Égalités

Les cinq exemples qui montrent notre tolérance envers les injures sexistes

Qu'ils émanent de chanteurs, de prédicateurs, de docteurs ou de passants, ils sont encore difficilement appréhendés par notre droit, même si des progrès ont été réalisés.

Anti-Sexist Stickers Defaced #3 / <a href="https://www.flickr.com/photos/jonathanmcintosh/3299623525/in/photolist-62zr7M-bsFd5U-4BHXtj-74yfvi-4hCqUK-bVw3UA-22SvxA-2L1rP-KViLc-5NgdmL-bsCH5g-5mRN75-4vFRrv-Ktx4V-fggsKb-57tNDY-gTkXE7-E8hjGW-8Q5scw-gGHbkb-5u73Mv-6PfBc1-dH2e4Q-4yyFyh-4E27HS-7CdHjx-56PVoc-gBdtEk-9SofQk-qtexn8-8XGtaw-mnyrao-91cQdM-iFiov3-nKcRBA-qbdnJB-dsHY1P-7RumUx-5qFRjB-hN1djZ-9WJpRk-4bRvBu-hxMwFE-hb1Hyj-a6xJWR-a7vVnj-qorSqB-pRK1dy-5gYtQR-4XaddU">Jonathan McIntosh</a> via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/">License by.</a>
Anti-Sexist Stickers Defaced #3 / Jonathan McIntosh via Flickr CC License by.

Temps de lecture: 15 minutes

Le 4 octobre dernier, lors de l’émission «Le Grand Journal» de Canal+, le mannequin Camille Rowe était accueilli par la déclaration suivante de la part de l’humoriste Lamine Lezghad: «On veut tous la baiser, hein!» S’adressant aux homosexuels peu sensibles aux charmes féminins, il déclarait aussi: «Non mais ça va les PD! On peut se faire plaisir, non?» Un moment de télévision qui, sous couvert d'humour, assimile la femme à un produit à consommer, et en dit long sur l'impunité dont jouissent ceux qui font du sexisme leur fonds de commerce humoristique.

Les réseaux sociaux et sites de partage de vidéos sont remplis d’incitations au viol et de discours dégradants à l’égard des femmes. Dans la rue, les transports ou les lieux publics, celles-ci font régulièrement l’objet d’apostrophes les réduisant à des objets de consommation sexuelle. Si les insultes et textes violents vis-à-vis des femmes saturent notre environnement, ils ne donnent guère lieu à des plaintes, à des poursuites et encore moins à des condamnations. Des polémiques survenues ces dernières années, comme l'affaire Orelsan, les interrogations au sujet des prêches de prédicateurs, l'affaire dite de la «fresque des médecins» ou encore le caractère récurrent du harcèlement de rue, nous permettent de réfléchir à la façon dont ils sont appréhendés par nos lois et nos juges.

1.«Mais ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner»L'affaire Orelsan

Le 18 février 2016, la Cour d’appel de Versailles relaxait le rappeur Orelsan, poursuivi par cinq associations féministes concernant les paroles de chansons interprétées au Bataclan en 2009.

«Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes / J’peux t’faire un enfant et t’casser le nez sur un coup de tête»
«Mais ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner»
«J'respecte les schnecks avec un QI en déficit, celles qui encaissent jusqu'à finir handicapées physiques»
«Moi d’abord, je lèche et j’te tèje, et puis tu pars au tri sélectif»

Considéré comme très motivé, l’arrêt a infirmé la condamnation du rappeur à 1.000 euros d’amende avec sursis pour injures et provocation à la haine et à la violence à raison du sexe, en 2013, par la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris (dite de la presse), composée de juges spécialisés. Pour rendre cet arrêt, les magistrats se sont appuyés sur la loi de 1881 protégeant la liberté d'expression, estimant que la limitation prohibant les propos «qui auront provoqué à la haine ou à la violence, à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe» ne s'appliquait pas. Comme le rappelle Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public et directrice du Master 2 droits de l’homme à Nanterre, l’objectif du régime juridique encadrant la liberté d’expression est de «sanctionner les atteintes à des valeurs protégées par la loi, les abus de la liberté d’expression, pas d’interdire les propos qui choquent; la liberté d’expression protège aussi les propos qui heurtent, choquent ou inquiètent».

S’agissant des textes d’Orelsan, les magistrats avaient affaire à un travail de création artistique. Or, celle-ci est «soumise à un régime de liberté renforcé, afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective […]», peut-on lire dans l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles. Enfin, «le style de création artistique en cause» (ici le rap) a aussi été pris en compte par les magistrats, qui ont estimé que ce genre était «par définition agressif».

