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Garry Kasparov: «Poutine est notre problème mais sera à terme le problème de tout le monde»

Le champion du monde d'échecs revient sur l'ingérence russe lors de l'élection présidentielle américaine, et sur comment Washington n'y a pas réagi.

Garry Kasparov, en octobre 2011. WIN MCNAMEE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.
Garry Kasparov, en octobre 2011. WIN MCNAMEE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.

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Mi-décembre, Jacob Weisberg, président du Slate Group et responsable du Trumpcast, a pu s’entretenir avec le champion du monde d’échecs et activiste politique russe Garry Kasparov. Ils ont discuté de l’ingérence de Vladimir Poutine dans l’élection américaine et de la réaction des Etats-Unis. Cet entretien, revu et condensé pour plus de clarté, peut également être écouté en ligne.

Jacob Weisberg: En faisant de petites recherches, je suis tombé sur ce titre publié par CNN le 21 octobre: «Kasparov affirme que la Russie cherche vraiment à faire élire Trump». Il y en a d’autres. Vous avez répété cela tout l’automne. Et maintenant, on entend partout des gens qui disent: «Pourquoi n’a-t-on pas parlé de ça? Pourquoi n’a-t-on pas entendu plus de choses au sujet de l’intervention de Poutine en faveur de Trump avec ce piratage des données du Democratic National Committee?» Cela doit vous énerver un peu.

Garry Kasparov: Oh, je déteste dire «Je vous l’avais bien dit». Je me souviens que quand j’ai soumis mon livre à l’éditeur, il a bien aimé le titre [Winter is Coming, ndlr], il a bien aimé le livre, mais il doutait du sous-titre: «Pourquoi Vladimir Poutine et les ennemis du monde libre doivent être stoppés»? Il pensait que cela serait trop provocateur et trop peu fondé.

Moi et nombre de mes collègues, tels que feu Boris Nemtsov, disons depuis quelque temps que Vladimir Poutine est notre problème mais qu’il sera à terme le problème de tout le monde parce que, comme tout dictateur, il aura besoin d’une scène mondiale pour renforcer son emprise sur le pouvoir au niveau national. Il lui a été naturel de se tourner vers les Etats-Unis pour y éprouver son ego de dictateur, démontrer qu’il est si puissant, si invincible, qu’il peut défier la nation la plus puissante du monde.

Mais n’est-ce pas une attitude risquée? Comme vous l’avez dit, rien d’important n’arrive en Russie sans la permission de Poutine. Que ses agences de renseignement piratent le Democratic National Committee, et de façon plus large le processus démocratique, pour des objectifs touchant au renseignement est une chose, mais intervenir effectivement dans l’élection peut surprendre même ceux qui ne s’attendent pas à une meilleure attitude de sa part. Cela semble même dangereux.

Mais être dictateur à vie, c’est dangereux. Vous avez raison: si on essaye d’étudier Poutine et ses actions de notre point de vue en se disant «Nous vivons dans un pays libre, nous regardons de l’avant, nous faisons des calculs stratégiques», on ne peut pas aboutir à un jugement exact parce qu’un dictateur ne s’intéresse pas à la stratégie. À partir d’un certain point, ce n’est que de la survie et tout ce qui compte est d’atteindre ses objectifs jour par jour. Il peut se permettre de faire des erreurs parce qu’il n’a pas à se soucier d’une presse libre ou d’un parlement à qui il devrait rendre compte de ses actions, mais il sait qu’il y a une erreur fatale que tout dictateur doit éviter: il ne peut pas se permettre d’avoir l’air faible.

Evidemment, il est dangereux de pirater des données d’institutions américaines comme des partis politiques de premier plan ou même d’interférer dans les élections américaines, mais c’était inévitable parce que Poutine a fait de l’antiaméricanisme et du défi à l’influence américaine dans le monde une pierre de touche de sa propagande en Russie. Il a trouvé là une belle opportunité parce qu’après des années à voir l’administration Obama montrer des signes de faiblesse, il s’est senti libre de faire preuve d’audace. C’est la raison pour laquelle j’étais certain qu’il le ferait, parce que j’ai lu assez de livres d’histoire pour apprendre que les dictateurs, lorsqu’ils ne s’arrêtent pas très tôt, ont tendance à dépasser toutes les limites qui se présentent à eux. Poutine a vu en Donald Trump une opportunité et l’a saisie, tandis que nous savons que l’administration actuelle, Obama et la Maison-Blanche, le département d’Etat, la CIA, recevaient des rapports sur le sujet mais tentaient d’éviter un conflit ouvert avec la Russie. Il y avait évidemment de nombreuses raisons d’éviter un tel conflit. C’était exactement le calcul de Poutine. 

