Économie / Société

Le commerce de proximité selon Monoprix, c'est une supérette de luxe pour citadins aisés

Le retour des commerce de proximité en centre-ville est largement fondé sur le succès de Monoprix et de ses déclinaisons. Une tendance que les autres grandes enseignes ont suivi mais qui ne concerne, en réalité, que les plus grandes villes. Le reste de la France, lui, continue massivement de faire ses courses à l'hypermarché...

Une femme passe devant un monoprix, le 5 octobre 2013 |KENZO TRIBOUILLARD / AFP
Une femme passe devant un monoprix, le 5 octobre 2013 |KENZO TRIBOUILLARD / AFP

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Le commerce de proximité a-t-il fait son grand retour? On voudrait y croire. Et nombreux sont les experts qui l’affirment haut et fort. Après tout, le succès de Monoprix, l’enseigne citadine par excellence, parait d'autant plus éclatant que l'entreprise revient de loin. Très loin, même. Fondé en 1932, le réseau fait partie des supérettes qui ont pratiqué pendant des décennies une politique de petits prix dans tous les centres-villes de France et de Navarre. Seulement voilà, dans les années 70, les hypermarchés ont bouleversé le paysage. Proposant des prix encore plus bas, ils ont porté un coup dur au commerce de proximité et Monoprix a bien failli ne jamais s'en relever.

L’instinct de survie, couplé à une intuition géniale, conduit l’enseigne à abandonner la politique des petits prix à partir des années 80-90. Prenant acte de l’impossibilité de lutter avec la grande distribution compte tenu des loyers de centre-ville et des coûts d’approvisionnement, Monoprix procède en deux temps. Au début des années 80, l’entreprise engage la modernisation de ses magasins qui en avaient bien besoin. Dans les années 90, elle lance sa gamme de produits: Monoprix Gourmet, Monoprixbio puis MonoprixVert. Et rachète dans le même temps ses concurrents, Uniprix et Prisunic.

Une des enseignes les plus chères de France

C’est dans les années 2000 que Monoprix donne naissance aux petits formats qui accréditent aujourd’hui l’idée d’un retour du commerce de proximité. Le premier Monop’ qui ouvre en 2005 rue de la Roquette à Paris s’inspire des convenience stores de l'anglais Tesco, ces épiceries de dépannage. L’offre y est réduite, la cible toute désignée: ce sont les population hyperurbaines plutôt aisées, avec peu ou pas d’enfants à charge, et notamment les jeunes cadres et les populations âgées. Le succès est spectaculaire: en dix ans, 60 nouveaux Monop’ ouvrent leur portes à Paris sans réduire la voilure des Monoprix, l’enseigne classique plus grand format et plus complète qui affiche toujours 70 magasins dans la capitale et 110 sur toute son aire urbaine immédiate. Devenue l'une des plus chères de France, l’enseigne du groupe Casino a transposé sa stratégie de montée en gamme à la restauration rapide. Les écarts de prix vont jusqu'à 40%, selon une étude de l'UFC-Que Choisir en 2014. Cette stratégie passe par le lancement de Monop’Daily, qui vise les actifs prêts à payer un peu plus cher pour consommer un repas plus qualitatif que ce qu’offrent les fast-foods. Ces enseignes proposent sandwichs bio, salades composées, parts de gâteau ou boissons équitables, jus d'orange fraîchement pressé et ça marche. Même si le nouveau patron de Monoprix semble partisan d'une offre plus accessible et même si Monop’Beauty, déclinaison du concept sur le maquillage et les soins du corps, connaît pour sa part un démarrage plus poussif, la rentabilité est autrement plus élevée que celle des hypers.

Qui en douterait encore? Monoprix règne en maître dans les centres-villes. Mais le succès de l'enseigne n'a pas échappé à ses concurrents indirects, les géants de périphérie, qui ont tous investi le secteur, profitant de la Loi de Modernisation de l’Économie, en 2008, qui a relevé à 1000m² (contre 300 auparavant) le seuil au-delà duquel l'ouverture de surfaces commerciales exige une autorisation d’exploitation commerciale. Le groupe Casino, qui est actionnaire de Monoprix depuis 2000 avant d’en devenir l’unique propriétaire, a choisi de couvrir toute la gamme, en ciblant le haut de gamme avec les déclinaisons de Monoprix, le milieu de gamme avec Casino shop et casino shopping, et le bas de gamme avec Franprix. Autre géant de la grande distribution, Carrefour, lui, a développé ses propres formats avec l’intégration des différentes petites surfaces du groupe Promodès qu’il a absorbées. Désormais le numéro deux mondial de la distribution décline désormais cinq petits formats: les Carrefour Market, supermarché de proximité de plus de 900 m², les Carrefour Contact déployés en milieu rural, les Carrefour City pour le milieu urbain eux-mêmes déclinés en Carrefour Convenance (1200 à 2500 clients par jour) pour les hypercentres et Carrefour Quartier pour les zones résidentielles (700 et 1200 clients par jour), et enfin les Carrefour Express, magasins dits d’hyperproximité à vocation de dépannage.

