France / Société

Cher François Fillon, l'histoire de France ne sera jamais «incontestable»

Lors du dernier débat avant le second tour, le vainqueur de la primaire de droite a vanté des programmes qui seraient écrits par des «historiens incontestables», alors que l'histoire doit plutôt être l'œuvre contestée d'incontestables historiens.

La prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, vue par le peintre Jean Duplessis-Bertaux.
La prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, vue par le peintre Jean Duplessis-Bertaux.

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Jeudi dernier, lors de l'ultime débat télévisé de la primaire à droite, François Fillon a évoqué les «idéologues» qui ont osé enlever Clovis, Jeanne d’Arc, Rousseau et Voltaire des programmes. Ah, les idéologues! Ça faisait longtemps.

Passons aimablement sur le fait que NON, Clovis, Jeanne d’Arc, Rousseau et Voltaire, pas plus que Vercingétorix, De Gaulle ou la main de ma sœur dans la culotte du Zouave du pont de l’Alma, n’ont disparu des programmes scolaires; après tout, Donald Trump s’est fait élire en racontant n’importe quoi, pas la peine de faire dans la demi-mesure. Reconnaissons-le tout de même, il faut, pour les trouver, se plonger dans les confins du darknet.

Mais cette histoire d’idéologie finit tout de même par être fatiguante. D’autant que François Fillon oppose les «idéologues» qui auraient écrit les programmes à ceux qui, selon lui, devraient les écrire, «des académiciens, des historiens, des gens absolument incontestables».

L'université est un éternel lieu de contradictions

On trouve quelques historiens et philosophes sous la coupole, mais est-on vraiment certains qui si l’on confiait la réécriture des manuels scolaires à Hélène Carrère d’Encausse, Alain Finkielkraut, Xavier Darcos et Pierre Nora, ces ouvrages seraient parfaitement détachés de toute idéologie? Mais si, bien sûr, ils seraient parfaitement objectifs: car, il est un fait établi que les idéologues sont de gauche. À droite, on est objectif et pragmatique.

Pour ce qui concerne les historiens, «des gens incontestables» selon François Fillon, il fait également fausse route. L’université est, depuis toujours, un lieu de débats, de disputes, de contradictions, et les affrontements peuvent y être très rudes. Il suffit de prendre le cas de Robespierre et les nombreux débats qu’il suscite encore pour se rendre compte que l’idée même d’une histoire qui serait incontestable est… extrêmement contestable!

En septembre de cette année, François Fillon avait déjà lancé une charge sur les idéologues, évoqué également son désir de voir les programmes réécrits par des académiciens et effectué une sortie remarquée sur la colonisation. Devant les journalistes, il se défendait d’être un révisionniste.

Or, tout bon historien est révisionniste, c’est même là l’essence de son métier: reprendre les documents, les examiner parfois à l’aune de nouveaux documents pouvant les éclairer différemment ou permettant de mieux les comprendre, les recontextualiser, faire des choix. Voilà pourquoi l’histoire ne cesse de se faire et pourquoi elle n’est pas une matière figée. Voilà pourquoi il y a encore des historiens!

Marquer d’infamie le mot «révisionniste», voilà la marque la plus tangible qu’auront laissé Robert Faurisson et ses affidés, qui sont des négationnistes. En se donnant le nom de «révisionnistes», ils ont tenté d’accréditer l’idée qu’ils faisaient un vrai travail d’historien. Certes, regarder un fait historique par un bout de la lorgnette, souvent avec des idées préconçues, est le point de départ de tout travail historique; encore faut-il ne pas écarter d’un revers de main tout ce qui serait susceptible de faire voler en éclat ces idées préconçues, et il est bien rare que l’on aboutisse aux conclusions exactes que l’on envisageait en débutant son travail. A la condition d’être honnête intellectuellement. Quant à être objectif, qui peut seulement prétendre l’être?

Expliquer, ce n'est pas excuser, et c'est déjà beaucoup

Allons plus loin, avec un exemple précis. La France compte de très nombreux spécialistes de la Révolution française, un phénomène complexe, foisonnant, que nous peinons souvent à comprendre avec nos yeux du XXIe siècle. Fut-elle violente? Assurément. Mais elle renverse un ordre établi tout aussi violent et, très rapidement, elle se voit confrontée à une coalition qui n’entend rien moins que la mettre à terre et restaurer la monarchie absolue. Durant quelques années, la Révolution, la Convention, le Directoire, luttent pour leur vie, contre les adversaires de l’étranger mais aussi ceux de l’intérieur.

