Parents & enfants

«Dans les couloirs, les garçons se positionnent pour que les filles soient obligées de se frotter à eux»

Pendant que les ados américains sont destinataires d'une campagne vidéo destinée à leur inculquer les principales règles liées au consentement, les jeunes français semblent désespérément esseulés. Et si c'était à nous, les profs, de prendre les choses en mains, dans la mesure de nos capacités?

Image extraite de la vidéo <em>Consent</em> publiée par l'association Answer.
Image extraite de la vidéo Consent publiée par l'association Answer.

Temps de lecture: 7 minutes

Début janvier, des associations américaines ont lancé une campagne destinée à parler aux 10-14 ans des agressions sexuelles et du consentement. Au cœur de cette campagne, une vidéo utilisant notamment les sports collectifs (foot US, hockey sur glace, tennis de table) pour expliquer entre autres que non, c’est non, et que l’absence de réponse n’équivaut pas à une approbation.


En France, si la lutte contre le harcèlement en milieu scolaire est inscrite depuis quelques années dans les priorités du ministère de l’Éducation nationale, la question primordiale du consentement reste pour l’instant à la porte des établissements. Les universités (comme celle de Bordeaux) ont parfois pris les choses en main, mais les élèves mineurs sont désespérément esseulés. Pourtant, une approche métaphorique comme celle de la vidéo ci-dessus aurait pu éviter de heurter les parents les plus réticents à l’idée que la salle de classe puisse servir de lieu de débat et d’éducation autour de tout ce qui concerne de près ou de loin la vie sexuelle. On ne parle pas des frappadingues estampillés Manif pour Tous qui trouveraient certainement que tout ça va trop loin et que les valeurs de la République sont bafouées.

Vie de couloirs

Il serait évidemment idéal de mettre en place des actions nationales visant à fixer pour tous et pour toutes les règles liées au consentement. Une vidéo francophone bien fichue pourrait permettre d’ouvrir la discussion, de répondre aux questions des élèves et de rappeler le droit de chacun et de chacune à être décisionnaire des pratiques liées à son corps. Cela n’empêcherait pas de mener un combat quotidien afin de faire comprendre aux jeunes gens que, même à l’intérieur de l’établissement, il y a des attitudes à ne pas adopter.

Je crois (j’espère) qu’il y a unanimité autour du fait qu’un garçon n’a pas le droit de serrer le cou d’une fille. Le geste en lui-même est dangereux. Ce qui n’empêche pas certains enseignants, d’établissement en établissement, de laisser faire. Loin de moi l’idée de vouloir jouer les super-héros dans les couloirs et la cour de récréation, mais lorsque j’observe une situation que j’estime violente ou inconvenante, j’interviens –ce qui est heureusement le cas d’une majorité de profs). Mais il y a aussi des collègues pour qui tout ce qui se produit hors de la salle de classe n’est plus de leur ressort. Selon eux, cela relèverait de la vie privée des élèves, ou c’est le rôle des surveillants et assistants d’éducation d’intervenir, pas le leur.

«Les ados ont toujours dragué comme ça»

Vous pouvez lever les yeux au ciel jusqu’à vous faire une élongation du nerf optique: ces propos-là, on les entend régulièrement de la part de personnes s’occupant d’enfants et d’adolescents. À titre d’exemple, je me bats depuis des années pour que les élèves garçons cessent d’empoigner les filles par le cou, les épaules ou la taille lorsqu’ils souhaitent établir un contact un peu plus rapproché avec elles. Le problème peut sembler dérisoire mais je pense qu’il est symptomatique de tout ce qui se produira ensuite, des tentatives de drague qui tournent au harcèlement jusqu’aux relations sexuelles non consenties. Le cou, donc, c’est non. Mais les épaules ou la taille, en revanche. 

«Pourquoi empêcher ça?, m’a dit un jour un collègue dont je me suis empressé d’oublier le nom. Les ados ont toujours dragué comme ça et il n’y a aucune raison que ça change.» 

