Société

L’incroyable histoire de la lettre de Samantha Smith à Iouri Andropov

Ce mois-ci, Barack Obama recevait un petit garçon de 6 ans à la Maison-Blanche pour parler de sa requête d’adoption d’un réfugié syrien. Dans les années 1980, une autre lettre d’enfant apaisait les relations américano-soviétiques.

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Fin novembre, le Washington Post relayait l’une des ultimes vidéos attendrissantes de l’ère Obama. Le futur ex-locataire de la Maison Blanche recevait Alex Myteberi, un petit Américain d’origine kosovare âgé de six ans. En août, le gamin de Scarsdale, New York, réagissait aux images d’un jeune enfant syrien, sorti couvert de sang des débris d’un immeuble d’Alep. Touché, il demandait dans une lettre au président «d’aller chercher [le petit garçon] et de l’amener chez lui» avant d’ajouter «nous lui donnerons une famille, et il sera notre frère».

Obama est touché et lit certains passages du texte à un sommet des Nations Unies sur la question des réfugiés. Dans la foulée, il décide d’inviter l’adorable bambin dans le bureau ovale. Comme à son habitude, Barack Obama est charmant, il complimente le petit Alex sur son nouveau costume et lui dit être très fier de lui. La vidéo, montée par le service de presse de la Maison Blanche est toute aussi douce.


Mais on peut douter que cette attendrissante propagande très américaine ait une quelconque influence sur la complexe crise des réfugiés en Europe. Fut une autre époque pourtant, au coeur du XXe siècle divisé en blocs, une autre lettre, parmi les millions envoyées par des enfants aux leaders de ce monde, eut un impact sur les relations américano-soviétiques.

«Cher M. Andropov…»

Fin novembre 1982, les rapports entre le Kremlin et la Maison Blanche sont tendus. Ronald Reagan, élu en 1980, met fin à la détente, impulsée par son prédécesseur démocrate Jimmy Carter. Au mois de juin, dans un discours prononcé à Londres, il assure que la «marche en avant de la liberté et de la démocratie laisserait le marxisme-léninisme sur le tas de cendre de l'histoire.»

Moins de six mois plus tard, Iouri Andropov succède à Leonid Brejnev à la tête de l’URSS. Connu pour avoir été l’homme de Moscou lors de la répression de la révolution hongroise en 1956, ainsi que celui ayant ordonné l’exil d’opposants tels Alexandre Soljenitsyne, Andropov est craint par la presse américaine.

Numéro du Time du 22 novembre 1982

Le 22 novembre 1982, un numéro de TIME sur le leader soviétique tombe dans les mains de Samantha Smith. Âgée de 10 ans, la petite fille vit avec ses parents dans le village de Manchester, dans le Maine, au nord-est des États-Unis. Angoissée par le menace nucléaire, elle demande à sa mère: «Si tout le monde a si peur de lui [Andropov], pourquoi on ne lui écrit pas une lettre pour savoir s’il va déclencher une guerre?» Jane Smith soumet à sa fille l’idée de poster directement cette question à laquelle une grande partie du pays réfléchit. Samantha rédige ainsi le texte suivant.

«Cher M. Andropov,

Je m’appelle Samantha Smith. J’ai dix ans. Félicitations pour votre nouvelle fonction. Je m'inquiète depuis quelques temps d'une guerre entre la Russie et les États-Unis. Allez-vous voter pour faire la guerre ou non ? Si ce n'est pas le cas, dites moi s'il vous plait comment vous comptez éviter la guerre. Vous n'avez pas à répondre à cette question, mais j'aimerais savoir pourquoi vous voulez conquérir le monde ou du moins notre pays. Dieu a créé le monde pour que nous y vivions ensemble, en paix, pas pour que l'on se batte.