Un autre élément a contribué à la prudence des juges; c’est la loi pénale qui est mise en application ici, avec tout son dispositif répressif. «Le droit pénal étant par définition une limitation à la liberté, la loi pénale doit toujours être interprétée de la manière la plus stricte afin que ce qui est interdit ne le soit, le cas échéant, que dans la mesure strictement nécessaire à la préservation des intérêts de la société», explique Stéphanie Hennette-Vauchez. Ce principe figure aussi à l'article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Les juges doivent en outre démêler les intentions de l’auteur des faits incriminés. Dans le cas des textes d’Orelsan, la question posée était celle de savoir si le rappeur s’exprimait lui-même à travers ses personnages. Oui, a estimé Me Alain Weber, l’avocat des associations qui le poursuivaient (les Chiennes de garde, le collectif féministe contre le viol, la Fédération nationale solidarité femmes, Femmes solidaires et le Mouvement français pour le planning familial):

«Il n’y a aucune distance entre Orelsan et l’auteur des propos dégradants et injurieux incriminés […] Dès lors que la distinction entre l’auteur et son personnage n’est pas manifeste, le public est susceptible d’y apporter un certain crédit.»

Non, ont tranché les juges d’appel, estimant que les personnages du rappeur étaient fictifs. «Orelsan n’a jamais revendiqué, à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents, provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes.» Dès lors, sanctionner ces derniers «reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de liberté d’expression». À l'inverse, en 2013, la 17e chambre avait jugé que «la distanciation entre le sujet, le personnage, le thème de chaque chanson et Orelsan lui-même» n’apparaissait «nullement établie» et que le chanteur avait «pleine conscience» de la «portée potentiellement incitative de ses propos et des risques de passage à l’acte qu’ils pouvaient susciter, notamment chez les plus jeunes spectateurs», citant notamment ces deux extraits:

«C’est pas en insultant les meufs dans mes refrains que j’deviendrai quelqu’un, mais j’aime bien»
«Des fois, j’sais plus si j’suis misogyne ou si c’est ironique / J’s’rai peut-être fixé quand j’arrêterai d’écrire des textes où j’frappe ma p’tite copine»

À l’audience, le président de la cour d’appel a lu certains extraits particulièrement violents contre les femmes, dont «Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner», référence à l'actrice Marie Trintignant, morte sous les coups de son compagnon Bertrand Cantat en 2003. Il a rappelé les statistiques de la violence conjugale en France et affirmé au chanteur que ce type d’expression pouvait constituer un «blanc-seing» pour son public masculin.

Orelsan a répondu que cela relevait de «l’hyper mauvais goût» et que son intention était de «représenter artistiquement la haine», façon Orange mécanique. Les juges ont eux estimé que le rappeur dépeignait «une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale, sexuelle». Les propos incriminés doivent être analysés, peut-on lire, «au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans repères qui les tiennent», personnages qui sont le «reflet du malaise d’une génération sans repères, notamment dans les relations hommes-femmes».

Cette dernière phrase a suscité un tollé chez les féministes. Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) l’a placée en caractère gras dans un communiqué et appelé à une «meilleure qualification du sexisme dans le code pénal». Pour cette instance consultative, «les propos, injures et discriminations sexistes bénéficient d’une tolérance sociale considérable». Marie-Noëlle Bas, présidente de l’association Chiennes de garde, fait remarquer que les juges «ont adhéré à l’idée que les hommes sont perturbés par le fait que les femmes réclament l'égalité; étant perturbés, ils ont le droit de tenir des propos violents envers les femmes».

Stéphanie Hennette-Vauchez observe qu’«au nom du manque de repères, notamment dans les relations hommes-femmes, le juge absout le chanteur sur le dos du principe de l’égalité entre les sexes». La professeure de droit public constate qu’il y a «deux poids, deux mesures dans l’utilisation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, inscrit dans la Constitution». Dans le droit de la nationalité, pointe-t-elle, «le principe d’égalité hommes-femmes est rappelé aux personnes qui veulent acquérir la nationalité française comme une valeur essentielle du droit français; mais pas dans la liberté d’expression».

Preuve que l’appréciation de l’intention de l’auteur est loin d’être une science exacte  la même 17e chambre qui avait condamné Orelsan en première instance l'avait relaxé en 2012 pour son clip «Sale pute», qui raconte les pulsions de cruauté d’un jeune homme trompé («J’vais t’avorter à l’Opinel»). Les juges avaient alors estimé que le rappeur n’avait pas l’intention de pousser les hommes à violenter les femmes, qu’il mettait en scène un personnage de fiction alcoolisé qui s’exprimait dans une sorte de délire intérieur et que la liberté d’expression artistique devait prévaloir. Au grand dam de l’association Ni Putes ni Soumises, qui poursuivait Orelsan des qualificatifs de provocation à la commission d’atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité corporelle des personnes et à des agressions sexuelles.

