France

Comment l'islam radical est devenu le nouveau point Godwin des politiques

Au-delà des désaccords économiques, Manuel Valls et Benoît Hamon s’affrontent violemment sur le terrain de la laïcité, le camp de l'ancien Premier ministre accusant son adversaire de complaisance avec l’islam radical. Une tactique qui fut un temps l'angle d’attaque de l’extrême droite et des réseaux complotistes mais qui se généralise.

Benoît Hamon / A partir d'une photo à La Pepinière le 27 janvier 2017 à Paris, retouchée. PHILIPPE LOPEZ / AFP.
Benoît Hamon / A partir d'une photo à La Pepinière le 27 janvier 2017 à Paris, retouchée. PHILIPPE LOPEZ / AFP.

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Benoît Hamon s'est transformé en Bilal Hamon. Son tour est venu après celui d'Alain Juppé, à qui il était reproché d’avoir lancé à Bordeaux un projet de centre culturel et cultuel musulman (qui n’a d’ailleurs jamais vu le jour), et qui était surnommé Ali Juppé pendant la primaire de la droite et du centre. Ou de François Fillon, accusé d’avoir inauguré la mosquée d’Argenteuil lorsqu’il était Premier ministre, devenu quant à lui Farid Fillon. Des photomontages grossiers les présentaient même barbus, enturbannés, vêtus de tenues traditionnelles musulmanes.

Le député des Yvelines a dû se justifier à plusieurs reprises sur cette question, surtout depuis que les attaques de son propre camp se sont faites plus virulentes après son succès au premier tour de la primaire à gauche. «L'élu de Trappes est forcément ambigu avec le communautarisme, donc on distille un poison», a-t-il ainsi déclaré à France 2. Lors d'un meeting à Montreuil, il est allé plus loin:

«Je suis fier que l’extrême droite m’appelle Bilal, c’est un très joli prénom. Et je serais fier qu’ils m’appellent Elie, David, peu importe, mais tous ces noms qu’ils détestent, eux les antisémites, eux les racistes, à qui nous ne laisserons ni la France ni la République.»

Derrière ces associations calomnieuses entre l'islamisme radical et certains hommes politiques, on trouve d'abord la fachosphère, les sites internet d’extrême droite comme Riposte laïque ou Fdesouche, qui se présentent comme des médias de «réinformation». Manuel Valls est d’ailleurs lui aussi la cible de ces groupuscules adeptes de la théorie du complot, qui s’appliquent à mettre tout le monde dans le même sac des «vendus à l’islam». À l'ancien Premier ministre, ces militants d'extrême-droite reprochent notamment sa phrase de juin 2015 sur le besoin de «bâtir l’islam de France» afin de l’aider «à grandir et à se solidifier», raccourcie en un désir de simplement grandir et solidifier l'islam en général...

Dans le cas de Benoît Hamon, les accusations de connivence avec l’islam radical proviennent aussi de son propre camp. À deux jours du second tour de la primaire, Alexis Bachelay, son porte-parole, a dénoncé une stratégie d’intimidation des partisans de Manuel Valls, évoquant par ailleurs des menaces de mort sur les réseaux sociaux du type «islamo-collabo, on va te crever».

C'est la conséquence, selon lui, des propos de l’ex-Premier ministre sur sa prétendue proximité avec le Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF). Manuel Valls s'en est pris à plusieurs reprises au député des Hauts-de-Seine, affirmant notamment lors du débat de l'entre-deux-tours qu'il avait «organisé une réunion avec le CCIF contre la prolongation de l'état d'urgence» –un CCIF qui, selon lui, «explique que les musulmans sont pourchassés et qu'il existe une religion d'Etat». Alexis Bachelay a qualifié cette affirmation de «totalement mensongère» dans un communiqué, précisant que lors d'une réunion en janvier 2016 en présence d'un porte-parole du CCIF, mais aussi de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), il avait pour sa part plaidé en faveur du principe de l’état d’urgence. Manuel Valls a aussi, à l’antenne de RMC, évoqué un tweet d’août 2015 dans lequel le député avait comparé la politique israélienne à l’apartheid sud-africain –ce dernier s’opposait alors à l’opération «Tel-Aviv sur Seine», montée dans le cadre de Paris Plages.

«Candidat des Frères musulmans»

D'autres critiques ont ciblé nommément Benoît Hamon. Malek Boutih, par exemple, n'a pas hésité à affirmer qu'il «est dans une dérive identitaire, […] c’est le candidat des Indigènes de la République». Avant d'enfonce le clou dans une interview à 20 minutes publiée le 24 janvier, entre les deux tours de la primaire:

«Benoît Hamon, comme tous les Tartuffe, cultive une ambiguïté. C’est un peu "Cachez ce voile que je ne saurais voir". Sa théorie est claire: il est normal qu’il y ait du communautarisme car les musulmans sont maltraités. Il justifie des comportements sexistes, mais aussi une montée de la radicalité.»

Sur cette dernière question, Manuel Valls a lui rappelé au micro de la matinale de France Inter la réaction de son adversaire à un reportage diffusé en décembre par France Télévisions sur des cafés à Sevran interdits aux femmes –une non-mixité résultant d'un problème de tradition, de culture, mais aussi de religion, selon les militantes interrogées dans le reportage. Benoît Hamon avait alors été accusé de relativiser les faits dans l’analyse qu’il en livrait, affirmant que «dans les cafés ouvriers, historiquement, il n'y avait pas de femmes». Il avait ensuite dû concéder une maladresse:

«Je voulais simplement dire que le sexisme n'est pas né avec l'arrivée de l'islam en France, qu'il a existé avant, qu'il existe aujourd'hui et qu'effectivement des groupes religieux minoritaires testent la République, notamment sur la question de l'égalité femme-homme et vis-à-vis de cela, il faut être intransigeant.»

