Culture

Écrire un best-seller et tirer le diable par la queue

Il semble très compliqué pour un auteur de parler en toute franchise de l’argent qu’il gagne.

Cheryl Strayed, l'auteure de «Wild» avec l'actrice Reese Witherspoon, le 11 janvier 2015 à Beverly Hills en Californie |MARK RALSTON / AFP
Cheryl Strayed, l'auteure de «Wild» avec l'actrice Reese Witherspoon, le 11 janvier 2015 à Beverly Hills en Californie |MARK RALSTON / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

En 2012, un mois après la publication de ses mémoires, Wild, alors que Cheryl Strayed était en tournée de signatures et qu’elle baignait dans l’émerveillement de son premier grand succès, son mari lui envoya un texto pour lui annoncer que le chèque du loyer n’avait pas pu être encaissé. «Nous ne pouvions nous plaindre à personne» raconte Cheryl Strayed à Manjula Martin, éditeur d’une anthologie qui vient de sortir en anglais: Scratch: Writers, Money, and the Art of Making a Living («tirer le diable par la queue: les écrivains, l'argent et l'art de gagner sa vie»): «Mon livre est sur la liste des best-sellers du New York Times en ce moment et nous n’avons pas le moindre sou sur notre compte.»

Peu de connexions sont aussi mystérieuses que celle qui prévaut entre l’écriture d’un livre et la possibilité de gagner de l’argent. Son livre Wild, dont l’adaptation au cinéma avec Reese Witherspoon a été nominée aux Oscars, a sans aucun doute valu à Cheryl Strayed une gratification financière conséquente, mais elle a dû attendre 2013 pour toucher son premier chèque de droits d’auteur, «il a donc fallu quasiment un an pour que ma vie change vraiment.» Certes, il y avait bien cette avance de 400.000 dollars—une somme susceptible de faire rêver tout candidat à l’autobiographie—mais Cheryl Strayed et son mari avaient contracté de tels crédits à la consommation que presque toute la somme avait servi à payer ces dettes et à faire vivre sa famille pendant qu’elle finissait d’écrire son livre. Les avances sur droits d’auteur ne sont pas non plus versées en une fois. La rémunération est répartie (en général) en trois ou quatre versements remis à la signature du contrat, lors de la remise du manuscrit et à la publication de l’ouvrage. L’agent de l’auteur en ponctionne alors un pourcentage. Quand Cheryl Strayed avait vendu son premier roman quelques années auparavant pour la somme apparemment rondelette de 100.000 dollars, elle explique que cette avance se montait à «environ 21.000 dollars par an sur quatre ans, et j’en ai reversé un tiers aux impôts… c’était comme toucher une bourse tous les ans pendant quatre ans. Mais ce n’était pas assez pour vivre.»

Nous ne faisons que nous nuire à nous-mêmes en tant qu’écrivains en restant si secrets sur ce que nous gagnons

Cheryl Strayed, auteure de Wild

Ces chiffres sont intéressants car comme le démontre Scratch à maintes reprises, l’inconscient littéraire ne dispose que de très peu de vrai matériel sur le sujet, tandis que les fantasmes, les dérobades et autres ruminations jalouses sont légion. Cheryl Strayed figure parmi les rares contributeurs prospères de ce recueil d’essais et d’interviews à parler de façon si ouverte. («Nous ne faisons que nous nuire à nous-mêmes en tant qu’écrivains en restant si secrets sur ce que nous gagnons», a-t-elle confié à Martin). Roxane Gay—auteure, chroniqueuse, rédactrice en chef, éditrice, professeure, conférencière—s’y est aussi collée et rapporte avoir gagné environ 150.000 dollars en 2014. Certes c’est incontestablement un revenu confortable, mais cela vous semble-t-il en accord avec votre vision de la notoriété et de la productivité de Gay? (Il y a certainement une foule de professeurs qui gagnent autant, voire plus, juste avec leurs travaux universitaires). En fonction du régime médiatique que vous suivez, Gay est plus ou moins une «auteure célèbre» à vos yeux, et en fonction de ce que vous estimez être une rémunération correcte pour un auteur célèbre, ses revenus peuvent vous sembler remarquablement modestes. Ou peut-être que le simple fait d’aborder le sujet vous est insupportable. Il reste quelques idéalistes qui chérissent l’idée que l’écriture, tout comme l’art, ne doit pas être souillée par le lucre.