Cordialement,

Samantha Smith»

Pendant des mois, pas de réponse. Puis le 11 avril 1983, la Pravda, le journal officiel du parti communiste, publie des extraits du courrier de Samantha, anglant sur la propagande antisoviétique subie par les enfants américains. Toujours sans retour, Samantha relance Andropov, via l’ambassadeur soviétique aux États-Unis. Une semaine plus tard, le téléphone des Smith sonne: l’ambassade assure que la réponse est imminente. Pour la famille de Samantha, il ne peut s’agir que d’une blague. Puis la lettre arrive le 26 avril.

«Chère Samantha,

J’ai bien reçu ta lettre, qui ressemble à tant d’autres m’étant parvenues de ton pays et d’autres pays à travers le monde.

Il me semble –à en juger par ta lettre– que tu es une fille courageuse et honnête, semblable à Becky, l’amie de Tom Sawyer dans le célèbre livre de ton compatriote Mark Twain. Ce livre est connu et apprécié aussi dans notre pays par tous les petits garçons et toutes les petites filles.
Tu écris que tu es inquiète de l’éventualité d’une guerre nucléaire entre nos deux pays. Et tu demandes si nous allons faire quelque chose pour que la guerre n’éclate pas.

Ta question est la plus importante parmi celles que tout homme sensé peut poser. Je vais te répondre avec sérieux et honnêteté.

Oui, Samantha, nous en Union soviétique tâchons de tout faire pour qu’il n’y ait pas de guerre sur Terre. C’est ce que veut tout Soviétique. C’est ce que le grand fondateur de notre État, Vladimir Lénine, nous a enseigné.

Les Soviétiques savent à quel point la guerre est une chose terrible. Il y a quarante-deux ans, l’Allemagne nazie, qui visait à la suprématie mondiale, a attaqué notre pays, brûlé et détruit plusieurs milliers de nos villes et villages, tué des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Dans cette guerre, qui se termina par notre victoire, nous étions alliés avec les États-Unis: ensemble nous avons lutté pour la libération de nombreux peuples face aux envahisseurs nazis. J’espère que tu sais tout cela grâce à tes cours d’histoire à l’école. Et aujourd’hui nous voulons ardemment vivre en paix, commercer et coopérer avec tous nos voisins sur cette planète, qu’ils soient proches ou éloignés. Y compris bien entendu avec un aussi grand pays que les États-Unis d’Amérique.

En Amérique et dans notre pays il y a des armes nucléaires – de terribles armes pouvant tuer des millions de gens en un instant. Mais nous ne voulons jamais avoir à les utiliser. C’est précisément la raison pour laquelle l’Union soviétique a solennellement déclaré à travers le monde entier que jamais –jamais– elle n’utiliserait ses armes nucléaires en premier contre aucun pays. De manière générale nous proposons de mettre un terme à leur production et de procéder à la suppression de tous les stocks existants.

Pourquoi voulez-vous faire la guerre au monde entier ou au moins aux États-Unis? Nous ne voulons rien de ce genre

I Andropov

Il me semble que cela suffit à répondre à ta deuxième question: "Pourquoi voulez-vous faire la guerre au monde entier ou au moins aux États-Unis?" Nous ne voulons rien de ce genre. Personne dans ce pays – ni les ouvriers et les paysans, ni les écrivains et les médecins, ni les adultes et les enfants, ni les membres du gouvernement – ne veut d’une guerre, grande ou petite.

Nous voulons la paix – et nous avons d’autres occupations : faire pousser du blé, construire et inventer, écrire des livres et s’envoler dans l’espace. Nous voulons la paix pour nous-mêmes et pour tous les peuples de cette planète. Pour nos enfants et pour toi, Samantha.

Je t’invite, si tes parents sont d’accord, à venir dans notre pays, l’été étant la meilleure saison. Tu découvriras notre pays, tu rencontreras des jeunes gens de ton âge en visitant un camp international pour enfants –Artek– au bord de la mer. Et tu le constateras par toi-même: en Union soviétique, chacun est pour la paix et l’amitié entre les peuples.

