Culture

Pourquoi l'école française reproduit-elle les inégalités?

La sociologie de l’école constate à quel point cette institution renforce les inégalités en fonction de l’origine sociale: reste à expliquer, concrètement, ce que les élèves «en échec» ne parviennent pas à faire.

Manifestation en 2012 pour protester contre les suppressions de classes et de postes prévues dans l'Education I ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP
Manifestation en 2012 pour protester contre les suppressions de classes et de postes prévues dans l'Education I ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

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Les résultats des études Pisa sont accablants: la France est un des pays où l’écart entre les résultats des élèves issus de milieux socio-économiques favorisés et ceux des élèves issus de milieux défavorisés est le plus important. Autrement dit, la France possède un des systèmes scolaires les plus inégalitaires et les plus reproducteurs des inégalités sociales du monde développé.

De fait, la question de la reproduction des inégalités occupe une place centrale dans la sociologie française de l’école, dans laquelle les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron occupent une place centrale à partir des années 1960. Dans La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement (Minuit, 1970), ces deux sociologues font le constat d’une corrélation entre l’origine sociale d’une part et l’orientation scolaire d’autre part, et montrent que l’école joue un rôle de légitimation et de reproduction des inégalités sociales. Bourdieu et Passeron montrent que l’école, reproduisant le modèle culturel des catégories sociales favorisées, sanctionne ce qui est culturellement légitime et sélectionne ceux qui sont capables de se l’approprier.

La sociologie de la reproduction s’intéresse ainsi particulièrement aux catégories du jugement scolaire et à la fonction de verdict social de ce dernier. Néanmoins, elle n’explique pas les mécanismes de l’échec en tant que tel: qu’est-ce donc que ces élèves qui échouent à l’école n’arrivent pas à faire?                                      

Qu’est-ce que l’échec scolaire?

Échouer à l’école, c’est avoir des mauvaises notes, redoubler une ou plusieurs classes, avoir un parcours scolaire davantage subi (en obtenant des orientations non désirées) que voulu, ou simplement un parcours scolaire socialement dévalorisé (en faisant des études techniques ou professionnelles ou en allant à l’université plutôt que dans une grande école). C’est ne pas obtenir son diplôme, ou obtenir un diplôme peu valorisé. C’est se trouver dans une position à la fois socialement peu légitime et économiquement difficile, dans une société où l’accès aux emplois et le niveau de revenu dépendent étroitement du diplôme. De ce point de vue, l’échec scolaire est à la fois une notion relative (un parcours scolaire est plus ou moins réussi ou raté) et relationnelle (l’échec est décrit en référence à ce que serait la réussite).

Mais l’échec scolaire est surtout inséparable d’une histoire: celle de la «démocratisation» scolaire. On désigne ainsi le processus par lequel le système scolaire, jusque là séparé en deux grands ensembles, le primaire et le secondaire, s’unifie à partir des années 1930. L’école primaire, gratuite, est principalement fréquentée par les enfants des classes populaires, qui terminent leur scolarité obligatoire à 13 ans (14 ans à partir de 1936) et peuvent ensuite fréquenter l’enseignement primaire supérieur. Les enfants des catégories sociales favorisées fréquentent, dès les petites classes, des établissements qui leur offriront ensuite un enseignement secondaire.

 La création en 1975 par René Haby du collège unique est l’aboutissement d’un processus d’unification et de massification

Dans les années 1930, s’ouvre un processus d’ouverture de l’enseignement secondaire, avec la gratuité de l’enseignement secondaire (accompagnée néanmoins de l’instauration de l’examen d’entrée en sixième). C’est à la fin des années 1950 qu’on assiste à une accélération du processus, avec la prolongation à 16 ans de la scolarité obligatoire (réforme Berthoin, 1959, qui suit la suppression, trois ans plus tôt, de l’examen d’entrée en sixième) et la création des CES (collèges d’enseignement secondaire, 1963). La création en 1975 par René Haby du collège unique est l’aboutissement d’un processus d’unification (les enfants des différentes catégories sociales fréquentent désormais le même type d’établissements) et de massification (avec l’allongement de la durée de la scolarité obligatoire, plus d’élèves fréquentent l’école plus longtemps).

Ce processus de massification de la scolarité secondaire connaît une nouvelle étape avec la proclamation en 1985 de l’objectif «80% d’une génération au baccalauréat», qui s’accompagne de la création du baccalauréat professionnel et d’une plus grande ouverture des études longues.