Les auteurs en savent si peu

Comme la plupart des anthologies, Scratch est inégale; tous les contributeurs n’ont pas le même talent et aucun n’est capable d’explorer profondément la relation entre le travail et l’argent dans la vie des auteurs. Le livre est né en même temps qu’un magazine en ligne (aujourd’hui disparu) du même nom, engendré—comme l’explique Martin, qui éditait les deux—«du besoin d’une plus grande transparence dans la conversation autour du travail et de l’argent au sein de la communauté des auteurs». Mais si l’objectif déclaré de cette anthologie est de démystifier «la manière exacte dont sont évalués la littérature et ceux qui la font», beaucoup de ses essais semblent dévier de toute transparence comme s’ils étaient repoussés par un champ magnétique.

Quand leurs auteurs se mettent à écrire sur l’argent, ils finissent par bifurquer vers les sujets plus convenus et beaucoup moins intéressants de la découverte de soi, des rêves que l’on suit et de la «carrière»—étiquette octroyée, souvent par des hipsters de Brooklyn approximatifs, à un mélange informe de réputation personnelle et d’image publique. Les auteurs en savent si peu sur la manière dont leurs collègues écrivains joignent les deux bouts qu’ils ont du mal à avoir une vision claire de leur propre capacité à y parvenir. Mais même lorsque vous découvrez que Cheryl Strayed a failli se noyer sous les dettes alors que Yiyun Li expérimentait une transition relativement douce des études de médecine à l’écriture—trois ans après avoir franchi le pas, elle était publiée dans la Paris Review et le New Yorker—la somme de leur deux histoires n’offre toujours pas une image fiable de la manière dont la plupart des auteurs gagnent leur vie.

La plupart n’y arrivent pas, ou en tout cas pas avec la seule écriture. S’ils sont romanciers (ou—horreur!—poètes), ils ont quasiment toujours recours à l’enseignement pour avoir un revenu régulier. La plupart du temps, ils enseignent l’écriture; c’est-à-dire que, comme aucun des contributeurs n’a le courage de le verbaliser, afin de joindre les deux bouts ils enseignent à d’autres la manière de faire le travail qui ne leur permet pas de gagner correctement leur vie. Parfois, la profession d’auteur de fiction ressemble à un système de vente pyramidale enveloppée dans un brouillard d’espérances romantiques. Nombre de ces essais débutent par des descriptions désabusées de la folie juvénile de l’auteur décidé à s’installer à New York ou à abandonner un travail alimentaire mais sûr, ou bien un plan de carrière, pour «être écrivain» –expression qui sous-entend bien souvent de gagner assez d’argent pour pouvoir en vivre exclusivement. Mais ce n’est jamais une transaction simple. Pour les auteurs, l’argent, même si c’est très obscurément, est toujours étroitement lié à la légitimité parce que depuis des siècles, les auteurs assimilent publication et consécration artistique. N’importe qui peut se qualifier «d’écrivain», mais c’est être publié (par quelqu’un d’autre que soi-même) qui fait de vous un vrai auteur.

