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En s'attaquant à la science, Trump creuse sa propre tombe

La science ne relève pas d'un énième clivage partisan, c'est le fondement-même de notre société.

<a href="https://www.flickr.com/photos/43005015@N06/31500175382/in/album-72157677748427586/">Stand Up For Science_4, 13 décembre 2016</a> | Peg Hunter via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/">License by</a>
Stand Up For Science_4, 13 décembre 2016 | Peg Hunter via Flickr CC License by

Temps de lecture: 6 minutes

On l'appelle la cardiomyopathie takotsubo, du nom du piège à poulpe japonais auquel cette «drôle» de crise cardiaque fait penser. Ou «syndrome du cœur brisé», parce qu'elle intervient généralement après un stress émotionnel intense –comme ce qu'une femme âgée peut ressentir à la mort de son compagnon. Si cette maladie est encore très mal connue, on sait néanmoins qu'elle menace quasi exclusivement les individus de sexe féminin, raison pour laquelle le takotsubo est l'un des fers de lance de la médecine sexuée (donc non, mon exemple de la veuve éplorée n'était pas «sexiste», fin de la parenthèse).

En apprenant que l'équipe de Donald Trump allait désormais «valider» les données scientifiques de l'Agence américaine de l'environnement (EPA) avant leur publication, j'ai vraiment eu l'impression que mon cœur se mettait à cogner vers le bas, comme s'il était aspiré dans cette putain d'amphore à calamar, et que je n'en avais plus pour très longtemps. Au bout de trente secondes à me raisonner que non, il était assez improbable que je fusse en train de mourir d'une affection cardiaque en général rare et apparaissant en particulier vers soixante-dix ans, j'ai senti les larmes monter pour purger le tout d'une bonne vague de rage. Si le phénomène a fini de me rassurer sur la poursuite provisoire de mon existence, on ne peut pas en dire autant des ambitions de la chefferie états-unienne.

La science fait fonctionner la société

Peut-être trouverez-vous ma réaction exagérée. J'ai moi-même du mal à me reconnaître depuis le 9 novembre aux alentours de 3h34, quand les courbes des probabilités se sont croisées et que Donald Trump n'a pas fini d'être donné vainqueur de la présidentielle américaine. C'est votre vie maintenant, c'est réel. La sidération, le syndrome du lapin dans les phares. Une armée de scientophobes est désormais à la tête de la première contrée scientifique du monde. «C'est comme vivre un film d'horreur», résume Michelle Wright, chercheuse en sciences infirmières et en génétique à l'université Emory d'Atlanta. «Toutes les digues ont cédé et nous sommes gouvernés par des gens qui refusent de croire aux faits».

Cette histoire de film d'horreur dans la vraie vie ou de cauchemar éveillé revient souvent dans la bouche des scientifiques que je peux croiser ces derniers temps. Évidemment, le sentiment est aussi partagé et exprimé par une bonne partie de la planète, mais il est, à mon sens, et je crois ne pas trop me tromper, particulièrement saillant chez ceux dont la vie se fait dans la science et la raison.

Ce qui est le cas de tout le monde (ou presque, pardon si je ne pense pas m'adresser à un guerrier yanomamö). Pas besoin d'avoir une fiche de paye émise par un institut de recherche: votre vie, la mienne, celle de votre voisine qui gobe des granules de sucre quand elle n'est pas malade en étant persuadée de faire la nique à Big Pharma, reposent non seulement sur une infrastructure scientifique, mais sans science, sans méthode scientifique, les chances sont énormes qu'elles n'aient jamais vu la lumière du jour –ou qu'elles se soient rapidement terminées dans de très sales circonstances. Sans science, sans méthode scientifique, notre société actuelle ne pourrait pas fonctionner.

Et cette bonne vieille méthode, elle intime justement que les données soient «validées» par ceux qui y connaissent quelque chose. Ceux qui n'y connaissent rien, comme les gugusses aujourd'hui aux affaires à Washington, y voient un «argument d'autorité», mais en vérité vraie, c'est juste un argument d'efficacité. Faites réparer vos freins par un boulanger et vous vous mangerez une tarte au platane au premier virage. Faites primer le politique sur le scientifique –en modérant les informations publiées sur le site d'une agence environnementale et en excluant celles qui ne siéent pas à votre idéologie, en faisant le gros dos pour que les chercheurs d'autres organismes et institutions «se la ferment»– et votre pays prendra bien vite la tangente et la fière allure d'une épave. La perspective serait ballote, surtout lorsque votre programme consistait à lui «redonner sa grandeur».

Le degré de finesse et de spécialisation de la science contemporaine est tel –et c'est aussi ça qui fait son efficience historiquement inégalée– que l'analogie du garagiste et du boulanger est d'ailleurs encore trop lâche. La science s'évalue entre pairs, c'est-à-dire qu'un physicien moléculaire va se pencher sur des travaux de physique moléculaire, sur lesquels un astrophysicien n'aura rien à dire, de la même manière qu'une neurobiologiste spécialiste de l'inflammation du cerveau n'a rien à dire sur sa sexuation ou qu'un géochimiste spécialiste des isotopes n'est pas le morceau de choix pour contester la validité de modèles climatiques. En outre, la science ne se fait pas dans des documentaires ou des émissions de télé, devant des juges ou des parlementaires, dans des articles de presse ou même dans des livres, mais dans des études méthodiquement conçues que sélectionnent et présentent des revues spécialisées à comité de lecture idoine.

