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Budapest (Hongrie)
Les Hongrois étaient prévenus. «2017 sera l’année de la rébellion», pavoisait Viktor Orbán dans une interview accordée le 15 décembre au site d’infos ami 888.hu. La jacquerie annoncée par le chef du gouvernement n’aura mis que dix petits jours à éclater. «Budapest va utiliser tous les outils à sa disposition pour mettre dehors les pseudos-ONG de l’empire Soros, qui veulent imposer le capitalisme mondialisé et le politiquement correct sur les gouvernements nationaux.» L’auteur de cette bombe? Szilárd Németh, le numéro 2 du parti Fidesz, qui régente le pays depuis 2010.
Németh a cité nommément plusieurs cibles prioritaires, parmi lesquelles l'Union hongroise des libertés civiles (TASZ), le Comité Helsinki de Budapest, une organisation de surveillance du respect des droits de l'homme, et l’antenne magyare de Transparency International. Trois vaisseaux amiraux de la société civile maison tançant régulièrement l’autoritarisme de l’exécutif: la dernière nommée jugeait par exemple il y a quelques jours que «la partialité et la corruption sont devenues monnaie courante en Hongrie». Cette même société civile, Orbán, apprenti-juriste à l’université Loránd-Eötvös, en magnifiait pourtant l’opiniâtreté dans son mémoire de fin de licence, en 1987, en s’appuyant sur le succès de Solidarnosc, le syndicat dirigé par Lech Walesa en Pologne. Et il en a habilement tiré profit en bénéficiant d’une bourse Soros lui payant un semestre à Oxford en 1989-1990.
Le retournement est assez spectaculaire. Comme si Orbán n’avait jamais sollicité TASZ en 2007 pour instruire en justice les brutalités des forces de l’ordre envers les émeutiers de l’automne 2006, remontés contre l’administration sociale-démocrate accusée de «mensonge». Comme s’il n’avait jamais travaillé, d’avril 1988 à septembre 1989, pour un groupe d’études sur l’Europe centrale irrigué par le bienfaiteur honni et reçu 10.000 forints par mois (une somme colossale pour l’époque) afin de lancer sa machine politique. Comme s’il oubliait que le chef de la diplomatie, Péter Szijjártó, le président de l’Assemblée Nationale, László Kövér, et de nombreux proches du pouvoir ont eux-mêmes joui de la manne Soros.
«Sans Soros, la Fidesz n’aurait pas eu de photocopieuse pour ses tracts»
Soros rencontra Orbán et ses complices de la cité U István-Bibó, devenus ensuite des cadres du régime pour une période plus ou moins longue, par l’intermédiaire de Miklós Vásárhelyi, l'ancien responsable presse des gouvernements du martyr de la révolution avortée de 1956 Imre Nagy, à l’époque patron de la filiale magyare de sa fondation philanthropique Open Society. Séduit par ces gamins déterminés, il offrit 4,7 millions de forints (643.000 euros d'aujourd'hui) à la Fidesz balbutiante et espérait qu’Orbán, élu Premier ministre à 35 ans seulement en 1998, mènerait le pays dans la bonne direction. Mais les relations se détériorèrent considérablement au fur et à mesure de la droitisation de son protégé.
«La Fidesz se battait pour la démocratie et contre les organismes fantoches servant l’État-parti de l’époque. Elle recevait de l’argent d’ici et de l’étranger. Sans Soros, la Fidesz n’aurait pas eu de photocopieuse pour propager ses tracts. La défense des droits civils et de la liberté d’expression était son essence originelle. Trente ans plus tard, elle menace des institutions indépendantes avec des procédures judiciaires et des descentes de police», déplore, dans une tribune relayée par le pure-player HVG, son ex-camarade de jeunesse Zsuzsanna Szelényi, actuelle membre du parti d’opposition Együtt.
Une immense déception partagée par le milliardaire américain de confession juive, né György Schwartz à Budapest en 1930. Soros, le Hongrois d’origine, a bâti une partie de sa notoriété en épaulant des pays en développement ou en cours de reconstruction sociale, comme le sien se débarrassant du «communisme du goulash». Avant de gagner les États-Unis, il évita la déportation grâce à la protection d’un employé de ministère le faisant passer pour son filleul et fuit l’occupation soviétique en 1946 lors d’un congrès d’espéranto, dont son père fut l’un des principaux porte-drapeaux littéraires.
Des structures qui menacent l'«illibéralisme»
En une mandature Orbán et demie, les ONG hongroises ont mordu la poussière. En 2011, un premier texte de loi s’attaque implicitent aux financements issus de l’étranger sous couvert de transparence. En 2014 ont lieu des perquisitions musclées et un quasi-incident diplomatique avec la Norvège, provoqués par un fantaisiste «complot viking» fomenté par Oslo, qui menacerait la Hongrie en subventionnant certaines associations. Et en avril, dans la foulée de cette offensive contre Soros et l’Open Society, un potentiel amendement pourrait obliger les associations à divulguer la provenance de leur patrimoine et de leurs subsides.