L'édition, cette entreprise

Le fait que quelqu’un veuille investir son argent dans le travail d’un auteur est en effet un témoignage d’estime significatif, qui peut facilement faire oublier que l'éditeur est en réalité le partenaire commercial de l’auteur, et non celui qui lui confère une quelconque valeur littéraire. Dans leurs moments de franchise, la plupart des éditeurs admettent signer des auteurs dont ils considèrent l’œuvre comme de la sous-littérature parce qu’ils estiment pouvoir tirer profit de leurs livres. Le fait peut choquer dans certains milieux un peu naïfs, mais l’édition, ce n’est pas la littérature: la littérature, c’est la littérature. L’édition est une entreprise distincte, même si elle lui est intimement liée.

Le danger de confondre les deux n’est nulle part aussi évident dans cette anthologie que dans le déchirant essai «You Are the Second Person» de Kiese Laymon (publié pour la première fois dans Guernica magazine) qui décrit une tortueuse relation de quatre ans avec un éditeur manipulateur, capricieux et malhonnête. La vulnérabilité de Laymon face à «Brandon Farley» (un nom inventé) est multipliée par l’isolement de Laymon et par sa couleur; les deux hommes sont noirs, et Farley ne cesse de sermonner l’auteur pour qu’il apporte des modifications de son roman pour jeunes adultes dans un but commercial, tout en prétendant qu’elles sont nécessaires pour faire de lui un «vrai auteur noir.»

La puissance financière de Farley est réelle; sa capacité à octroyer le statut de «vrai auteur noir» totalement imaginaire. Mais, aux yeux de Laymon, l’un implique nécessairement l’autre, ce qui coûte de nombreuses souffrances à l’auteur. Les voix les moins stressantes dans Scratch sont celles de journalistes (Susan Orlean), de professionnels de l’édition également auteurs de fiction (Kate McKean) et celle d’un nègre, Sari Botton, dont les récits de guerre offrent un aperçu rare de l’un des métiers les plus négligés du secteur de l’édition. «J’ai gagné entre rien et 3 dollars du mot», relate Alexander Chee, romancier et professeur qui écrit régulièrement des articles pour des journaux et des magazines, et qui s’émerveille devant «l’asymétrie entre l’effort et la récompense» dans le journalisme.

L'auteur et le marché

Curieusement, ce sont justement les auteurs les plus rompus à l’art de vendre leurs mots qui ont le moins tendance à associer mérite littéraire et pactole, et les moins susceptibles de se tracasser au sujet de leurs propre authenticité. «Être auteur, c’est gérer une petite entreprise», observe Orlean de manière détachée, en totale contradiction avec la vision idéaliste de la notion de «vie d’écrivain» que les autres auteurs se souviennent avoir caressée. Dans une enquête sur le début de l’histoire de l’écriture comme marchandise, Colin Dickey prévient qu’une fois que «la valeur (d’un texte) est déterminée par le marché plutôt que par l’auteur ou le lecteur, notre relation à la littérature s’interrompt.» Mais ce n’est pas la valeur d’un livre que fixe le marché, c’est seulement son prix. C’est le temps passé sur le marché qui vous apprend à faire la différence.

Le fait que les livres permettent encore de gagner de l’argent est un miracle en soi (et pour être honnête, la grande majorité des livres n’en gagnent pas; l’édition, comme le baseball, est un jeu fondé sur l’échec). Aucun marché ne pourrait être moins rationnel, ou comme le dit Strayed: «Il n’existe aucun autre métier au monde où vous obtenez votre master dans le domaine et vous vous dites: “OK, je peux ne pas gagner le moindre sou tout comme je peux me faire 5 millions de dollars.”» Elle jure qu’elle aurait écrit ses livres de toute façon, «qu’ils m’eussent rapporté de l’argent ou non» et je ne doute pas un instant que ce soit la vérité. Mais serait-elle capable de produire des livres aussi généreux si elle les offrait à un monde qui refuse de lui accorder une gratification en échange? Recevoir une contrepartie financière pour son travail est la première étape permettant de savoir quelle valeur vous-même lui accordez vraiment, et le meilleur moyen d’arrêter d’être obsédé par la valeur qu’il revêt aux yeux du reste du monde.

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