Certains n’ont enfin pas hésité à pousser plus loin l’outrance, comme ce ministre de l'actuel gouvernement qui a affirmé à Libération, sous couvert d’anonymat, que Benoît Hamon était «le candidat des Frères musulmans»...

«Pour Hamon, la laïcité n'est synonyme que de droits»

Comment en est-on arrivé à de telles attaques au sein d'un même camp? Manuel Valls a fait de la question de la laïcité l’un des marqueurs de son action politique face au prétendu laxisme d’une partie de la gauche. Selon Christian Delporte, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles, «Valls avait du mal à être identifié par la gauche comme l’un des siens. Grâce à la laïcité, il justifie sa place à gauche».

Pour ses adversaires, Benoît Hamon, lui, est associé à une conception très laxiste de la laïcité, notamment à cause de son adhésion au principe d’une redevance sur l’abattage rituel qui servirait à financer les lieux de culte. Une mesure qui, sous le raccourci sémantique de «taxe halal», est par ailleurs soutenue par Nathalie Kosciusko-Morizet ou François Bayrou, et qui avait été imaginée dans les années 1990 par Charles Pasqua afin d’éviter les financements étrangers, et possiblement douteux, en faveur de la construction de mosquées en France.

L’ancien ministre Jean Glavany, figure de proue de la tendance «laïcarde» du PS, est farouchement opposé à ce principe à partir du moment où l’argent transiterait par le canal étatique, ce qui pour lui constituerait une entaille profonde à l’esprit et à la lettre de la loi de 1905. Plus largement, il a une idée bien trempée de la laïcité version Hamon:

«Concernant Benoît, c’est exactement le même débat que j’ai avec Jean-Louis Bianco [le président de l’Observatoire de la laïcité, ndlr]. Il y a toujours eu deux écoles de la laïcité à gauche, qui ont cohabité en une synthèse volontariste et dynamique. La vision républicaine, et une autre qui s’attache avant tout aux droits de l’homme. La seconde est celle de Benoît.»

Ce proche de François Mitterrand n’a donc eu aucun mal à choisir son camp dans la course à la présidentielle:

«Assurément, ma doctrine est celle de Manuel Valls, même si, et j’ai déjà eu l’occasion de le lui dire, son côté taureau catalan fait qu’il va parfois trop loin, comme sur la question du voile à l’université. Je me sens proche de sa ligne, moins de ses excès. Mais contrairement à Benoît Hamon, pour qui la laïcité n’est synonyme que de droits, pour moi, la laïcité c’est aussi des devoirs. Devoirs d’unité, d’effacement des différences…»

Il n’est pas choqué par les attaques venues de son camp vis-à-vis du favori des primaires:

«Benoît est ambigu car, chez lui comme chez beaucoup d’autres, l’explication sociale est à la base de tout, elle suffit à expliquer le terrorisme, et c’est une erreur majeure. On ne pourrait pas critiquer l’islam radical au risque d’être taxé d’islamophobie, et cela n’est pas acceptable.»

Changement de climat

Au-delà des enjeux propres à la gauche, c'est un changement plus général du climat qu'il faut appréhender. «À partir du 11 septembre 2001, on assiste à une polarisation du débat public autour de la question de l’islam. Souvenez-vous de la théorie de Bush: "Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous". Il théorise alors l’idée qu’il existerait une ligne de fracture civilisationnelle entre les démocrates et les barbares. On a créé un coupable imaginaire avec une rhétorique complotiste qui s’inspire de la rhétorique antisémite», estime l'historienne Marie Peltier, enseignante à l’institut supérieur de pédagogie de Bruxelles et auteure de L’ère du complotisme. La maladie d’une société fracturée.

Dans la sphère politique, et en particulier en période de campagne, l’emploi abusif d’une rhétorique du soupçon de connivence avec l’islam radical glisse souvent vers une autre dérive: l’anathème généralisé dirigé vers l’islam, et tout ce qui s’y rapporte. Comme si la religion musulmane portait en elle-même les ferments de l’intégrisme et de la violence. Pour le politologue Thomas Guénolé, qui vient de publier Islamopsychose chez Fayard, on assiste là à une stigmatisation inquiétante de la deuxième religion de l’hexagone:

«Manuel Valls est parti d’une intransigeance envers le djihadisme, envers le communautarisme religieux musulman, partagée par tous. Mais il a généralisé cette intransigeance envers le fait religieux musulman. La dérive de Manuel Valls relève d’une obsession de la prohibition du fait religieux musulman dans l’espace public.»

Pour ceux qui dénoncent ces attaques, ce que Benoît Hamon semble payer à travers elles, c’est une forme de rapport apaisé et non-obsessionnel à l’islam et aux musulmans. Mais pour Marie Peltier, les excès de langage de l’ancien Premier ministre et de ses proches ne sont que les symptômes, parmi tant d’autres, d’un changement de paradigme généralisé :

«Le climat général actuel est inquiétant. On assiste à une banalisation des thématiques et des procédés de l’extrême droite de manière décomplexée. De la part de Valls, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un pari électoral. L’islamophobie est porteuse. Mais c’est un pari risqué car il participe fortement au clivage de la société française.»

Pour Thomas Guénolé, l'ancien Premier ministre est en effet très habile pour sentir les tendances de l’opinion. Mais il se veut raisonnablement optimiste:

«Manuel Valls a sous-estimé qu’il y avait deux France: il existe une France différentialiste mais il y a aussi une France véritablement universaliste et fraternelle. Il a sous-estimé que cette France n’avait pas dit son dernier mot

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