Parlons plus en détail de ce que Poutine a fait. Un long article du New York Times sur ce qui est arrivé exactement rapporte que deux agences de renseignement russes ont piraté le DNC: d’une part le FSB, l’organisation de Poutine, le successeur du KGB, et d’autre part l’agence russe du renseignement militaire. Si l’on en croit cet article, les uns ne savaient pas ce que les autre faisaient. À un niveau, cela ressemblait à un complot bien coordonné, mais, à un autre niveau, on croyait plutôt observer un certain chaos.

Oui, c’est typique des dictatures. Cela prouve par ailleurs que Poutine était au cœur de la situation. Un dictateur ne veut pas qu’une structure de sécurité devienne trop puissante. Evidemment, il voulait que deux d’entre elles, sinon plus, soient chargées de la même tâche parce que cela le mettait dans une position très favorable pour utiliser ces informations à son profit. C’est là encore une démonstration des différences entre les démocraties et les dictatures.

Cela ressemble à l’analyse d’un joueur d’échecs. Vous êtes le plus grand joueur d’échecs de l’histoire, pensez-vous que Poutine joue aux échecs ou joue-t-il à un autre jeu?

Non, je veux défendre l’intégrité de mon jeu, notamment quand les gens disent: «Poutine joue aux échecs et Obama joue aux dames». Poutine, comme tout dictateur, déteste les échecs parce que les échecs sont un jeu stratégique 100% transparent: je sais de quelles ressources je dispose et quelles ressources peuvent être mobilisées par mon adversaire. Je ne sais évidemment pas ce que mon adversaire pense sur le plan stratégique et tactique, mais au moins je sais quelles ressources à sa disposition peuvent me mettre à mal. 

Les dictateurs n’aiment pas la transparence et Poutine est bien plus à son aise pour jouer un jeu que je voudrais plutôt décrire comme un poker géopolitique. Au poker, on peut gagner avec une main très faible à condition d’avoir assez de liquide pour augmenter la mise et, si on a les nerfs solides, pour bluffer. Poutine n’a jamais cessé de bluffer. Il voyait ses adversaires géopolitiques se coucher les uns après les autres. À mes yeux, le moment où Poutine a décidé qu’il pourrait faire tout ce qu’il voulait a été celui de la décision d’Obama de ne pas mettre ses menaces à exécution lorsque la ligne rouge qu’il avait établie a été franchie en Syrie.

Il y aurait dû y avoir une ligne rouge contre toute ingérence dans une élection américaine. Pourquoi l’administration Obama n’en a-t-elle pas fixé une? Pourquoi n’a-t-elle pas réagi et porté cela à la connaissance du public avant l’élection lorsqu’elle a appris ce que nous savons tous aujourd’hui? Pourquoi n’a-t-elle pas répliqué d’une façon ou d’une autre?

Je pense encore une fois qu’il faut reconnaître à Poutine sa capacité à évaluer la psychologie de son adversaire. Il a joué brillamment avec l’administration Obama comme il avait joué avec l’administration Bush en charmant George W. lors de leur première rencontre. On se souvient que ce dernier avait affirmé avoir pu planter ses yeux dans l’âme de Poutine… Poutine avait su s’assurer de la coopération du président Bush et il a su, dès 2014 ou 2015, qu’Obama ferait absolument tout pour éviter un conflit ouvert sérieux avec la Russie avant la fin de son mandat.

Poutine n’avait pas une bonne main parce qu’une réplique américaine aurait été un désastre pour la Russie mais il a parié sur l’inaction d’Obama, qui espérait voir Hillary gagner quand même. Poutine a pensé qu’il pourrait non seulement gagner cette bataille, non seulement obtenir le résultat qui l’arrangeait, mais également envoyer un message.

Le rôle joué par Poutine dans l’élection américaine n’est pas seulement un fait qui concerne la politique intérieure américaine: cela a montré à tout le monde, des alliés des Etats-Unis au sein de l’Otan jusqu’aux monarchies arabes du Golfe en passant par les Chinois, les Japonais, les nations africaines et l’Amérique du sud que Poutine est si puissant, si arrogant et sûr de sa force qu’il peut intervenir dans le processus politique américain et que les Etats-Unis ne peuvent pas s’y opposer.