 

Merci pour ta lettre. Je te souhaite le meilleur dans la vie.

 

I. Andropov»

 

La plus jeune ambassadrice de la paix

Pendant des jours, la pelouse du domicile des Smith est annexée par des hordes de journalistes. Samantha devient une sensation médiatique. Aux États-Unis, certaines voix s’élèvent, craignant que l’innocente enfant ne devienne un objet de propagande soviétique.

Qu’importe, le 7 juillet 1983, les Smith s’envolent pour Moscou. La gamine du Maine est reçue comme une star. Dans une conférence de presse, elle avoue ne pas voir de grandes différences entre les Américains et les Soviétiques. Elle séjourne dans la capitale mais aussi à Saint-Pétersbourg –alors Leningrad– puis dans le camp de pionniers d’Artek, sur les bords de la mer noire. La version officielle raconte que Samantha refuse l’hébergement prévu par le Parti, préférant partager un dortoir avec neuf petites soviétiques. Une rencontre avec une jeune fille anglophone, de trois ans son aîné «mais de même taille» est arrangée. Seul bémol, Iouri Andropov n’est pas disponible. On le dit «très occupé», alors que le secrétaire du parti communiste est en réalité très malade, souffrant d’insuffisance rénale, de diabète et placé sous hémodialyse depuis l’hiver. Pour compenser, les deux correspondants s’entretiennent quinze minutes au téléphone. Rien ne ressortira du dialogue si ce n’est les propos déjà tenu par Andropov dans sa lettre. Samantha est convaincue: les Russes ne veulent pas la guerre.

 


Après deux semaines au pays des soviets, Samantha est accueillie dans le Maine par trois-cent-cinquante personnes, des tapis rouges, des tonnes de roses et rentre chez elle en limousine, les valises pleines de cadeaux. À peine reposée, elle reprend le tour des plateaux télévisés et notamment celui du célèbre Johnny Carson sur NBC. Elle y raconte comme l’aéroport de Moscou ressemble à un aéroport américain, loue la splendeur du métro moscovite ainsi que le goût du «poulet Kiev», juge les femmes russes plus jolies que les Américaines et prononce quelques mots dans la langue de Tolstoï. Le présentateur émet l’hypothèse selon laquelle «on ne lui à montré que les belles choses». La gamine semble un peu gênée et ne sait pas trop quoi répondre. Mais sa carrière de «diplomate» ne s’arrête pas là pour autant.

La diplomatie par les grands-mères

Au mois de décembre, la plus jeune ambassadrice américaine est invitée au Japon, où elle rencontre le premier ministre Yasuhira Nakasone. Dans un discours prononcé à Kobe, elle révèle son grand projet pour la paix, inspiré de sa propre expérience:

«J’appelle ça l’International Granddaughter Exchange. […] Les leaders politiques de nations à travers le monde enverraient leurs grand mères […] dans une nation qui leur est opposée. Les grand-mères de leaders soviétiques passeraient deux semaines en Amérique. Les grand-mères des leaders américains passeraient deux semaines en Union Soviétique.»

Le concept: un leader politique n’oserait jamais bombarder un pays visité par sa grand-mère.

Une aussi adorable enfant ne pouvait bien sûr pas échapper aux griffes des studios télé américains bien longtemps. En 1984, alors que Reagan brigue un deuxième mandat, elle devient envoyée spéciale pour Disney Channel dans Samantha Smith Goes to Washington DC. La jeune présentatrice y interviewe plusieurs candidats à la Maison Blanche, parmi lesquels l’ancien militant des droits civiques Jesse Jackson. À l’aise, charmante et compétente, elle enchaine en tournant dans un épisode de la sitcom Charles s’en charge avant d’être engagée comme l’une des stars de la série Lime Street.