La population des centres-villes qui a changé 

Comment expliquer cette  tendance? Bien sûr, les habitudes ont évolué. On l'a suffisamment dit et répété, le caddie ne fait plus rêver. De même que le recours à la voiture pour le moindre déplacement semble largement passé de mode. Mais plus que les habitudes de consommation et de déplacement, ce sont surtout les habitants qui ont changé. L'augmentation du prix du mètre carré de l'immobilier a favorisé un exode des classes moyennes et des familles vers la périphérie. Conséquence logique, les habitants des centres-villes se sont beaucoup embourgeoisés.

Sans eux, la reconversion de Monoprix n'aurait jamais pu marcher et la stratégie de Carrefour serait proprement suicidaire. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la moitié de ses points de ventes, tous formats confondus sont implantés dans Paris centre ou dans les villes contiguës. Et quand Monoprix annonce vouloir accélérer son développement elle vise le commerce dit «de flux», dans des endroits de fort passage, en plein essor, tel que les gares, les aéroports ou les stations-service. Le modèle économique de ces marques repose finalement sur une niche assez rare: les centres-villes des métropoles. Appliquant à la lettre les principes du haut-de-gamme, elles vendent à une population restreinte mais riche, laissant à d’autres le créneau des couches moins aisées de la population. L’étude de l’implantation des Monop’ –sans parler des Monop’Daily– est de ce point de vue très éclairante. Le groupe en ouvre même dans les immeubles de bureau, comme en 2015 sur le campus SFR à Saint-Denis.

Des enseignes de bobos

Passé les dix plus grandes villes françaises, ne cherchez pas: vous ne trouverez pas de Monop’. A quelques exceptions près qui ne font que confirmer la règle qui veut que l’enseigne recherche les fortes densités urbaines et les ménages à fort pouvoir d’achat. Pour la France des villes moyennes et des petites villes, ce retour du commerce de proximité tient carrément du mythe. D’abord si sa domination est moins hégémonique, l’hyper capte encore plus de la moitié des ventes de produits alimentaires et du quotidien dans notre pays. Pas mal pour un modèle dépassé. 

Surtout, si les grands groupes voient dans la proximité un modèle pour demain, ce n’est pas partout. Une étude de l’IRI intitulée «La proxi: un format du passé en format d’avenir?» appelle pour le moins à la prudence. Si la voiture a moins d’adeptes, c’est surtout dans les grandes métropoles que leur chute est vertigineuse. Pour le reste du territoire, y compris les villes moyennes de province, elle reste indispensable. Et il faut avoir les moyens pour faire ses courses dans les supérettes. La dynamique des magasins d’hyperproximité reste donc cantonnée à un petit nombre de centres urbains denses et riches. Ces enseignes ne décrivent en réalité qu’une partie de la France d’aujourd’hui, celle des métros, actifs ou retraités, en tout cas ouverts et branchés sur le monde. Une France certes influente mais en réalité minoritaire. Une France qui se pense comme LA France. Et ignore que le reste du pays connaît des réalités bien différentes. Une France où l’absence de rentabilité des petites et moyennes surfaces ne cesse de nourrir la décomposition du tissu commercial local mais aussi, hélas, urbain.

Les auteurs n'entretiennent aucune relation avec les enseignes citées, ni avec leurs concurrentes. Cet article s'inscrit dans le cadre d'un travail sur la guerre des zones commerciales et la crise des centres-villes qui a déjà fait l'objet de plusieurs articles, notamment sur Slate:  «Pourquoi Ikea ne vend pas du meuble (et en quoi c'est un problème)»«La guerre des zones commerciales a commenc黫Les magasins Zara, indicateurs de bonne santé des villes»«Pour les villes moyennes, demain, il sera trop tard» (ce dernier, en collaboration avec O. Berlioux). 

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