Égalités

Le harcèlement à domicile n'a jamais été aussi facile

L'affaire Buffy Mars montre à quel point l'espace domestique n'est plus sanctuarisé aujourd'hui, notamment à cause de la transmission de nos données à un certain nombre de services censés nous faciliter la vie.

Un livreur sur sa moto à New York le 7 janvier 2017.
Un livreur sur sa moto à New York le 7 janvier 2017.

Temps de lecture: 6 minutes

Tout et n'importe quoi a été écrit sur la mésaventure vécue par Buffy Mars. Surtout n'importe quoi. Et le terme «mésaventure» est sans doute bien faible tant cette jeune fille, qui n'espérait sûrement rien d'autre qu'un peu de compassion et surtout d'alerter les femmes sur le harcèlement à domicile, a finalement vécu un enfer. Un enfer qui a pris la forme d'un nuage de merde.

Résumons. Lundi 16 janvier, la youtubeuse Buffy Mars postait sur Twitter la capture d'écran d'un SMS envoyé par un technicien Orange intervenu chez elle plus tôt. Lequel disposait donc de ses coordonnées via son entreprise. Et qui se permettait de s'en servir en dehors du cadre profesionnel, démontrant ainsi comment n'importe quelle femme peut se retrouver dérangée dans son intimité, voire harcelée.

Buffy Mars postait aussi la capture du sms cinglant qu'elle avait alors adressé au technicien dans lequel elle l'informait avoir pris contact avec le service réclamation.

Magie de Twitter, c'est la jeune femme qui devient alors victime d'un harcèlement acharné: insultes, menaces, ouvertures de faux comptes... Sur l'air de «c'est de la délation! Le pauvre homme va perdre son boulot». Et il s'en est fallu de peu pour que Buffy Mars soit accusée de la non inversion de la courbe du chômage. Il a aussi été reproché à cette jeune femme de crier au loup. De faire grand cas de ce que certains n'ont considéré que comme de la drague maladroite. Voire touchante.

Il y aurait beaucoup à dire sur l'absurdité du double discours s'articulant ainsi: «Les femmes devraient porter plainte quand elles sont harcelées/agressées/importunées. Un peu de courage que diable!» / «Ta gueule salope, tu devrais te sentir flattée».

On pourrait également débattre à l'envi de la frontière parfois ténue entre la drague et le harcèlement, le stalking et la simple tentative d'approche. Beaucoup ont dégainé l'argument ultime consistant à dire que leur meilleure amie a un jour été draguée par son primeur et que le couple a aujourd'hui 4 ans enfants et un labradror. Personnellement, je connais quelqu'un qui a gagné 10.000 euros en grattant un blackjack et je saute pas sur les gens dans la rue pour les convaincre de tenter leur chance à la Française des jeux.

La fin de l'espace domestique protégé

Mais ce que racontent Buffy Mars et toutes celles qui ont témoigné sous le hashtag #Harcelementdomicile soulève une question essentielle: comment les services dont nous jouissons, et qui sont censés nous faciliter la vie, ont en fait abattu le quatrième mur qui semblait préserver jusqu'alors notre intimité et limitait la vulnérabilité des femmes dans le temps et dans l'espace.

Un point de loi d'abord. Il a beaucoup été reproché à Buffy Mars et à d'autres d'employer le mot harcèlement à mauvais escient.

La loi française dispose que: 

«le harcèlement sexuel se caractérise par le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante».

Non, Buffy Mars n'a pas reçu une salve de SMS, et on pourrait imaginer que le fait d'y avoir mis le holà a empêché le technicien d'insister «de façon répétée». Admettons qu'il s'agit là davantage d'une intrusion que d'un harcèlement au sens strict. Sur son blog, Me Thierry Vallat, avocat spécialiste du droit numérique, rappelle néanmoins que l'article 6 de la loi informatique et liberté précise qu'«une donnée personnelle, comme un numéro de portable, ne peut être utilisée par la personne l'ayant collectée, en l'occurence Orange directement ou par l'intermédiaire de l'un de ses préposés, le technicien». Comme me l'a confirmé une personne travaillant chez un autre opérateur, il est d'ailleurs expréssement stipulé aux techniciens de ne pas faire usage de ces informations en dehors de leur travail.

Cela semble pourtant être un phénomène loin d'être minoritaire ou anecdotique. En 24h une femme peut être confrontée à quantité de sociétés de services dont les intervenants peuvent abuser des données qui leurs sont confiées.

EVIDEMMENT, personne ne vivra tout cela dans la même journée ou ce serait vraiment jouer de malchance. EVIDEMMENT, #NOTALLETECHNICIANS si vous insistez. Il n'est pas question de dire que TOUS les chauffeurs UBER et TOUS les mecs qui viennent t'installer la fibre vont te harceler des sms pour boire un mojito, dans le meilleur des cas. Mais enfin, penser à toutes les options de harcèlement sur une journée permet de façon visible de constater que le simple fait de recourir à un service de base (se faire livrer du courrier, rentrer chez soi en VTC, faire installer internet chez soi) peut nous priver de la jouissance de ce qu'on considérait comme un sanctuaire: nos foyers. (En tout cas pour celles qui sont épargnées par les agressions intrafamiliales).