Pourquoi empêcher ça? D’abord, il n’est pas question d’empêcher que deux ados s’enlacent ou se serrent l’un contre l’autre. Tant qu’elles restent décentes, les effusions amoureuses sont autorisées dans la plupart des lycées (cela reste du cas par cas). Ce que certains profs semblent ne pas vouloir saisir, c’est que tout cela n’est acceptable que si les deux parties sont d’accord. Et l’on comprend que les élèves ne sont pas les seuls à avoir besoin de campagnes de sensibilisation…

Comment répondre?

Lorsque je me promène dans la rue, si j’ai l’impression qu’un type tient une femme par l’épaule ou la taille contre son gré, je ne dis rien, même si j’ai sans doute tort. Peur de se faire casser la gueule, peur d’avoir mal jugé, et mille autres raisons plus ou moins fallacieuses. À l’intérieur du lycée, pas d’hésitation: quitte à représenter l’autorité, autant en profiter pour aller un peu au-delà du «taisez-vous et faites votre travail».

Quand une prof que je ne connaissais même pas est intervenue, j’ai compris que c’était normal de ne pas trouver ça normal, alors qu’avant je me posais la question

Travaillant dans un lycée d’une dimension raisonnable, je suis généralement en partie au courant de quels couples se sont formés ou défaits parmi les élèves. Ce n’est pas parce que deux jeunes gens sont en couple qu’il ne peut pas y avoir de problème de consentement, mais difficile de s’immiscer dans la relation de deux personnes officiellement amoureuses. En revanche, lorsqu’il semble que la fille n’ait pas demandé à ce qu’un garçon la colle d’aussi près et pose sa main sur elle, j’interviens. Les premières années, j’optais pour un ton un peu amusé qui n’apportait rien, avec une phrase du genre «bah alors Machin, c’est comme ça qu’on t’a appris à draguer?». Phrase nulle. Résultats nuls. On fait ce qu’on peut quand on n’est pas formé.

Depuis, sur les conseils d’une collègue, je fais remarquer sans agressivité que l’adolescente n’a pas l’air franchement d’accord pour que son camarade l’empoigne ainsi. Si le jeune homme ne desserre pas son étreinte, je lui demande de lâcher la jeune fille. Bien entendu, il n’est pas dit qu’il ne recommencera pas une fois hors de mon champ de vision. Mais il n’est pas question de faire des miracles. Simplement de faire comprendre à la fille qu’on a compris qu’elle pouvait trouver un soutien en cas d’assauts répétés, et au garçon que sa façon de se comporter n’est pas correcte. On peut espérer que dans un certain nombre de situations de ce genre, une prise de conscience ait lieu d’un côté ou de l’autre.

«C’est difficile de dire non à un garçon quand il vous prend par l’épaule»

Bien entendu, il m’est déjà arrivé de me faire rembarrer. «Bah, m’sieur, je sors avec, vous saviez pas?» Ah zut, non, je ne savais pas. Ou encore «Bah non, m’sieur, ça ne me dérange pas», prononcé par la jeune fille avec un air sincère. Là, que ce soit vrai ou pas, que cela ne la dérange pas pour de «bonnes» ou de «mauvaises» raisons (elle peut accepter parce que cela lui fait plaisir ou juste parce qu’elle croit que les filles doivent accepter ça), je ne peux souvent pas faire grand-chose de plus. Si les profs avaient le pouvoir de régler tous les problèmes de non-respect du consentement, on serait au courant depuis longtemps.

«C’est difficile de dire non à un garçon quand il vous prend par l’épaule, confirme Camille, élève de Terminale dans un lycée de la Loire. Quand une prof que je ne connaissais même pas est intervenue, j’ai compris que c’était normal de ne pas trouver ça normal, alors qu’avant je me posais la question. Ça m’a aidé à m’affirmer et à me sentir un peu plus sûre de moi les fois suivantes. Parfois, mes copines et moi, on ne sait pas trop ce qu’on doit accepter ou pas. Une aide extérieure est toujours super appréciée. Ça peut venir d’une amie plus âgée ou d’un adulte en qui on a confiance.»