2.«Cet homme ne peut pas être poursuivi»Une vague de prêches violents

Dans un tout autre registre, les prêches de certains prédicateurs posent également question quand ils dédouanent les hommes qui «abusent» de femmes dévoilées, prônent la soumission de la femme à l’homme et légitiment le viol conjugal.

Les prêches de Nader Abou Anas, président de l’association D’CLIC de Bobigny et prédicateur à la mosquée Al-Imane du Bourget, sont ainsi centrés sur le «devoir d’obéissance» de la femme à son mari. Selon ce prédicateur, «Allah a dit: les hommes ont autorité sur les femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes à leur mari. Voilà la femme vertueuse: c’est celle qui obéit à son mari. […] La femme ne sort de chez elle que si elle a la permission de son mari. Sa place à la base est de rester dans nos demeures. Le soir, il a un besoin, une envie, elle lui dit “non” et elle ment en disant “J’suis fatiguée, j’peux pas; je suis ci, je suis ça”; et l’homme, il craque. Qu’elle sache que les anges la maudissent toute la nuit dans le cas où elle se refuse à son mari sans raison valable. Ce n’est pas ma parole, c’est la parole du prophète. [...]»

Hatim Abou Abdillah, imam de la mosquée de Maison-Alfort, a lui déclaré que «les femmes qui se parfument sont des fornicatrices; elles méritent un châtiment atroce».

La plupart des vidéos de Mehdi Kabir, ex-imam de Villetaneuse, sont toujours en ligne sur YouTube, notamment celles où il énonce les principes religieux obligeant la femme à «obéir à son mari». Dans sa fable de «la jeune fille pieuse qui a très mal fini», la violence n’est pas à rechercher dans les mots eux-mêmes mais dans la signification de l’histoire tragique d’une jeune fille (elle sombre dans la folie, tue son ex-amant et finit sa vie en prison) qui a eu un rapport sexuel désiré avec un jeune homme qui lui avait promis le mariage.

De son côté, Rachid Abou Houdeyfa, imam salafiste quiétiste de la mosquée de Brest, énonce que la «femme vertueuse, c’est celle qui sort de chez elle avec son honneur, avec son hijab.  Le hijab, c’est la pudeur de la femme. Sans pudeur, la femme n’a pas d’honneur et si la femme sort sans honneur, qu’elle ne s’étonne pas que les gens, les frères, des hommes, musulmans ou non, abusent de cette femme-là».

On notera que ces prêches ont un point commun: la femme est responsable et coupable des violences que lui fait subir son mari ou amant. Que fait la justice face à eux? Sur France 2, fin novembre 2015, l'émission «Des paroles et des actes» avait posé la question à Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, qui avait d’abord tenté de la contourner avec l'argument selon lequel «ce discours-là n’est pas la République; il y a un combat républicain à mener, par la force des idées». Puis devant l’insistance des questions, il avait fini par expliquer, à propos de l’imam de Brest:

«Cet homme ne peut pas être poursuivi au regard de ce qu’est le droit en France. Rien de ce qu’il dit n’est pénalement répréhensible. [...] Aujourd’hui, le droit ne permet pas de poursuivre ce genre de propos. […] Le droit permet de dissoudre des mosquées qui appellent à la haine.»

À ce jour, l’imam Houdeyfa de Brest, par exemple, n’a jamais été inquiété pour le contenu de ses prêches. Le «Centre culturel et islamique» de Brest, où il officie, a seulement fait l’objet d’une perquisition administrative en novembre 2015, comme d’autres lieux de culte musulmans. «Notre association respecte les lois de notre pays et ne constitue nullement un danger pour l’ordre public», s’était empressé d’assurer le centre dans un communiqué publié sur Facebook au lendemain d’une déclaration de François Hollande sur France 2, le 14 avril, assurant à tort que l’imam de Brest était «inquiété, poursuivi» et se trouvait «dans une procédure judiciaire».

Selon notre enquête, les parquets ne poursuivent pas ces prêches, considérant que l’incitation à la haine et la violence n’est pas constituée. Jointe par Slate, une avocate pénaliste au barreau de Paris, qui préfère rester anonyme, estime qu’il y a pourtant matière à poursuivre:

«Déclarer que les hommes peuvent “abuser” des femmes dévoilées relève de la  provocation au crime; déclarer que le corps des femmes appartient aux hommes, que la femme n’a pas à donner son consentement pour un rapport sexuel et que le viol conjugal est légitime, cela relève de l’incitation au crime, de la discrimination à raison du sexe et de la violation du principe d’égalité homme-femme.»

