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Face à Trump, le Mexique garde son calme

Le candidat Donald Trump a ciblé les immigrés mexicains, promis de construire un mur à la frontière et de renégocier le traité de libre-échange. Désormais élu, ses intentions restent imprévisibles, mais Mexico tente de rester stoïque et déterminé.

Un mexicain lit un journal au lendemain de l'élection de Donald Trump, le 9 novembre 2016. | PEDRO PARDO / AFP
Un mexicain lit un journal au lendemain de l'élection de Donald Trump, le 9 novembre 2016. | PEDRO PARDO / AFP

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«Violeurs», «trafiquants», porteurs de «maladies contagieuses», les migrants Mexicains ont été une cible récurrrente et électoralement fort efficace pour le candidat Donald Trump, qui avait promis d'expulser les quelque onze millions de sans-papiers –en majorité Mexicains–, de construire un mur le long de l'immense frontière de 3.142 km qui sépare les deux pays (en obligeant le Mexique à le financer), de remettre en cause les accords de libre-échange, et d'instaurer 35% de droits de douane...

Propos de campagne racoleurs à prendre désormais au sérieux: Donald Trump a été élu et le Mexique va devoir faire avec. «The Donald» a certes déjà mis un peu d'eau dans son vin: il ne virerait plus «que» trois millions de clandestins et parle désormais de «morceaux de clôture» (près des deux tiers de la frontière mexicano-américaine est formée par le Rio Grande et l'autre partie est déjà en partie fermée par une barrière discontinue, dont la construction a débuté en 2006 avec Georges W. Bush). Néanmoins, les intentions réelles du président élu restent impossibles à prévoir et les deux nominations gouvernementales qu'il a annoncées cette semaine n'aideront pas Mexico à y voir plus clair: il vient ainsi de choisir comme chef de sa diplomatie le PDG du groupe pétrolier ExxonMobil, Rex Tillerson, proche de Vladimir Poutine, et de confier la Sécurité intérieure à John Kelly, un général à la retraite qui a dirigé entre 2012 et 2016 le centre de commandement de l’armée américaine en Amérique latine.

Ne pas céder à l'inquiétude

Pour Trump, ce dernier est «la bonne personne pour stopper l'immigration illégale et assurer la sécurité de nos frontières». Ce «dur», qui a déjà promis de rompre avec «l'approche politiquement correcte de la sécurité nationale», pourrait cependant –s'il est confirmé par le Sénat– n'être pas le pire des choix du point de vue mexicain. À en croire l'ONG American Voice, citée par Le Temps, son expérience, et notamment sa participation à la lutte contre la criminalité en Amérique centrale, permettrait d'espérer de sa part un regard un peu plus nuancé sur la question de l'immigration.

Le président mexicain Enrique Peña Nieto, qui avait été très critiqué dans son pays pour avoir reçu en août, même brièvement, le candidat Trump, a sobrement pris acte de son élection le 8 novembre dernier, se bornant à féliciter le peuple américain de «son civisme». Depuis, la volonté de ne pas céder à l'inquiétude est manifeste.

«Il est trop tôt pour un diagnostic définitif, explique Juan Manuel Gómez Robledo, l'ambassadeur du Mexique en France, lors d'un entretien accordé récemment à Slate.fr. Les semaines à venir sont cruciales et dans ce contexte, nous avons la certitude d'avoir de nombreux entretiens avec la future équipe américaine. Les deux présidents se sont déjà parlés depuis l'élection et sont convenus de se rencontrer avant la prise de fonctions de Donald Trump le 20 janvier prochain, comme c'est la tradition compte tenu de l'importance de la relation bilatérale».

L'intégration commerciale entre les deux pays en question

Premier sujet d'inquiétude: la remise en cause par le président républicain des liens commerciaux étroits développés par les deux voisins depuis l'entrée en vigueur en 1994 de l'Alena (traité de libre échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada). Il faut dire que le déficit commercial américain avec le Mexique tourne bon an mal an autour de 60 milliards de dollars depuis 2006, redescendant certes l'an dernier à 49,2 milliards (pour 583,6 milliards d'échanges). Donald Trump n'a d'autre part cessé pendant la campagne –et encore ces derniers jours sur twitter–  de dénoncer les délocalisations d'entreprises américaines de l'autre côté de la frontière, attirées par une main-d'oeuvre bon marché. En cause, les maquiladoras, usines d'assemblage entièrement dédiées au marché américain, mais aussi l'essor de la construction automobile mexicaine (quatrième exportatrice mondiale), de l'industrie agroalimentaire, de l'électroménager, de l'aéronautique ou de l'électronique. 

Des menaces d'autant plus inquiétantes que les États-Unis représentent encore près de 80% des exportations mexicaines.