Il n'y a pas d'alternative à la réalité

La science n'est pas une entreprise partisane, elle est la quête méticuleuse de faits mesurables et réplicables grâce auxquels le réel se dévoile et peut être amendé. Une réalité qui n'a pas d'«alternative» et qui existe en dehors de toute subjectivité –que vous y «croyez» ou non, que cela vous plaise ou pas, que cela s'accorde ou non à votre «culture», c'est grâce à des faits extirpés par la méthode scientifique que la médecine soigne, que les avions volent ou que vous pouvez liker ce texte sur Facebook (ou y pester contre Slate).

C'est ce qui rend le projet des trumpiens particulièrement atroce. Et qui explique la levée de boucliers qu'il est en train de susciter: en faisant comme si la science relevait d'une énième ligne de clivage partisan, le Donald ne s'attaque pas aux valeurs de ses adversaires, faut-il le répéter, il dynamite le fondement-même de la société moderne –sans doute pour le bon plaisir de son maître de marionnettes, le «léniniste» Bannon, qui déclarait voici quelques années vouloir «détruire l’État» et «tout voir s'écrouler». D'autant plus qu'à l'instar des planètes qui ne déterminent pas votre personnalité, les horreurs aussi peuvent s'aligner: après avoir fourré ses doigts mouillés dans des données auxquelles il ne comprend goutte, le président américain a décidé d'interdire l'entrée aux États-Unis aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane. Parmi lesquels se trouvent bon nombre de scientifiques actuellement embourbés dans l'ubuesque.

«RIP la page web dédiée au climat du site de la Maison-Blanche»

La science ne sera jamais partisane

Entre 1978 et 1990, Andreï Romanovitch Tchikatilo torturera, tuera, dépècera et mangera une cinquantaine de personnes, principalement dans la région de Rostov-sur-le-Don. Des crimes commis en toute impunité pendant près de dix ans vu que, pour les autorités soviétiques, il était tout bonnement inconcevable que leur grande nation puisse héberger un tueur en série –l'abomination était propre à la dégénérescence occidentale et les serial-killers ne pouvaient donc qu'opérer derrière le rideau de fer. De la même manière que, quelques décennies auparavant, Joseph Staline et Trofim Lyssenko avaient cru et fait croire à coup de goulag que la théorie de l'évolution n'était qu'une sournoiserie impérialiste et qu'avec un peu d'huile de coude et de pensée magico-bolchévique, le seigle pouvait se transformer en orge et l'homme nouveau sortir tout frais démoulé des usines stakhanovistes. Avec la Glasnost de Gorbatchev, qui garantira notamment une relative liberté de publication et de circulation des données scientifiques et des chercheurs, l'enquête sur le «l'ogre de Rostov» pourra profiter des apports de la psychiatrie criminelle, née en Italie à la fin du XIXe siècle, et de la médecine légale, révolutionnée en 1984 avec les «empreintes génétiques», découvertes par Alec Jeffreys dans son laboratoire de Leicester, au Royaume-Uni.

Voilà encore une chose que l'escouade Trump ne comprend pas au sujet de la science: vouloir y mettre des frontières, ce n'est pas la tuer, c'est creuser sa propre tombe. La science n'a rien de «nationale» ou de «patriote» (comme l'écologie de Marine Le Pen, probablement avec des écureuils qui grignotent du camembert ou du remoudou, selon le côté du Quiévrain où ils se trouvent). Un scientifique, ça brasse, ça voyage, ça rencontre, et s'il ne peut pas travailler comme il faut quelque part, son cerveau fuitera ailleurs.

Pour l'instant, les scientifiques américains se mobilisent pour contrecarrer la kakistocratie trumpienne. Mais si Trump continue sur sa lancée, arrivera vite le jour où ils en auront marre de devoir rendre des comptes à un babouin histrionique et ils suivront alors l'exemple de leurs collègues allemands ou russes, lors d'autres heures sombres de notre histoire. A moins que Trump leur interdise aussi la sortie du territoire, ils pourront aller en Chine, qui recrute en ce moment. Ou en Europe, qui avec les initiatives Euraxess et Science4refugees, récupère des ressources cognitives pour la recherche et l'innovation régionales, tout en rappelant l'évidence: bon nombre de réfugiés sont des chercheurs talentueux qui ne viennent pas «chez nous» pour des raisons économiques ou pour violer «nos femmes», mais juste pour sauver leur peau et celle de leurs familles.

A une époque où la culture du clan se refait une santé, la science est l'un des rares espaces où l'identité ne vaut rien face aux compétences. Où la seule tribu qui compte est celle d'un socle de connaissances littéralement communes à l'humanité. C'est ce qui fait qu'elle prévaudra toujours sur la politique et les petites magouilles partisanes, et que mon cœur se brise dès que je la vois aussi bassement attaquée.

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