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L'impossible vérité sur l'assassinat de trois Kurdes à Paris

L'assassinat de trois militantes kurdes, à Paris en janvier 2013, s'inscrit dans la longue tradition des crimes politiques impunis où la raison d'Etat l'emporte sur la justice. Cette fois-ci, il aurait pourtant pu en être autrement.

Photo de Fidan Dogan l'une des femmes assassinées le 16 janvier 2013. AFP PHOTO/BULENT KILIC
Photo de Fidan Dogan l'une des femmes assassinées le 16 janvier 2013. AFP PHOTO/BULENT KILIC

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Comme chaque 9 janvier depuis quatre ans, un groupe de Kurdes se recueillait lundi devant le 147 rue Lafayette, dans le 10ème arrondissement de Paris. Mais cette fois-ci, à la différence des années précédentes, un sentiment de gâchis, de culpabilité et de colère se mêle au chagrin et à l’amertume des familles, amis, camarades et avocats rassemblés.

Car le procès qui devait commencer dans deux semaines pour rendre enfin justice aux trois militantes kurdes assassinées au premier étage de cet immeuble n’aura pas lieu. Le suspect de l'assassinat est décédé à la mi-décembre à la Salpêtrière.

Flash back

- «Police secours.

- Oui, bonjour, je vous appelle car il y a un gros problème au 147, rue d’Lafayette.

- Qu’est ce qui se passe là-bas?

- J’avais une collègue qui répondait pas, là je suis rentré, elle est dans un bain de sang.»

Nous sommes dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013 au bureau d’information parisien du Kurdistan, dans le 10ème arrondissement. Murat Polat vient de découvrir les corps sans vie de sa camarade kurde, Fidan Dogan et de deux autres militantes du PKK. Toutes trois ont été exécutées méthodiquement de trois balles dans la tête, Fidan a reçu en outre une balle dans la bouche. Pas de désordre dans la pièce pourtant, ni traces de bagarre.

Ces trois femmes kurdes sont abattues en milieu de journée alors qu’à 3.000 kilomètres de là s’ouvrent des discussions entre Abdullah Öcalan, le leader du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) emprisonné depuis 15 ans, et les autorités turques. 

Sakine Cansiz, l’une des victimes, est une «historique» du PKK, passée par la redoutable prison de Diyarbakir. Proche d'Ocalan, elle a été l'une des fondatrices du parti, du temps où, dans les années 80, débute la lutte armée contre l’Etat turc et pour l’indépendance d’un Kurdistan marxiste et révolutionnaire. La «sale guerre» n’a pas cessé depuis 1984, elle s'est même amplifiée ces derniers mois avec de nombreux attentats. En plus de trente ans, elle aurait causé la mort de quelque 40.000 personnes, civils et militaires.

Fidan Dogan, quant à elle, est la responsable de l’antenne officieuse du PKK à Paris et Leyla Saylemez, la troisième, la responsable des branches jeunesse en Europe du PKK. Ce mouvement interdit en Turquie est inscrit dans la liste des organisations terroristes en Europe et aux Etats-Unis, mais sa branche syrienne, soutenue entre autres par les Etats-Unis et la France, se bat actuellement contre les djihadistes de l’Etat islamique.

L’assassin est un familier des victimes

L’assassinat est l’oeuvre d’un «familier» et d’un «professionnel», disent les experts. De fait, l’auteur présumé de ce triple assassinat est au premier rang des militants accourus au pied de l’immeuble où a eu lieu le crime, comme le montre le reportage que TF1 a consacré à cette affaire. Il s’appelle Ömer Güney. Il est le chauffeur et l’homme à tout faire des victimes.

«Soyez assurés de la détermination des autorités françaises de faire la lumière sur cet acte», déclare Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, après s’être rendu sur les lieux et avoir vu les trois corps. Un engagement qu’il réitère devant Selahattin Demirtas, le co-président du Parti démocratique du peuple (HDP, gauche, autonomiste kurde).Ce dernier aurait-il demandé au ministre que l’instruction ne soit pas confiée au juge Thierry Fragnoli, parfois surnommé la «bête noire des Kurdes»? En tout cas, c'est la juge Jeanne Duyé qui va mener l’enquête. Alors même qu'en septembre 2013, son ordinateur lui est volé à son domicile lors d’un étrange cambriolage, la magistrate a bien travaillé, s'accordent à dire plusieurs personnes proches du dossier.