Vous avez expliqué l’agression commise par Poutine, vous avez expliqué l’absence de réaction ferme d’Obama. J’ai lu un entretien que vous avez accordé à Playboy où vous disiez, en parlant de Trump: «Pour quelqu’un qui ne montre de constance en rien, il a une constance à défendre Poutine qui suscite ma suspicion». J’ai trouvé que c’était une observation très intéressante. Trump est partout. C’est une figure du chaos. Mais il a été incroyablement stable dans son soutien à Poutine. 

Il n’est pas du tout courant qu’un candidat d’un grand parti, surtout un Républicain, soit à la fois en route vers la tête de la CIA et du FBI, et soit simultanément tuyauté par le KGB. Mais deux choses expliquent cela.

D’une part, dans la mesure où nous n’avons pas ou presque pas d’informations précises sur la structure et l’état des finances de l’empire de Trump, cela a été un succès phénoménal de sa part que d’être élu sans avoir à révéler la vraie nature de ses affaires financières. Qu’il soit milliardaire ou non, il doit de l’argent à des gens en Amérique ou ailleurs. Nous ne savons pas si cet homme qui, comme on le sait, a survécu à quatre banqueroutes, a emprunté énormément d’argent et est sur le point de devenir chef des armées, doit des faveurs à des gens tout autour du monde dont certains sont peut-être des ennemis de l’Amérique. Nous ne savons pas.

Poutine dispose peut-être de quelque chose de si important pour Trump que celui-ci ne peut même pas considérer l’idée de s’opposer à lui. Peut-être. Je ne sais pas. Je sais que les Démocrates accordent beaucoup d’importance, et les Républicains également je suppose, à ce que Trump publie ses documents fiscaux, afin de comprendre s'ils contiennent des informations qui l’empêchaient de les rendre publics pendant la campagne. Bien sûr, cela pourrait être autre chose. Cela pourrait être des documents pour faire chanter Trump, des choses enregistrées lorsqu’il était à Moscou. Je ne sais pas, je ne pourrais que spéculer et spéculer me met mal à l’aise.

Cela cache-t-il un Kompromat? Est-ce le terme?

Peut-être. Il a été à Moscou, le concours Miss Univers s’y déroule. On ne peut que spéculer. On doit essayer de trouver une sorte d’explication au refus constant de Trump de reconnaître l’implication de Poutine dans la politique américaine.

Au fait, on a appris du même rapport de la CIA que des Russes ont pu également s’introduire dans les serveurs du Republican National Committee, et je ne doute pas qu’ils ont pu pirater les comptes de Donald Trump. Ils ne l’ont pas révélé, aussi on peut suspecter qu’ils pourraient s’en servir plus efficacement plus tard.

Mais je pense également que Trump considère qu’il pourra s’entendre avec Poutine. C’est cela qui m’inquiète le plus, encore plus que tout Kompromat sur Trump que Poutine pourrait garder dans son armoire. Parce que, psychologiquement, Trump est quelqu’un qui pourrait se sentir à l’aise avec Poutine, puisque, pour lui, tout peut être acheté et tout peut être négocié. Je me demande s'il ne voit pas la Crimée comme un simple bien immobilier, un bien pris par la force qui pourrait être échangé contre autre chose.

Laissez-moi évoquer une autre théorie qui, il me semble, est cohérente avec la vôtre. Suite à la banqueroute de Trump, les banques américaines ne voulaient plus lui prêter d’argent. Un des endroits vers lequel il a dû se tourner pour obtenir des financements a été l’oligarchie russe. Qu’il leur ait emprunté de l’argent ou pas, il a passé beaucoup de temps avec eux. Il y a des questions sur lesquelles Trump n’avait pas de point de vue –au fond il se fiche de la Crimée– et connaître ces gens qui avaient au contraire des opinions très pro-Poutine sur ces questions lui a sans doute fait absorber ces vues. Comme elles correspondaient à ses intérêts économiques, il se les serait appropriées.

Absolument. Finalement, ce qui me surprend le plus, c’est qu’au beau milieu de ce scandale, au moment où des organisations révèlent des données sur l’implication de Poutine dans les élections américaines, Donald Trump fasse de Rex Tillerson son secrétaire d’Etat. Cela revient à dire: «Et alors? Je m’en fiche de tous ces liens et je prends avec moi l’homme connu pour être l’entrepreneur américain le plus proche de Vladimir Poutine, pour être très ami avec Poutine et pour avoir une opinion tranchée sur les relations américano-russes». Une opinion allant dans le sens d’un retrait des sanctions et d’un retour à la normale des relations commerciales entre les Etats-Unis et la Russie.