Valence Borgia, avocate aux barreaux de Paris et New York et membre de la commission juridique de la Fondation des femmes, s’insurge aussi contre cette absence de poursuites:

«C’est un signal politique qui est donné, au sens de ce qu’une société considère comme acceptable ou non. Cela signifie que les discours et agissements violents contre les femmes ou sexistes sont d’une certaine manière tolérés.»

3.«Tolérance énorme vis-à-vis du sexisme»L'affaire de la fresque médicale

Maud Olivier, députée socialiste de l’Essonne, membre du HCE et de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, estime que, alors que «le sexisme n’est pas plus acceptable que le racisme ou l’homophobie», dans les faits, «il est traité différemment du racisme et l’homophobie.  Si Orelsan parle ainsi des femmes, c’est parce qu’il y une impunité complète».

De leur côté, les femmes n’utilisent guère elles-mêmes les outils juridiques existants. «Elles ont rarement le réflexe de contre-attaquer par une plainte en raison de la banalisation des comportements sexistes dans notre société», estime Valence Borgia. «Quand “sale pute” sera-t-il considéré comme une injure aussi grave qu’une injure homophobe ou antisémite?» L’avocate estime que «les magistrats doivent être davantage formés au sexisme, afin de faire évoluer leur logiciel dans ce domaine».

Osez le Féminisme n’a guère été tentée d’aller en justice par le passé. «Nous n’avons jamais porté plainte contre les discours sexistes car nous avons peu de chances de l’emporter en raison du principe de liberté d’expression. Il y a une tolérance énorme vis-à-vis du sexisme», confie Marie Allibert, porte-parole de l'association. Les femmes savent aussi que si elles portent plaintes, elles auront à supporter les réflexions du type «Il n’y a pas mort d’homme» et s’attendre à être comparées aux censeurs qui auraient interdit Baudelaire, Rimbaud, de Nerval, Stendhal et Flaubert.

Osez le Féminisme ne se prive cependant pas de dénoncer le sexisme ni les «blagues et propos soi-disant potaches». En janvier 2015, l’association dénonçait ainsi dans un communiqué la fresque murale de la salle de l'internat du CHU de Clermont-Ferrand représentant une scène de viol, une femme du type Wonder Woman, symbolisant Marisol Touraine, subissant les assauts sexuels de plusieurs «super héros». Cette fresque était complétée de bulles disant «Tiens, la loi santé» et «Prends-la bien profond» et visait à exprimer le désaccord d’un groupe de médecins et d’internes avec le texte de loi porté par la ministre de la Santé.

Osez le féminisme avait demandé la suppression de la fresque et des sanctions à l’encontre des responsables. Sur consigne du Conseil de l’ordre des médecins et de la direction du CHU, la fresque avait été effacée. Michel Cymes, le médecin vedette de la télévision, avait déclaré sur BFMTV qu’il était «complètement stupide de vouloir effacer ces fresques» et le collectif Facebook «Les médecins ne sont pas des pigeons» avait riposté en postant le numéro de portable de la porte-parole d’Osez le Féminisme et incité à «pourrir» cette dernière par téléphone et SMS.

«[…] les femmes ne sont pas plus offusquées que cela lorsqu’elles prennent leurs repas en salle de garde. Merci de vous excuser officiellement sur votre intervention à ce sujet. Sinon, nous continuerons longtemps à vous pourrir votre téléphone. #libertedexpression; #respectdestraditions.»

«Un déferlement de haine a commencé à se déverser à l’encontre d’Osez le Féminisme et de moi-même», se souvient Anne-Cécile Mailfert. Exemple d’insultes: «grosse pute» ou encore «Elle est bonnasse quand même Anne-Cécile Mailfert», avec la photo de l’intéressée. Autre exemple, un photomontage de la porte-parole représentée ligotée avec le commentaire «la cochonne».

Anne-Cécile Mailfert a déposé deux plaintes contre X. La première, pour divulgation de numéro de portable, appels malveillants, menaces et harcèlement, a donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire du parquet, à des gardes à vue et auditions devant les services de police et à un rappel à la loi de la part du procureur de la République. Une seconde plainte avec constitution de partie civile a été déposée devant un juge d'instruction pour un autre chef d’infraction, celui d’«injure publique à raison du sexe», pour le compte d’Anne-Cécile Mailfert et des associations Osez le Féminisme et Le collectif féministe contre le viol. Plusieurs professionnels de la santé ont été mis en examen et renvoyés devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Une première audience a eu lieu en ce mois de décembre 2016.