Quatre épisodes seulement sont tournés lorsqu’un petit avion s’écrase le 25 août 1985 à une cinquantaine de kilomètres au nord de Portland. L’accident fait huit victimes dont Samantha Smith et son père. La jeune ambassadrice de la paix est pleurée aux États-Unis, mais également en Union Soviétique. Ses funérailles à Augusta réunissent plus de mille personnes dont Vladimir Kulagin, l’ambassadeur soviétique. Bénéficiant d’une autorisation exceptionnelle signée par le State Department, le diplomate lit un message rédigé par Mikhaïl Gorbatchev, successeur d’Andropov suite à son décès en février 1984.

«Chaque personne en Union Soviétique ayant connu Samantha Smith se rappellera pour toujours de l’image de cette petite Américaine qui, comme des millions de jeunes soviétiques, a rêvé de paix et d’amitié entre les peuples des États-Unis et de l’Union Soviétique.»

Plus tard, un timbre postal en hommage à la petite fille est mis en circulation. Alors qu’une statue est érigée à Augusta, une rue d’Artek, un diamant, une montagne et un astéroïde entre autres prennent le nom de Samantha sous l’impulsion soviétique.

Une opération de propagande loupée

Si le voyage de Samantha Smith a réchauffé les relations américano-soviétiques le temps d’un été, les tensions reprennent dès l’automne 83. Moscou croit alors que deux missiles ont été lancés depuis des bases américaines. Un officier zélé assure qu’il s’agit d’une fausse alerte, évitant de peu un conflit nucléaire. Selon l’historien Andreï Kosovoï, toute l’aventure de Samantha Smith peut se présenter comme une «banale opération de propagande soviétique qui a échoué».

Dans un texte publié par la revue Vingtième Siècle en 2007, l’académicien explique que «l’opération Samantha Smith» visait en premier lieu à «rassurer les États-Unis sur la bonne volonté soviétique». En 1981, Andropov, craignant une attaque nucléaire américaine, ordonnait une vaste opération d’espionnage chargée de vérifier la plausibilité d’une telle agression. Répondre à la lettre de Samantha et l’inviter en URSS deux ans plus tard aurait pu la transformer en «un agent potentiel qui, une fois aux États-Unis, militera[it] contre le réarmement américain». Kosovoï qualifie également l’épisode de «contre-propagande» cherchant à réprouver l’idée selon laquelle l’URSS aurait «perdu l’adhésion de sa jeunesse». Il cite un témoignage révélant le conditionnement des gamins d’Artek, visant à cacher «le visage d’une jeunesse obsédée par la consommation d’artefacts d’outre-Atlantique» et défendre «la politique étrangère nationale contre celle du gouvernement Reagan». Moscou achèvera sa récupération de l’identité de Samantha Smith après sa mort, en envoyant sa propre version de l’enfant en 1986, en la personne de la petite Katia Lytcheva. Reçue par Reagan, elle n’est pour l’historien «qu’une pâle copie de l’original» et «sombre dans l’oubli encore plus rapidement que son aînée».

Moins de trois mois après le décès de sa fille, Jane Smith lance la Samantha Smith Foundation. L’été suivant, elle retourne à Moscou ainsi qu’au bord de la mer noire avec vingt camarades de classe de Samantha. Impensable lors de l’épisode de la lettre, la fondation invite un groupe de jeunes soviétiques dans un camp de vacances du Maine dès 1987. Les parents du coin retirent leurs propres enfants du camp et la police doit patrouiller pendant les deux semaines de séjour. L’année d’après, les relations se normalisent et Américains et Soviétiques se mélangent, dans le Maine et en Crimée. Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’écroule, signant la fin officieuse de la guerre froide. Jamais aurait-on alors imaginer qu’à la même date, en 2016, un candidat américain ouvertement pro-russe serait élu à la Maison Blanche. À voir si Donald Trump utilisera lui aussi des enfants à des fins politiques.

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