D’autant que les autorités turques ont, quant à elles, refusé de répondre aux demandes de la justice française.

«La commission rogatoire adressée aux Turcs n’est jamais revenue, explique, à Slate.fr, Sylvie Boitel, l’un des quatre avocats représentant les familles des victimes. Les Turcs voulaient obtenir nos informations. En échange des leurs, ils demandaient que la juge d’instruction leur donne les éléments contenus dans ses dossiers».

En revanche, cette dernière a bénéficié d’une aide inattendue. Quelques mois après le triple assassinat, un enregistrement audio d’une conversation entre Ömer Güney et des agents des services secrets turcs (MIT), ainsi que des notes de ces mêmes services, sont mis en ligne anonymement. «C’est le genre de documents qu’un journaliste ne peut espérer obtenir qu’au terme de dix années d’une enquête acharnée», commente Sylvie Boitel, «là, cela nous a été servi sur un plateau, au bout d’un an à peine». La divulgation de ces documents doit peut-être beaucoup à la guerre intestine qui commence à agiter l’appareil d’Etat turc et à la volonté des anciens alliés du premier ministre Recep Tayyip Erdogan de le faire tomber. Elle a été d’un apport inestimable pour l’enquête même si ces documents sont loin d'avoir révélé tous leurs secrets.

Un acte terroriste, commandité par les autorités

A l’issue de l’instruction, Ömer Güney est soupçonné d'avoir «volontairement» donné la mort aux trois militantes kurdes. Et l’auteur présumé d’homicides avec préméditation «en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur»; il devait comparaitre à partir du 23 janvier 2017 devant la Cour d’Assises spéciale de Paris.

La circonstance aggravante terroriste a été retenue. L’assassin aurait agi «à la demande d’individus se trouvant en Turquie et possiblement liés au service de renseignements turc». Autrement dit, la justice française possède un coupable qui proclame pourtant son innocence, et elle soupçonne les autorités turques d’en être les commanditaires.

Mais le 13 décembre 2016, Ömer Güney est transporté d’urgence de la prison de Fresnes à la Salpêtrière. Depuis longtemps atteint d’un cancer du cerveau, il a été contaminé par la légionellose et décède d’une pneumonie quatre jours plus tard, soit cinq semaines avant le début de son procès.

«Ömer Güney ne parlera plus. Comment désormais s’approcher de la vérité?» écrit la journaliste Laure Marchand dans un livre, Triple assassinat au 147, rue Lafayette (Actes sud, 2017), où elle procède à une reconstitution des faits, ainsi qu’à l’examen de la personnalité et des antécédents de l’auteur présumé, et au rappel du contexte politique de l’affaire.

Malheureusement force nous est, avec elle, de reconnaître à l’issue de cette passionnante recherche que d’importantes zones d’ombre subsistent que ne viennent pas combler ce livre, ni d’ailleurs les différents articles consacrés à cette affaire.

Ce dont on est sûr

Les caméras de surveillance, nombreuses à cet endroit, témoignent de ce qu’Ömer Güney fut le dernier à voir les trois victimes sur le lieu du crime, et que rien ne permet vraiment de suspecter l’intervention d’une autre personne. C’était un familier de ces lieux, et les explications embrouillées et contradictoires qu’il a présentées pour justifier sa présence n’ont pas convaincu. De plus, il n’était pas Kurde. Ses origines et son environnement permettent, c’est une litote, de douter de la limpidité de son engagement pour la cause du PKK. Divers indices tendent à montrer qu’il était au contraire un ultranationaliste turc et qu'il a entretenu des liens avec les milieux des renseignements turcs avant le crime. Même si son entraînement au tir n’a pas été établi avec certitude.