Lorsqu’il posa les jalons de l'«illibéralisme» en juillet 2014 à Băile Tuşnad, dans la Transylvanie magyarophone, Orbán se paya personnellement le scalp des ONG, composées selon lui «d’activistes politiques désirant imposer les intérêts extérieurs en Hongrie», tout en encensant Erdoğan et Poutine. Celles-ci sont désormais presque aussi intimidées que leurs homologues russes, doublement mises à l’index par une Douma légiférant sur les «agents de l’étranger» puis les organisations «indésirables». L’analogie des traitements s’ajoute au rapprochement nucléaire entre Budapest et l’ancien occupant.
«D’aucuns estiment que cette polémique grandissante n’est qu’une vulgaire diversion destinée à occulter la question migratoire, qui perd lentement de son attrait. Je crains que ce ne soit faux. Viktor Orbán prépare le terrain depuis un moment. George Soros est comparé au croquemitaine dans les cercles Fidesz depuis 2010 au minimum. Ces structures menacent l’État “illibéral” qu’il construit. Les attaquer consolide son autorité et renforce la popularité de son gouvernement», analyse la blogueuse Eva S. Balogh du site Hungarian Spectrum, source anglophone de référence sur les affaires hongroises.
S’il ne cache guère ses attaches avec Vladimir Poutine, qu’il a accueilli le 2 février à Budapest, le leader danubien controversé s’inspire essentiellement d’un précédent anti-ONG israélien, ratifié en juillet dernier par la Knesset. Car au-delà de partager avec Benjamin Netanyahou les conseils du consultant Arthur J. Finkelstein, autrefois au service de Richard Nixon, Orbán voudrait faire superviser la totalité des investissements étrangers, tandis que Tel-Aviv quadrille la moitié des apports. De quoi, comme dans le dossier des migrants, attiser les «sentiments» et la «fureur», érigés en moteurs de l’action politique par Finkelstein.
On serait tenté d’ajouter la «souveraineté», autant dans le cas hongrois que d’autres pays plus ou moins démocratiques ayant les ONG en ligne de mire. C’est au nom de cette notion que l’Éthiopie n’autorise que 10% de fonds étrangers maximum, ou que la Chine impose au moins 50% de locaux dans les bureaux et choisit arbitrairement la banque recevant les virements, comme c'est aussi le cas en Ouzbékistan. La Hongrie n’a pas encore atteint ce niveau draconien de surveillance mais sait qu’elle peut avancer d’un cran sans redouter les foudres de Washington, vue la proximité idéologique entre Donald Trump et Viktor Orbán.
«Les ONG ne diront jamais qu’Orbán doit partir»
Le locataire de la Maison-Blanche fraîchement installé ne bougera certainement pas le petit doigt pour Soros le Démocrate convaincu, qui a dépensé un milliard de dollars dans la campagne d’Hillary Clinton et qui aurait été, selon ses partisans, l’ordonnateur suprême des immenses manifestations anti-Trump de Washington, Chicago, New York, Los Angeles et Indianapolis en marge de l’Inauguration Day. Pourtant, Soros avait prêté 160 millions de billets verts au magnat de l’immobilier, qui souhaitait construire un grand hôtel en 2004 dans la capitale de l’Illinois. Encore une amitié qui tourne au vinaigre.
«Le gouvernement hongrois a déniché une thématique où ses opposants n’ont pas de quoi riposter politiquement. Les ONG ne s’alignent pas aux élections et n’aiment pas l’opposition actuelle, donc le débat est pipé. Elles ne diront jamais qu’Orbán doit partir et se cantonnent à dénoncer l’injustice des attaques subies. La Fidesz est avantagée dans cette confrontation à sens unique car la majorité de ses électeurs se méfie des financements étrangers. Et pendant ce temps-là, les échecs criants dans l’éducation et la santé passent à la trappe», détaille le politologue Csaba Tóth, de l’institut Republikon.
Le fait que le gouvernement ait par ailleurs élaboré un programme de lutte contre la corruption omettant le financement des partis et la protection des lanceurs d’alerte alimente d’autant plus le soupçon quant à ses intentions. Outre TASZ et le Comité Helsinki, la nouvelle provocation de Budapest fait planer l’incertitude sur l’avenir du Mediapart local Átlátszó.hu, de l’Université d’Europe Centrale, du think-tank Political Capital ou de l’association féministe Patent, soit le coeur des intérêts sorosiens en Hongrie. Le hard power orbániste tolère modérément le «soft».