«Cette intégration économique n'a que 22 ans mais elle est étroite et croissante. Les trois membres de l'Aléna l'ont voulu et les faits ont prouvé combien cette décision cruciale, stratégique et de grande portée, a été pertinente», rétorque Juan Manuel Gómez Robledo. Le commerce à l'intérieur de la zone Amérique du Nord a triplé en moins de 10 ans. Aujourd'hui, nos échanges  représentent un million de dollars par minute, soit plus d' 1,4 milliard par jour. Le PIB de la zone pèse 20 milliards de dollars par an; 100.000 personnes et 200.000 véhicules franchissent la frontière chaque jour à travers 50 points de passage». De plus, ajoute-t-il, «le regard de chacun des trois pays par rapport aux deux autres s'est fondamentalement  transformé. Les États-Unis reconnaissent aujourd'hui que les travailleurs migrants mexicains leur ont apporté une part de leur prospérité, et qu'ils ont des droits. Pour notre part, nous avons développé une forte convergence de vues avec eux, dans de nombreux domaines internationaux.»

Pas toujours cependant, puisqu'en 2002, le Mexique a voté à l'ONU contre l'intervention en Irak, aux côtés de la France. Il a d'autre part engagé, pendant la même période, une action devant la Cour internationale de justice contre Washington, l'accusant d'avoir violé la convention de Vienne en n'informant pas une cinquantaine de condamnés à mort mexicains de leur droit à l'assistance de leur consulat. Mexico a d'ailleurs obtenu une révision des procès. «Nous avons parfois des désaccords mais notre intégration commerciale reste profonde, argue l'ambassadeur. Nos coûts de production sont certes bien inférieurs mais ce n'est pas la seule raison de notre attractivité pour les entreprises américaines. La proximité compte aussi: de leur conception à leur commercialisation, les produits passent parfois huit fois la frontière. On ne peut pas changer par décret une réalité de terrain quotidienne comme celle-ci.»

Laurence Boone, chef économiste d’Axa Group, est du même avis: «Dans le détail, il sera difficile d’aller trop loin [dans la remise en cause de l'Alena, ndlr] car la chaîne de production des États-Unis est largement intégrée avec celle  du Mexique. Trop pénaliser ce pays reviendrait à sanctionner les entreprises américaines», déclarait-elle récemment au journal Investir. De son côté, Wilbur Ross, fraîchement nommé secrétaire au Commerce,  a récemment laissé entendre qu'il n'était plus question d'imposer des taxes d'importation  contre le Mexique –et de 45% contre la Chine–  assurant qu'il «n'y aura pas de guerre commerciale».

Le Mur, chiffon rouge de la campagne

La volonté répétée de construire un mur à la frontière pour bloquer les migrants a constitué le second angle d'attaque «anti mexicaine» du candidat Trump, avec un grand succès auprès de nombreux Américains.

«Ce mur est déjà en partie construit, constate l'ambassadeur. Ils peuvent le compléter mais ça ne servira à rien car ces dernières années, les flux migratoires se sont inversés: aujourd'hui, les Mexicains qui rentrent sont plus nombreux que ceux qui partent.» Cette inversion de tendance a récemment été mise en évidence par le Pew Research Center, qui a établi qu'entre 2009 et 2014, un million d'entre eux sont rentrés au Mexique avec leur famille, tandis qu'environ 870.000 avaient franchi la frontière en sens inverse. Après une hausse massive et continue depuis 1965, le nombre d'immigrés mexicains sur le sol américain a en effet commencé à décroître dès 2007, passant d'un pic de 12,8 millions à 11,7 millions en 2014. Un déclin lié en grande partie à la baisse du nombre de clandestins qui, selon Pew, est passé dans le même temps de près de 7 à environ 5,6 millions.  Soit à peine plus de la moitié des sans-papiers, dont le nombre total est resté à peu près stable, compte tenu de la hausse d'autres nationalités, dont  celles d'Amérique centrale et d'Asie.

Ce repli a démarré en 2007, première année de la grande crise financière aux États-Unis, et il est clair que la dégradation de l'économie en est la première cause. Mais d'autres raisons sont aussi invoquées, telles la réunification des familles, ou le durcissement de la politique migratoire américaine. L'ambassadeur rappelle aussi que, «durant les deux mandats d'Obama, 3 millions de Mexicains sans papiers ont été déportés».

Quant à la menace brandie par Trump de forcer Mexico à payer le mur en bloquant les envois de fonds des émigrés à leurs familles (les «remesas», qui ont atteint près de 25 milliards de dollars en 2015 selon la Banque du Mexique), «je ne vois pas comment ce serait possible, estime Juan Manuel Gómez Robledo. Depuis que la banque Wells Fargo a accepté d'ouvrir un compte à tout immigré pouvant lui fournir un document d'identité délivré par son consulat, nous avons créé une pièce consulaire et les gens virent les fonds depuis leur compte».