À mes yeux, quand on commence à rapprocher ces différents faits, on distingue une forme de structure chez Poutine, parce que Poutine n’a pas seulement fait pirater des institutions politiques américaines: il l’a également fait en Europe, et si on refusait de croire les rapports de la CIA, il faudrait aussi refuser de croire les rapports de nombreux services de renseignement en Europe, où des attaques similaires ont été observées. C’était aussi une question d’opportunité: on comprend tous que Wikileaks était directement contrôlé et que les informations ont été divulguées exactement selon le calendrier dicté par l’élection.

En rapprochant ces faits, je voudrais dire que, dans ce cas, on peut accorder le bénéfice du doute à la CIA. Je comprends qu’il y ait de nombreuses plaintes et d’inquiétude quant à l’attitude de Trump et à sa nomination de Rex Tillerson. Mais je pense que ce n’est pas suffisant. Nous arrivons dans une zone dangereuse où la politique étrangère américaine pourrait être prise en otage par des intérêts commerciaux.

Qu’en est-il des ennemis du monde libre auxquels vous faites référence dans le sous-titre de votre livre? Comptez-vous désormais Donald Trump parmi ces ennemis?

Je ne sais pas. Je ne veux pas désigner le président-élu comme un ennemi du monde libre, mais il est sûr qu’il n’est pas taillé pour le rôle de leader du monde libre, parce qu’il s’en fiche. Le leader du monde libre doit croire en certaines valeurs morales, les valeurs de base qui ont fait gagner le monde libre lors de sa guerre froide contre le communisme. Nous sommes en quelque sorte dans une ère de post-Guerre froide où l’Amérique va utiliser sa domination militaire et sa puissance économique pour négocier des accords afin d’éviter ce que Trump et Tillerson appelleraient une «confrontation inutile». Mais à long terme, cela mènera à des conséquences désastreuses parce que si l’Amérique n’assume pas la position de puissance dominante, ce rôle pourra être pris par d’autres acteurs.

En tant que meneur pro-démocratie russe, vous qui vivez maintenant en exil aux Etats-Unis, qui avez été jeté en prison plus d’une fois, quel est le conseil que vous donnez aux Américains pro-démocratie qui font face à de réelles menaces d’atteintes aux libertés publiques et aux droits démocratiques aux Etats-Unis?

Tout d’abord, il faut bien comprendre que rien n’est acquis. Comme vous le savez, il y a déjà eu des avertissements par le passé, mais à chaque fois, les Américains et les Européens ont cru que ce n’était que le mauvais temps qui passerait. Le danger est pourtant bien réel. Je cite toujours Ronald Reagan, qui disait: «La liberté n’est jamais séparée de son extinction potentielle par plus d’une génération.» Aujourd’hui, peut-être moins d’une génération.

Les choses peuvent advenir très rapidement, car énormément de pouvoir est aux mains de gens qui sont très peu attachés aux valeurs qui constituent le cœur de la démocratie progressiste et du monde libre. Mais je pense toujours que l’Amérique a toutes les capacités pour se remettre de cette crise –n’oublions pas qu’une majorité d’Américains n’a pas voté pour Donald Trump.

Parfois, je me dis que la victoire de Trump est pour nous une incitation à réfléchir à notre futur, parce que Trump, comme Poutine et d’autres acteurs internationaux qui ne partagent pas les valeurs qui sont les nôtres, cherche toujours des modèles dans le passé. C’est quelque chose qui devrait nous dire que pour gagner, nous devons regarder vers le futur. Notre problème, c’est que nous avons essayé de conserver un status quo –c’est pourquoi certains ont pu prétendre proposer quelque chose de différent. Regardez le discours de Daech sur le califat, regardez Poutine, regardez le «Make America Great Again» de Trump qui disait aux électeurs «Vous n’avez rien à perdre»… Il faut faire émerger une vision qui stimulera les gens, surtout les jeunes, les convaincra qu’à moins qu’ils ne prennent en main leur futur et commencent à penser à ce qu’il en sera dans cinq, dix ou vingt ans, rien ne changera. Personne ne viendra réparer ce qui est cassé. La démocratie n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un instrument pour arriver à nos buts.

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