Boire & manger

Caol Ila, le whisky d’Islay que vous buvez le plus souvent sans le savoir

Ce single malt discret est l’un de ceux dont les maîtres assembleurs se passent le secret depuis des décennies et des décennies. Et l’un des plus consommés à l’insu des amateurs de whisky. Voici pourquoi.

Depuis les chais de Caol Ila,la vue sur les Paps, les collines de l'île de Jura. (Crédit: ChL)
Depuis les chais de Caol Ila,la vue sur les Paps, les collines de l'île de Jura. (Crédit: ChL)

Temps de lecture: 4 minutes

Ce secret, les maîtres assembleurs l’avaient percé depuis longtemps; simplement, ils ne le divulguaient pasSi la réincarnation s’offrait en hypothèse post-mortem, il faudrait pouvoir renaître sous la forme d’un alambic à Caol Ila. Sifflant, ronflant, rugissant avant de s’apaiser dans de fiévreux tremblements, adossé à la falaise vers la pointe nord de l’île d’Islay, face à l’un des plus beaux panoramas d’Ecosse.

L’architecte avait bien décelé les battements de cœur sous le cuivre, et compris que les alambics sont des êtres vivants et expressifs –au moins autant que les académiciens qui les ont claquemurés contre toute évidence dans le dictionnaire des noms communs. Quand la vieille distillerie fut rasée, en 1972, pour être remontée en un double plus plus performant, il aligna les grands pot stills (1) en forme de poire derrière une vaste verrière, d’où ils pourraient contempler au-delà du Sound of Islay (2), cette langue de vagues furibardes qui donne son nom à la distillerie, Jura qui se détache, île voisine tentatrice et mystérieuse où George Orwell se retrancha pour écrire 1984.

Pour grimper au nord de l’île depuis le point cardinal opposé, la virée peut vite tourner à l’expédition. Surtout si le chauffeur de taxi, un vieux militaire à la retraite lâché comme un missile sol-sol sur l’asphalte ondulée, entend éviter Bowmore quitte à rouler en spirale. «C’est le bordel, Bowmore, la grande ville, avec les embouteillages, les feux tricolores», marmonne-t-il propulsé à Mach 2. Bowmore, bled de 860 habitants au dernier recensement, pour vous situer l’échelle.

Ce secret, les maîtres assembleurs l’avaient percé depuis longtemps; simplement, ils ne le divulguaient pas

Une distillerie invisible sur l'île

Sûr qu’en construisant sa distillerie sur le rivage d’un creux de falaise, en 1846, Hector Henderson s’est dit qu’il n’allait pas être emmerdé par les voisins. Invisible depuis les hauteurs, Caol Ila (prononcez Cool Ila ou Côlila avec un i à la française, et jamais avec le son «aï») s’est soumise à sa géographie. Cachée. Inconnue. Aussi effacée que son whisky, utilisé exclusivement pour produire des blends.

Ce secret, les maîtres assembleurs l’avaient percé depuis longtemps; simplement, ils ne le divulguaient pas. Il n’est qu’à consulter les documents où ils classaient encore naguère les distillats par régions et en fonction de leur qualité: partout Caol Ila trouve sa place parmi les «cracks», «class A» ou «first class», quelle que soit la terminologie, là où –n’en déplaise à certains– Bowmore et Port Ellen sont relégués en fond de cale.

C’est, aujourd’hui encore, le single malt tourbé qui assaisonne les blends de Diageo, sa maison mère, à commencer par les différents labels de Johnnie Walker. Compass Box en raffole et l’intègre à la majeure partie de ses créations. Et si un tourbé d’Islay ne veut pas dire son nom chez les négociants et blenders indépendants, c’est souvent Caol Ila qui joue le malt mystère. En raison de sa qualité, de sa constance… et de sa disponibilité. La plus grande distillerie d’Islay peut en effet produire jusqu’à 6,5 millions de litres d’alcool pur par an (deux fois plus que Laphroaig, deuxième en taille sur l’île.  