Mexico défend ses ressortissants immigrés

Malgré tout, après avoir dû enterrer l'espoir de la grande réforme de l'immigration promise par Obama, le gouvernement mexicain s'attend désormais à des temps difficiles pour ses ressortissants vivant de l'autre côté de la frontière, et met tout en oeuvre pour défendre leurs droits. «Nous avons aux États-Unis le plus vaste réseau de consulats qu'un pays puisse avoir dans un autre», souligne M. Gomez Robledo. Soit cinquante consulats, dont huit en Californie et six au Texas, parfois mobiles pour apporter leur aide aux journaliers qui ne peuvent pas aller en ville, fournir de l'assistance juridique à ceux qui sont en prison, rapatrier les corps de ceux qui décèdent, etc. Depuis l'élection de Trump, Mexico a encore intensifié son aide consulaire avec une batterie de mesures d'information et d'accompagnement pour parer à une éventuelle hostilité croissante à leur égard. Les fêtes de Noël devraient constituer un test de l'état d'esprit général en cas, par exemple, de retours au pays beaucoup moins nombreux (par crainte de ne pas pouvoir repartir aux Etats-Unis) ou si, au contraire, nombre de ceux qui sont rentrés pour les vacances préfèrent rester au Mexique au vu de la dégradation de leurs conditions de vie côté américain.

«Si j'étais mexicain, je m'inquièterais», avoue Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l'IRIS qui évoque notamment la possibilité d'une taxe sur les virements bancaires des remesas. De son côté, Sylvain Bellefontaine, spécialiste de la zone chez BNP Paribas, reconnaît que l'élection de Trump a déjà fait du tort au Mexique. Il souligne que, depuis le 8 novembre, le peso s'est déprécié de 11% et que l'incertitude actuelle rend les investisseurs étrangers frileux. Mais il ne croit guère au démantèlement de l'Alena, qui nécessiterait le vote de la droite républicaine au Congrès. «Or, cette droite reste probusiness et libre échangiste».

Des liens étroits

Au-delà même de l'intégration économique des deux pays, et malgré les différences culturelles et des relations historiquement difficiles, les liens entre les deux pays sont si étroits qu'une crise grave entre les deux voisins semble improbable. Les Hispaniques forment aujourd'hui la première minorité américaine (près de 20% de la population), dont la majorité –quelque 35 millions– sont d'origine mexicaine. Il ne faut pas oublier que, jusqu'en 1848, l'essentiel de la Californie et de l'Utah, ainsi qu'une partie de l'Arizona, du Wyoming et du Nouveau Mexique étaient des territoires mexicains.  

 «Deux millions d'Américains habitent au Mexique, et 60% de nos 35 millions de touristes viennent des Etats-Unis », rappelle l'ambassadeur, évoquant par ailleurs les nombreux immigrés mexicains qui se sont engagés dans la guerre en Irak. En échange, parfois, de papiers (pour eux ou pour leur famille s'ils mouraient au front), d'une carrrière militaire ou d'un accès aux études... «Je pense, conclut-il, que l'élection de Donald Trump traduit surtout la peur du déclin par rapport à la montée en puissance de la Chine. Ni l'Europe, ni le Mexique, ni la Russie ne font peur aux Américains. En revanche, les milliers d'étudiants chinois qu'ils voient débarquer pour se former les inquiètent. Mais il est plus facile de cibler les Mexicains».

Quoi qu'il en soit, et malgé la volonté de sauvegarder la relation, cette élection repoussoir ne peut qu'inciter le Mexique à réduire sa dépendance vis-à-vis de son voisin du Nord. Il est certes déjà lié à quelque quarante-six pays par des accords de libre échange et négocie actuellement la modernisation de celui passé avec l'Union européenne; ses multinationales investissent massivement en Amérique latine; il se tourne aussi vers l'Asie, notamment via l'Alliance du Pacifique, zone de libre échange qu'il a récemment créée avec le Pérou, le Chili et la Colombie. Il a d'autre part amorcé ces dernières années son retour sur la scène onusienne via, par exemple, sa décision de participer à des opérations de maintien de la paix, ou sa nouvelle candidature en 2020 au conseil de sécurité (où il a déjà siégé en 2002 et 2009). Mais il va devoir accélérer la manœuvre et surtout, dans un contexte de crise économique, convaincre les investisseurs que son marché de 130 millions d'habitants est attractif pour lui-même, et pas seulement comme porte d'entrée des États-Unis.

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