8h du matin. Madame X est réveillée par la sonnerie du facteur qui livre un recommandé (et on ne fera pas de blague sur les facteurs qui ne livrent PAS les recommandés). Voici ce qui peut se passer.

11h45. Madame X a faim et décide de se faire livrer une 4 fromages.

14h. Madame X ne fait rien de spécial chez elle. Mais...

17h Madame X attend la livraison de ses courses de la semaine. Et puis

18h Madame X prend un Uber. Elle arrive à destination et puis...

Message à tous ceux qui ont tweeté toutes les fois où un livreur de pizza a été juste cordial ou dont l'intervenant Bbox s'est barré et n'a plus jamais fait parler de lui: ON S'EN FOUT. Il ne s'agit pas de dresser un bilan statistique. On ose espérer que si ces pratiques touchaient la quasi-totalité des femmes, cela se saurait. Mais il est bien utile de constater que, d'une certaine manière, le piège s'est refermé sur les femmes qui pensaient pouvoir légitimement jouir de services, et notamment des nouveaux services dont on dégoise à loisirs de l'ubérisation, sans pour autant s'exposer davantage au risque d'être dépossédée de leur intimité.

Car c'est bien ce dont il s'agit. Pour le reste, le constat était déja établi.

La rue ne permet pas aux femmes d'être en sécurité. Les transports communs non plus. Le lieu de travail peut aussi être le lieu de violations de la vie privée, d'intrusions, d'agressions. Mais si les femmes ne donnent pas leur numéro de téléphone ou leur adresse au premier lourdeau venu, en dehors du fait qu'on en a souvent pas envie, c'est bien parce que le foyer, et par extension, nos messageries téléphoniques, étaient jusqu'ici sanctuarisées. On n'est pas censées sursauter a la moindre sonnerie d'interphone ou au premier vivrement annonçant un SMS comme on vérifie qu'une voisin de métro n'est pas louche ou qu'un passant est inoffensif. 

Pas plus qu'on ne clame publiquement que l'on vit seule.

Le propre de ces services, c'est qu'ils fournissent, clés en main à qui voudrait en abuser des informations essentielles: numéro de téléphone, adresse, digicode, parfois situation familiale. Un paradis pour les harceleurs. Et une très probable source d'énormes malentendus.

La faiblesse supposée des femmes

Parce que ceux qui usent et abusent des coordonnées persos des filles pour leur dire qu'elles sont charmantes ou qu'elles ont une belle voix (en espérant plus, ne faisons pas semblant de croire qu'il s'agit de petits compliments gratos), doivent probablement estimer qu'il ne s'agit pas d'une intrusion. Partant du postulat que si une jeune femme a besoin qu'on l'aide (à manger, à se faire livrer un objet) et qu'elle semble vivre seule, c'est qu'elle est en situation de faiblesse et donc de demande... C'est là que les agents de ces sociétés services peuvent se sentir légitimes à outrepasser leurs droits.

Que se passe-t-il dans la tête d'un chauffeur Uber qui va rappeler sa cliente dix fois après l'avoir raccompagnée sinon l'idée que cette dernière, en faisant usage de ses droits de consommatrice pourrait bien rendre la pareille en se rendant elle aussi disponible.

J'ai lu aussi, que Buffy Mars, en s'«exposant» sur Twitter, ou dans ses vidéos, ne récoltait que la monnaie de sa pièce. Comme si le simple fait de rendre visible donnait le droit à autrui de pénétrer au-delà de ce qu'elle rendait public. C'est l'abolition ultime de tous les cloisonnements.

On peut bien se mettre en privé sur Twitter, mettre deux noms sur notre boîte aux lettres même quand on vit seule, se débrouiller seul(e) la plupart du temps. Recourir à des services extérireurs et, pour cela, fournir des informations personnelles, semble autoriser certains à forcer le mince entrebaillement de la porte qui nous protégait.

Ce qui est sidérant, c'est de constater comment la protection des données personnelles semble parfois primordiale: ça signe, à raison, des pétitions contre la loi renseignement. Ca partage des statuts ineptes sur Facebook: «Veuillez prendre en compte ma déclaration suivante :Conformément à la législation, à la réglementation (blablabla,...) : J'INTERDIS FORMELLEMENT à toute personne physique, à toute personne morale, à toute institution ainsi qu'à toute agence de toute structure, (blablabla...), l'utilisation et la divulgation de tout ou partie des données me concernant».

Mais beaucoup semblent faire peu cas de cette réalité: notre intimité et notre tranquilité peut être menacée par le simple fait d'ouvrir sa porte à un technicien ou de noter notre numéro sur un bon de livraison. Et ce déni collectif ne peut que contribuer à l'insécurisation de l'espace intime et en particulier de celui des femmes, dont on sait qu'il n'était déjà pas bien vaste.

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