Décalage culturel

L’échec scolaire est donc un «problème social» qui se développe à partir des années 1960, dans un contexte de massification de la scolarité secondaire, présentée comme une «démocratisation» (son ouverture aux enfants des classes populaires). Confrontés aux exigences de la culture scolaire secondaire, eux-mêmes produits des codes culturels des classes dominantes, les enfants des classes populaires échouent à en assimiler les codes parce qu’ils se trouvent dans une situation de décalage culturel.

C’est cette hypothèse relationnelle que Bernard Lahire démontre en 1993 au moyen d’une enquête menée dans un ensemble de classes d’école primaire, qu’il expose dans son ouvrage Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l'“échec scolaire” à l'école primaire (Presses Universitaires de Lyon). Quittant la macro-sociologie, celle qui étudie des grandes masses à l’aide des statistiques, il mène une enquête de type ethnographique. Il passe du temps dans l'école, en classe, avec les enseignants et les élèves. Il prend des notes, il enregistre, il interroge les différents acteurs de terrain. Il participe également à l'action: à de nombreuses reprises, Bernard Lahire raconte que les élèves lui demandent son aide pour faire tel ou tel exercice. Que montre-t-il? Que c’est leur rapport différent au langage qui met les élèves en difficulté dès les premières classes.

Au même moment, Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex et Elizabeth Bautier mènent une enquête auprès de collégiens de ZEP et hors ZEP à qui les auteurs ont fait rédiger des «bilans de savoirs» (dans lesquels ces derniers étaient invités à écrire sur ce qu'ils ont appris à l'école) et avec qui ils ont mené des entretiens. L’ouvrage qui en découle s’intitule École et savoir dans les banlieues... et ailleurs et paraît en 1992 (Armand Colin). Leur interrogation porte sur le rapport que les élèves portent au savoir (on peut définir le savoir comme un ensemble de processus de production de ce qu'on sait et un ensemble de produits qui constituent l'ensemble de ce qu'on sait). Cette question du rapport au savoir interroge le rapport des élèves à l’école et à ce qui s’y joue. À leur tour, ils montrent que les différences de réussite scolaire sont déterminées par un rapport différencié au savoir en fonction de l’origine sociale.

L'école reproduit les normes langagières des catégories sociales dominantes, qui sont celles d'un rapport «scriptural» au monde

Les deux enquêtes que nous venons de citer ont pour point commun une démarche de type qualitatif (ce qui n’exclut pas l’objectivation quantitative) et une prise en compte du rapport subjectif des élèves à l’école et à ce qu’on y apprend. Elles ont ainsi pour point commun de montrer que l’échec scolaire est avant tout l’échec dans l’appropriation d’un univers étranger.

La désorientation au fondement de l’échec scolaire

L'enquête de Bernard Lahire reposait sur une hypothèse forte: l'école reproduit les normes langagières des catégories sociales dominantes, qui sont celles d'un rapport «scriptural» (qui passe par l’écrit) au monde. Les catégories sociales dominantes utilisent le langage pour exercer un pouvoir économique (par les opérations comptables que l'écrit permet), social et symbolique (par les opérations de classement et d'ordonnancement des individus et du réel en général que l'écrit permet), politique (par le pouvoir de fixer la loi que l'écrit permet). Les catégories sociales favorisées, qui sont aussi les catégories sociales dominantes (celles qui exercent le pouvoir), ont un rapport au langage qui tend à l'objectiver, à le mettre à distance: le langage est codifié (par la grammaire), il est réfléchi (par la linguistique, mais aussi par exemple par la poésie, qui est un jeu avec le langage).

À partir du XIXe siècle, la généralisation de la scolarisation et l'allongement de la durée de la scolarité contribuent à imposer cette relation scripturale au langage. Parallèlement, dans les catégories sociales défavorisées (et dominées), le langage est avant tout un outil de communication. Il n'est pas intéressant pour lui-même: il sert à passer et recevoir des messages. Il s’agit d’un rapport «oral» au langage. La rencontre, à l'école, de ces utilisations du langage, s'accompagne de malentendus: l'enfant en difficulté ne comprend pas que l'enseignant lui demande de prendre le langage comme objet de réflexion et continue d'utiliser le langage comme il le fait habituellement, comme un outil non réflexif de communication.