Un single malt capable de muter selon les besoins

S’il vous arrive de boire des blends, il y a fort à parier que vous siffliez en même temps du Caol Ila. Pas forcément sous sa forme tourbée, d’ailleurs. Car ce malt discret est l’un des rares en Écosse à muter à la demande. Quand Diageo a besoin d’un surcroît de malt non tourbé pour ses assemblages, la distillerie d’Islay se met à cracher un whisky des Highlands marqué par la céréale et la noisette (malty nutty, disent les blenders), élaboré avec l’orge expédiée de Glen Ord. Depuis 2006, cette curiosité fait d’ailleurs l’objet d’embouteillages en séries limitées.

La gamme, elle, est née en 2002, autrement dit hier, quand Caol Ila sort officiellement de l’ombre. On y trouve un 12 ans frais, floral, idéal pour s’initier aux whiskies tourbés sans mâcher un cendrier. Un 18 ans sophistiqué au fruité exotique laqué de chocolat blanc caramélisé, mentholé, où la fumée vient s’appuyer (même distillat, même maturation que le 12 ans avec six années de plus, si vous souhaitez comparer). Un NAS (3) un peu timide, Moch. Un Distillers Edition affiné en fûts de Moscatel, qui ajoutent en richesse, en fruité (et en sucrosité). Et le lot des éditions limitées. En France, appétit pour les tourbés aidant, cela a suffi à loger Caol Ila dans le top 20 des single malts les plus vendus (à la 16e place, loin devant un poids lourd comme Macallan, 37e).

Ce single malt tout en finesse, au tourbé frais et minéral, partage avec son frangin Lagavulin, plus fougueux, plus puissant et fruité,
les mêmes spécifications au poil près. Mais il
ne lui ressemble
en rien

 

À présent asseyez-vous. Et apprenez que ce single malt tout en finesse, au tourbé frais et minéral, partage avec son frangin du sud Lagavulin, plus fougueux, plus puissant et fruité, les mêmes spécifications au poil près.

«L’orge des deux distilleries vient essentiellement de la même malterie, Port Ellen, elle est tourbée au même niveau, 35 à 38 ppm (4). Les levures sont les mêmes, les temps de fermentation à peu près identiques, les moûts ont le même niveau de phénols (4). Pourtant, Lagavulin semble beaucoup plus tourbé», tease Georgie Crawford, la jeune directrice de Laga.

Explication? En ces temps de post-vérité assumée, j’aimerais broder sur l’empreinte du terroir, l’exposition des chais, le baiser iodé du vent qui d’une côte à l’autre caresse avec des ardeurs bipolaires les fûts de Lagavulin et de Caol Ila. Mais un peu de fact-checking alcoolisé vous mettrait rapidement sur la voie: hormis les stocks de Kilchoman et de Bruichladdich, l’immense majorité des whiskies d’Islay vieillissent au centre de l’Écosse, acheminés par pipelines et tankers (et non par des escadrilles d’anges battant des ailes en jouant de la lyre), et rangés à l’abris du cri des mouettes et des embruns salins.

Un petit cours de chimie, vite fait?

Plus prosaïquement, tout est affaire de chimie. Les alambics de Lagavulin sont chargés ras la gueule, à 90%, fait assez rare pour être souligné, quand ceux de Caol Ila, plus grands, sont remplis à 40%, 50 maximum, provoquant davantage de reflux et de contact avec le cuivre purificateur. D’où son distillat plus herbacé, plus clean. Elle coupe en outre ses queues de distillation plus tôt et récupère ainsi moins de phénols, puisque ces derniers arrivent plutôt en fin de peloton. D’où un whisky moins tourbé. CQFD.

Franchement, quand les faits font aussi peu d’efforts pour charrier du romanesque, on ne devrait pas les laisser se mettre en travers d’un article. Mais bon… Au fond du verre on distingue plus souvent le rêve que la vérité, et cela devrait suffire.

1 — Alambics à repasse, gros oignons de cuivre. Retourner à l'article

2 — Caol Ila signifie «détroit d’Islay» en gaélique, Sound of Islay en anglais, le bras de mer qui se faufile entre les îles de Jura et Islay Retourner à l'article

3 — No Age Statement, whisky sans compte d’âge Retourner à l'article

4 — Les ppm mesurent en parties par million les phénols, composés chimiques responsables des arômes fûmés, tourbés Retourner à l'article

cover
-
/
cover

Liste de lecture