Restait à préciser quels étaient les commanditaires. Car tout indique qu’il ne doit pas s’agir d’une affaire personnelle. Ce ne peut être qu’un règlement de compte (difficile à comprendre) ou qu’une tentative de sabotage des discussions qui s’amorçaient entre le PKK et les autorités turques, comme l’évoque Laure Marchand. Cette dernière s’interroge longuement sur le contexte de l’époque, rappelle que quelques jours plus tard deux députés turcs devaient se rendre sur l’île d’Imrali pour rencontrer Öcalan, suite à des négociations menées par le chef du MIT.

Début 2016, le journaliste Jacques Massey avait déjà consacré une longue enquête à cette affaire dans Médiapart. Il n’excluait pas que ce triple assassinat ait eu au contraire pour objet de faire pression sur Ocalan, c’est-à-dire que certains services de sécurité turcs aient utilisé l’affaire pour rééquilibrer le rapport de force.

Bien connu des télespectateurs de France 24, où il intervient souvent, Eyyup Doru, le représentant du Parti démocratique des peuples en Europe (HDP, proche du PKK) émet une autre hypothèse. Ainsi qu’il le détaille à Slate.fr, il pense que c’était Fidan Dogan qui était particulièrement visée et à travers elle la France. Cette jeune femme «très intelligente, selon l’avocate Sylvie Boitel, et qui possédait fait rarissime, les codes des trois cultures: turque, kurde et française» avait, selon l’une de ses amies, «rencontré le Président François Hollande au moins trois fois lorsqu’il était secrétaire du Parti socialiste» et entretenait de nombreux liens avec les autorités politiques françaises.

Autrement dit, d’après l’hypothèse d’Eyyup Doru, ce serait la bonne entente entre cette militante et les autorités françaises qui aurait été visée. Il est vrai que l’assassin a signé son crime en tirant une balle dans la bouche de Fidan Dogan. Manière de signifier que désormais, elle ne parlerait plus. Il y a un peu moins de dix ans, Le Parisien n'avait-il pas raconté comment les militants du PKK informaient le contre-espionnage français en échange de leur protection?

Au final, et sous-entendant l'action de ce qu’on appelle «l'Etat profond», Laure Marchand conclut, elle, sur le fait que «la Turquie reste impunie».

Ce qui est sûr c’est que la justice française a perdu l’occasion d’innover, en jugeant enfin, pour la première fois, l’auteur présumé d’un crime politique commandité par des services secrets étrangers sur le sol français.

C’est dire la frustration et la colère des familles qui voient la perspective d’obtenir justice fondre comme neige au soleil…

«Moi je tiens la France pour responsable. Car ma sœur a été tuée sur le sol français et celui qui a tué ma soeur est mort en prison, empêchant le procès d'avoir lieu» accuse Metin, le frère de Sakine Cansiz. Cet homme à la chevelure blanche, de grande stature et à la colère rentrée, a également connu les prisons turques pour son engagement dans le PKK. Ce vendredi 7 juin, il a fait le voyage de Paris en provenance des Pays-bas afin de défiler avec plusieurs milliers de Kurdes le lendemain, de la Gare du nord à la République, pour réclamer justice.

Les avocats pourraient maintenant demander la réouverture de l’instruction élargie aux commanditaires. Une procédure cependant plus politique que la précédente. Or le rapprochement entre la France et la Turquie qui s’amorçait à partir de 2013, avant que le Président Hollande ne se rende à Ankara et Istanbul, ne poussait déjà pas les deux capitales à ouvrir les tiroirs secrets. La coopération sécuritaire, renforcée et prioritaire depuis lors, contre les filières djihadistes et pour maitriser les flux migratoires ne les incitera sans doute pas, à plus de transparence.

«On envisage de se tourner vers la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme) et à porter plainte contre l'Etat français, menace Metin Cansiz. Notre recherche de la vérité et de la justice est victime des intérêts politiques et économiques des deux pays. Et cet homme blessé d'ajouter: «Et puis, nous les familles n’avons jamais été reçues ni par le Président de la république française ni par son premier ministre».

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