Cette façon de présenter les choses peut paraître caricaturale ou exagérée. Le rapport au langage des catégories sociales défavorisées n'est pas entièrement oral –il existe une poésie et des pratiques littéraires de la langue populaires– et le rapport des catégories sociales favorisées n'est pas uniquement scriptural –toutes les catégories sociales utilisent le langage comme outil de communication. Mais ce qui la rend intéressante, c'est qu'elle permet de centrer la réflexion du sociologue sur ce qui rate dans la communication scolaire, sur ce qui met les enfants des catégories défavorisées dans une situation de difficulté spécifique que ne rencontrent pas les enfants habitués, dans leur milieu social, à un rapport «scriptural» au langage.

Après j'allais en CE1, après en CE2 et je ne sais comment par un miracle ou Dieu je suis atterri en CM1

Rapport pratique/rapport savant 

De leur côté, B. Charlot, E. Bautier et J-Y Rochex ont montré que les élèves les plus en difficulté –qui sont aussi ceux qui viennent de milieux sociaux défavorisés– se définissent par un rapport à l'école qui n'implique pas le même type de rapport au savoir. Ces élèves relient le fait de se mobiliser à l'école au fait d'avoir plus tard un métier et non au contenu scolaire lui-même. A contrario, chez les bons élèves –qui sont aussi ceux qui viennent des milieux les plus favorisés–, le rapport au savoir est central, il présente du sens en lui-même, indépendamment de la question de son utilité sociale.

Deux citations extraites de bilans de savoir, traduisent éloquemment de ces deux rapports opposés aux savoir :

«Après j'allais en CE1, après en CE2 et je ne sais comment par un miracle ou Dieu je suis atterri en CM1. [...]. Je vais peut-être aller en CM2, après 6e après 5e après 4e après 3e, bac, l'université, le travail, tout ça tout je le dirai je n'aime pas l'école mais tout ça grâce à l'école.» (élève de CM1, ZEP, origine maghrébine).

«Les connaissances de quelques notions de maths, de sciences ou de langues sont importantes en soi mais ne servent que peu dans la vie courante.» (élève d'une bonne classe de 3e hors-ZEP).

Dans le premier extrait, l'énumération des classes et niveaux de scolarité montre que l'enfant ne cherche pas à dégager des ensembles cohérents (primaire, collège, lycée, université) constituant un parcours scolaire envisagé comme un objet extérieur. On est dans un rapport d'oralité, mais également dans un rapport instrumental à l'école: elle n’est pas un lieu d'apprentissage mais une étape pour accéder à un avenir professionnel et social. La faute de conjugaison sur le verbe atterrir, vient peut-être montrer, inconsciemment, à quel point l’élève subit son parcours scolaire: il ne sait pas comment il est passé d'une classe à l'autre (il ne s’est pas approprié les règles du jeu) et ne sait pas s'il va passer au niveau supérieur.

Dans le second extrait, c'est tout l'inverse. La ponctuation est irréprochable, l'écriture presque précieuse. L'élève prend les matières scolaires comme objet de réflexion et les relie, en dehors de la dimension utilitaire, à l'univers plus large du savoir pour lui-même.

Bourdieu et les héritiers

Les deux élèves cités ne sont pas comparables individuellement: ils n’ont pas le même âge et sont l’un en primaire et l’autre au collège. Néanmoins, leurs citations illustrent une opposition structurante révélée par l’enquête: l’un, dont le niveau de maîtrise de l’écrit est en-deçà des attentes pour un élève de CM1, parle de l’école, l’autre, dont le niveau d’écriture surprend chez un collégien, parle de la culture.

L'enquête de B. Charlot, E. Bautier et J-Y Rochex montre plus généralement un rapport plus «professionnel» à l'école chez les élèves issus des milieux défavorisés: on va à l'école pour faire un certain nombre de tâches que l'école exige et acquérir des processus opérationnels (lire, écrire, compter). Les élèves de milieux favorisés ont un rapport culturel et cognitif à l'école: ils vont à l'école pour accéder à un monde de savoir.

La difficulté à s’approprier subjectivement un monde de sens (qu’il s’agisse du sens à accorder au langage ou, plus généralement, à ce qui se joue à l’école) apparaît en creux quand on s’intéresse aux marges statistiques. C’est ce que montre Gaëlle Henri-Panabière, dans son ouvrage Des héritiers en échec scolaire (La Dispute, 2010). Reprenant à Bourdieu et Passeron le concept d’ «héritiers», elle s’intéresse à un ensemble de collégien(ne)s que le niveau de diplôme de leurs parents devrait prédisposer statistiquement à la réussite et qui se retrouvent pourtant en situation de difficulté scolaire. Le cas de ces «méshéritiers», qui sont statistiquement des exceptions, relève pourtant de régularités statistiques renvoyant à la question de la transmission: leurs difficultés s’expliquent par ce qui, du capital culturel et scolaire, a été effectivement transmis, et par le contenu même de cette transmission, en termes de perception de l’école, de pratiques culturelles et d’organisation du temps.