Tout en reconnaissant avoir du mal à être présents sur tous les tableaux, d’autres profs confient qu’il y a des questions liées au consentement sur lesquelles ils ne laissent rien passer. Johanna, prof de français, raconte:

«Un jour, j’ai entendu plusieurs élèves filles raconter qu’elles en avaient marre de devoir faire la bise à tous leurs camarades le matin. Parmi les raisons invoquées, elles parlaient de l’hygiène de certains, mais surtout de la propension d’une poignée de garçons à rapprocher volontairement leur bouche très près de la leur, comme pour leur voler un baiser.» 

«On va nous traiter de meufs coincées»

Johanna est intervenue. Elle a expliqué à ses élèves que rien ne les obligeait à faire la bise à qui que ce soit, que puisque la plupart des garçons se serrent la main elles pouvaient faire pareil, qu’elles pouvaient aussi se contenter de dire bonjour à la cantonade en arrivant le matin. Les enfants ne sont pas des distributeurs de bisous; les adolescentes non plus. «Réponse des jeunes filles: ‘’on va nous traiter de meufs coincées’’. J’ai tenté d’expliquer qu’il fallait se libérer de la pression du groupe, que refuser une bise n’a rien avoir avec le fait d’être ‘’coincée’’, et qu’elles pouvaient toujours essayer d’expliquer leur malaise aux garçons. Je ne pense pas que ça ait changé quoi que ce soit: il me semble qu’elles ont continué à faire la bise à tous leurs camarades de classe, juste pour se faire remarquer. Ça me chagrine, mais je me dis que mon discours finira peut-être par leur servir néanmoins.» 

Depuis, Johanna confie qu’elle observe régulièrement la façon dont ses élèves se saluent le matin, se rappelant elle-même à quel point cela pouvait être désagréable («et ça ne change pas en vieillissant, notamment parce que les ados pénibles d’il y a vingt ans sont souvent devenus des hommes tout aussi pénibles»).

Dans les couloirs, ils s’arrangent l’air de rien pour se positionner de façon à ce que les filles soient obligées de se frotter à eux pour passer

Anne, elle aussi prof de français, s’est dit qu’entre ce que les profs voient et ce qui reste invisible, il y avait sans doute un fossé énorme. Profitant d’une séance d’accompagnement personnalisé pour réunir un groupe uniquement constitué de filles, elle en a profité pour évoquer la notion de consentement et par faire remplir à ses élèves, de façon anonyme, des phrases commençant par «parfois les garçons me forcent à…» ou «ça me déplait quand les garçons…». Elle a découvert des réponses auxquelles elle ne s’attendait pas.

«Dans les couloirs, ils s’arrangent l’air de rien pour se positionner de façon à ce que les filles soient obligées de se frotter à eux pour passer. En EPS, lorsqu’ils constituent les équipes pour les sports collectifs, ils choisissent les filles les moins à leur goût, parce qu’on a toujours plus de contacts avec les adversaires qu’avec les camarades de sa propre équipe… L’ingéniosité de certains semble sans limite. Ça m’a donné envie de pleurer.»

Les yeux ouverts

En un sens, il semble que les initiatives individuelles aient au moins autant de poids que les campagnes de masse, même si ces dernières sont loin d’être inutiles. Chaque prof qui s’en sent capable doit continuer à prendre ses responsabilités, que ce soit par une remarque anodine ou par des actions plus répétées et plus intensives. Peut-on obliger les autres à participer? Absolument pas. Il semble impossible de contraindre un enseignant à parler de consentement à ses élèves (de toute façon, s’il en parle mal ou énonce des contre-vérités, autant qu’il en laisse d’autres faire le boulot).

Reste qu’il est un tout petit peu effrayant de se dire que la sensibilisation des enfants et des ados au consentement dépend de l’identité des profs qu’ils rencontreront sur leur route. Je ne prétends pas avoir changé en profondeur la vie de mes élèves, ni profondément modifié leur rapport au consentement, mais je dis que le simple fait de ne pas fermer les yeux devant les situations inappropriées peut, s’il s’ajoute à d’autres formes d’initiatives, contribuer à faire bouger un peu les lignes.

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