Oui, les têtes tombent. Mais elles tombaient déjà sous l’Ancien régime. Et dans le domaine des imprécations, les révolutionnaires ne sont pas les seuls. On connaît peut-être les terribles massacres de Septembre qui ensanglantèrent Paris en 1792. Se souvient-on que le duc de Brunswick avait promis de raser Paris et d’en passer toute la population au fil de l’épée si l’on touchait au roi et à la reine? Ignore-t-on qu’à l’été 1792, des troubles éclatent dans l’Ouest de la France contre la conscription, et que la République est menacée de l’intérieur?

Le climat est violent et la Révolution l’est aussi, tout simplement. Dire cela, est-ce justifier les massacres? Non. Car n’en déplaise à Manuel Valls, expliquer, ce n’est pas un peu excuser. C’est expliquer, et c’est déjà beaucoup.

À lire le récit que peuvent faire de la Révolution des historiens aussi réputés que François Furet, Jean-Paul Bertaud, Mona Ozouf, Jean-Clément Martin, ou bien Albert Mathiez et Albert Soboul, on peut être pris de vertiges. Les faits sont pourtant les mêmes. La Bastille tombe toujours le même jour, Robespierre est toujours renversé en Thermidor et Bonaparte prend toujours le pouvoir en Brumaire. Et à part cela? De nombreux points communs, bien sûr, mais également de nombreuses divergences d’interprétation.

Et pourtant, ces historiens sont tenus pour sérieux, même par ceux qui contestent leurs thèses. Ils sont d’incontestables historiens parce qu’ils travaillent en historiens: ils vont aux sources, ils trient avec application, honnêteté intellectuelle, et tentent de démêler l’écheveau d’une réalité historique bien souvent complexe et, surtout, qui peut et doit être interprétée.

Car pour revenir ici sur un autre grand classique du discours politique prêt à penser: non, les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes. Les faits ne prennent sens que contextualisés, interprétés, comparés, expliqués. S’ils existent bien par eux-mêmes, leur sens, leur symbolique, leur signification ne peut venir que de l’œil extérieur.

L’affaire Thermidor

Jamais sans doute l’histoire n’a été si fortement débattue en politique en France qu’en janvier 1891, à l’Assemblée nationale. Une pièce de théâtre de Victorien Sardou, Thermidor, fait alors polémique. L’auteur y défend Danton pour mieux accabler la Convention et Robespierre. La pièce est interdite. Scandale. La matière est explosive: la IIIe République n’a que vingt ans et les monarchistes y sont encore nombreux. Montant à la tribune pour prendre la parole sur ce sujet, Georges Clemenceau prend la parole et moque ceux de ses adversaires qui entendent, dans la Révolution, dire «J’accepte ceci et je rejette cela». Dans un brouhaha indescriptible, il prononce ces paroles célèbres:

«Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou non, la Révolution est un bloc. Un bloc dont on ne peut rien distraire, parce que la vérité historique ne le permet pas!»

On ne saurait mieux dire de l’histoire en général et de celle de France en particulier. Il n’y a rien à en retrancher. Il faut accepter le baptême de Clovis et la Fête de la fédération, comme le disait Marc Bloch dans L'Étrange Défaite, dans un des textes les plus admirables jamais écrit sur ce que c’est d’être Français. Il faut accepter Turenne et Hoche, l’esclavage et la chanson sur la liberté des nègres, Bazaine et Chanzy, Waldeck-Rousseau et Thiers, De Gaulle et Pétain, Voltaire et Antoine de Rivarol, la Guerre d’Algérie et la Grande guerre, les Justes et la rafle du Vél d’Hiv. L’histoire est un bloc. Il ne saurait y avoir qu’une seule mauvaise manière de l’écrire: en ne mettant en avant que ce qui nous intéresse ou nous sert et en écartant ce qui nous fait honte ou nous dérange. Bref, en se montrant négationniste, et pas révisionniste.

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