L’échec au cœur de la relation pédagogique?

L’échec scolaire, dans les analyses que nous avons citées, apparaît principalement comme une forme de désorientation liée à l’incompréhension par l’élève de ce que requiert la réussite scolaire. Les sociologues de l’école ont voulu interroger les conséquences de constat sur la relation pédagogique, autrement dit, sur le malentendu qui se noue en classe entre l’enseignant et l’élève lorsque le premier enseigne et le second apprend.

C’est ce qu’analyse le laboratoire Escol (Éducation et scolarisation) de l’université Paris 8. L’hypothèse d’Escol est celle d'«une inadéquation des pratiques d'enseignement (objectifs assignés, choix des tâches, modes de régulation, etc.) aux caractéristiques de certains élèves les moins performants des milieux populaires». Cette hypothèse se fonde sur la notion de «secondarisation», par laquelle le linguiste Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) distingue les genres de discours premiers (qui relèvent d'une production spontanée, immédiate) et les genres de discours seconds (qui prennent les premiers pour objet, pour les analyser, les re-contextualiser).

Les élèves des milieux populaires ont tendance à considérer les objets et les supports dans leur existence et leur usage non scolaire

Par «secondarisation des activités scolaires», il faut entendre une attitude «qui implique simultanément décontextualisation et adoption d'une autre finalité» que celle qui apparaît à première vue dans la tâche scolaire (1). Par exemple, lorsque le professeur de géographie fait colorier une carte, ce n'est pas le coloriage qu'il cherche à enseigner, mais le découpage de l'espace en ensembles de nature différente (par exemple zones immergées en bleu, zones de glace permanente en blanc, déserts chauds en jaune...).

Les élèves des milieux populaires éprouveraient des difficultés à entrer dans cette attitude de secondarisaton: «la centration de la plupart d'entre eux sur le sens ordinaire, quotidien des tâches, des objets ou des mots semble les empêcher de construire ces objets dans leur dimension scolaire seconde». Ils ont tendance à considérer les objets et les supports dans leur existence et leur usage non scolaire alors qu'en classe, ceux-ci sont spontanément des objets de questionnements: ils convoquent des univers de savoirs, ils sont des objets d'étude et pour l'étude, ils sont aussi des ressources.

Les travaux menés au sein du laboratoire Escol ont montré comment les malentendus de la relation pédagogique s’expriment dans les difficultés des élèves les plus fragiles dès la maternelle (2). Ils ont aussi mis en avant la désorientation provoquée chez les élèves les plus éloignés de la culture légitime par le recours aux pédagogies du détour (3) et à la psychologisation de la relation pédagogique (4).

Tous les élèves ne réussissent pas à l’école parce qu’ils ne sont pas tous préparés à recevoir ce que l’école transmet: les codes de la culture dominante. C’est principalement les enfants des classes populaires qui se trouvent en situation de non-familiarité avec cette culture dominante. Entre eux et l’école, entre eux et les enseignants, se noue un malentendu à la fois sur les usages du langage, la fonction du savoir et plus largement, celle de l’école. L’implicite pédagogique ne fait que renforcer la désorientation des élèves les plus en difficulté. Mais le malentendu –et c’est sans doute l’apport le plus intéressant de la démarche d’Escol– est aussi du côté des enseignants: ils sont là pour transmettre, mais ont-ils conscience que le récepteur n’est pas préparé à recevoir, faute d’identifier l’objet, mais aussi de se percevoir comme son destinataire légitime?

1 — Voir «Difficultés d'apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes: une hypothèse relationnelle», Revue française de pédagogie, 1/2004 Retourner à l'article

2 — voir C. Joigneaux "La construction de l'inégalité scolaire dès l'école maternelle", Revue française de pédagogie, 2009, n° 169 Retourner à l'article

3 — voir S. Bonnéry et F. Renard, «Des pratiques culturelles contre l’échec scolaire. Socilogie d’un détour», Lien social et politiques», n° 70, 2013. Retourner à l'article

4 — voir S. Bonnéry, «Les usages de la psychologie à l’école, quels effets sur les inégalités scolaires?», Sociologies pratiques, 2/2008, n°17 Retourner à l'article

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