjà abordé en 1997, puisque le député évoque dans le rapport la «fourniture de moyens de filtrage» imposée par une loi de 1986, sans néanmoins préciser le type de filtrage exigé. Ce à quoi il souhaitait remédier, en utilisant par exemple les logiciels de navigation. 

La justice a parfois des problèmes à suivre les avancées de la technologie. Si en 1997, Patrice Martin-Lalande évoquait la diffusion aux parquets d'une circulaire relative à internet, qui «exposerait, après une description physique du réseau, le régime juridique de l'Internet», encore aujourd'hui, des magistrats n'ont pas connaissance des subtilités d'internet. En 2014, un journaliste avait été condamné pour avoir trouvé des documents sur Google, et lors de l'audience, «la magistrate chargée de rappeler les faits semblait même ne pas connaître Google, prononcé à la française “gogleu”, ni savoir ce que signifie un “login”, prononcé “lojin”». Son avocat avait alors rétorqué que «c’est tout de même assez étonnant de poursuivre quelqu’un sans comprendre ce qu’on lui reproche».

Internet face à la loi Toubon

Mais internet était aussi un problème pour les défenseurs du français. En 1997, Patrice Martin-Lalande souligne déjà qu'«internet est un réseau anglo-saxon: 80% des serveurs sont nord-américains et 90% des échanges se font en anglais et seulement 2% des échanges en français». Il craignait qu'internet évolue «dans une perspective multilingue et souhaitait que “le réseau ne doive pas faire l'objet d'une adaptation a priori aux besoins des non-anglophones”. Vingt ans plus tard, pas grand chose n'a pourtant changé.

C'est d'ailleurs pour cela, explique-t-il, qu'il demande alors à ce que le taux de TVA soit réduit à 2,1% pour les éditeurs en ligne, et ainsi «accorder à la presse électronique les avantages fiscaux de la presse papier», car cela aurait permis, selon lui, d'avoir plus de contenus et d'attirer les internautes français un peu plus facilement. Mais ce n'est qu'à la fin de l'année 2015 que le taux de cette TVA a été réduit.

Les Français tentent pourtant en 1997 d'imposer l'usage de leur langue par des moyens assez étranges, en témoigne l'affaire opposant l'université de Georgia Tech, dont un établissement se trouvait en France, attaqué par deux associations de défense de la langue, parce que son site internet hébergé en France ne propose pas de traduction en français. L'affaire n'a pas été tranchée en raison d'un problème de procédure, mais Patrice Martin-Lalande souhaitait que l'on adapte la loi Toubon pour «accepter clairement les Webs en anglais lorsque la cible est étrangère».

Parmi toutes les propositions, certaines ressortent aujourd'hui. Patrice Martin-Lalande dit vouloir «développer l’interactivité des services d’information afin de permettre au lecteur d’obtenir l’information qui convient le plus à son attente». C'est en 2017 ce même comportement qui est accusé de maintenir les internautes dans des «bulles de filtres».

«Il y a un risque que je dénonce assez régulièrement, explique Patrice Martin-Lalande. Je parle d'“autisme numérique” ou d'“autisme d'information”. Certains peuvent s'enfermer, en effet, mais pour le plus grand monde, il y a tellement de possibilités d'avoir accès à des informations auxquelles on n'avait jamais accès que ce risque est contrebalancé par cette possibilité.»

Le chiffrement: oui, mais...

Preuve donc que si ces débats ont évolué, ils existent toujours. Concernant le chiffrement par exemple, le rapport laissait entendre que c'était bien, et qu'il fallait aider à le développer, mais qu'il ne fallait cependant pas empêcher les États de pouvoir surveiller la totalité des communications.

«À l'époque, l'objectif était de libéraliser les algorithmes utilisés, indique Patrice Martin-Lalande. Tout était très contraint. On ne pouvait quasiment pas utiliser le chiffrement.»

Lui qui a voté la loi renseignement, mais également procédé à la saisine du Conseil constitutionnel avec une soixante d'autres députés, «afin de corriger les dispositions du texte pouvant menacer les libertés individuelles», estime qu'il existe aujourd'hui un «conflit d'objectifs», entre la sécurité sur internet, qui «nécessite le chiffrement», et l'objectif de «la sécurité face aux menaces terroristes et aux cyberattaques».

Il pointe du doigt les entreprises américaines, qui, comme Apple, prennent position envers le chiffrement comme argument commercial, selon lui, alors que «c'est le même type de grandes sociétés qui organisent une collecte de données personnelles selon leurs méthodes à elles, qui sont stockées, traitées, et qui se constituent des trésors».

Un défi presque réussi

En 1997, la protection des données personnelles était loin d'être l'objectif numéro un. «Les procédures que la loi “informatique et libertés” met en œuvre, apparaissent désormais au regard de la banalisation de l'informatique comme trop contraignantes», peut-on ainsi lire dans le rapport. Pour autant, cela ne veut pas non plus dire que c'était open-bar. Si le rapport souhaitait «assouplir» les règles de l'époque, il note néanmoins qu'il «convient d'éviter que l'utilisation de ces données porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes»

S'il se présente comme le premier député à avoir écrit un rapport sur internet, Patrice Martin-Lalande regrette cependant que «vingt ans après, on ne soit pas très nombreux à travailler de manière approfondie sur le numérique». Cela avait pourtant bien commencé. Quelques jours après sa publication, Le Monde soulignait que, dans l'entourage du député, on se montrait plutôt optimiste sur le sort qui lui serait réservé.  

«Depuis qu'Alain Juppé a fait de l'utilisation des nouvelles technologies de communication un des thèmes de sa campagne, tout le monde dans l'administration s'est intéressé au rapport!».

Patrice Martin-Lalande a finalement gagné son pari: 85% des Français ont accès à internet, et 74% y accèdent tous les jours. Mais, comme le souligne David Dufresne, c'est une version minitalisée d'internet que nous sommes aujourd'hui en train d'expérimenter –où une poignée de géants se partagent le temps que l'on passe dessus. En attendant la prochaine révolution.

cover
-
/
cover

Liste de lecture