4.«Au-delà du harcèlement et de l’injure»Le combat contre les insultes de rue

Dans la rue, les femmes sont régulièrement l’objet d’apostrophes à caractère sexuel dégradantes. Dans le blog participatif Paye ta Schnek («Paye ta chatte» en alsacien) devenu un livre édité par Mazarine (Fayard), Anaïs Bourdet a rassemblé, en les classant par catégories et en les localisant, une somme d’apostrophes et invectives grasses, violentes, insultantes vis-à-vis des femmes, du type «Jolies jambes, quand est-ce qu’elles ouvrent?»

Comment notre dispositif pénal les appréhende-t-il? Valence Borgia et Leila Hamzaoui ont planché sur la question dans l’avant-propos du livre d'Anaïs Bourdet.

«Est-il permis dans notre société d'invectiver une femme inconnue dans l'espace public d'un “Hey ma biche, t’as un visage à te faire gicler dessus”? Est-il admis que les séducteurs éconduits recourent à l'insulte pour masquer leur dépit, lâchant des "Vas-y, fais pas ta pute, fais péter tes seins! Connasse!”?»

Première réponse: ces propos ne relèvent pas du harcèlement sexuel au sens du Code pénal, car la notion de harcèlement, redéfinie par la loi du 6 août 2012, suppose la répétition et/ou des «pressions graves». Ces agressions verbales éphémères (qui n’ont rien à avoir avec des apostrophes poétiques ou des tentatives de séduction bienveillantes) relèvent du délit «d’injure envers un particulier à raison de son sexe», défini par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Selon Valence Borgia, «tout propos péjoratif, de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la délicatesse, ou tout terme de mépris est susceptible de revêtir la qualification d’injure». L’injure publique à raison du sexe étant passible d’une plus lourde sanction que l’injure non publique: six mois d'emprisonnement et 22.500 euros d'amende (contre 750 euros dans le cas de l’injure non publique). Mais «la jurisprudence n'a pas établi avec certitude le critère de distinction entre les deux. Dans certains cas,  les propos doivent, en outre, avoir été entendus par des tiers pour être considérés comme “publics”», précise l’avocate.

Dans la rue comme à l’Assemblée nationale, lorsque des députés chahutent Cécile Duflot sur sa tenue vestimentaire ou qu’un député se met à caqueter lorsque la députée Véronique Massonneau prend la parole, le «discours sexiste» peut aussi prendre la forme d’onomatopées et non de mots à proprement parler. Comment qualifier ce type d’agissements? La question reste sans réponse aujourd’hui, selon Valence Borgia: «Une femme interpellée dans la rue la nuit par un groupe d’hommes avec des onomatopées, cela ne rentre pas dans cas du harcèlement ni de l’injure, mais c’est sexiste; cela crée un climat d’intimidation qui conduit la femme à changer de trottoir.»

Comme le rappelle l'avocate, les propos sexistes sont beaucoup moins tolérés sur le lieu de travail que dans l’espace public, et les juges prud’hommaux ont construit une jurisprudence en matière de harcèlement à raison du sexe: «Au travail, les propos de la nature de ceux recensés par “Paye ta shnek”, même isolés, pourraient constituer une faute disciplinaire, voire même recevoir la qualification de harcèlement sexuel.» De nouvelles dispositions ont, en outre, été introduites via la loi Rebsamen du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi: la notion «d’agissements sexistes», issue des travaux du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dirigé par Brigitte Grésy, est désormais mentionnée dans le code du travail.

Cet article figure dans la partie du texte relatif à l'égalité professionnelle et non celle sur la discrimination ou le harcèlement.  S’il n’est doté d'aucune sanction directe –à la différence de la discrimination, du harcèlement moral ou sexuel–, il constitue une avancée importante dans la lutte anti-sexiste. «C’est la première fois que l’on a une définition de ce qui est sexiste, au-delà du harcèlement et de l’injure», observe Valence Borgia, en faisant référence aux formes de harcèlement au travail qui ne sont pas à connotation sexuelle mais sont liées au sexe de la personne, comme des réflexions répétées du type «Maintenant que tu as eu ton bébé, tu vas pouvoir lever le pied».

5.Déplacement du regardQuand les femmes retournent l'injure

Plutôt que de porter plainte, certains choisissent d’agir en pratiquant le déplacement du regard. Réagissant à la relaxe d’Orelsan, les deux Femen Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles avaient lancé une pétition demandant à YouTube d’arrêter de «soutenir sur sa plateforme des vidéos banalisant le sexisme et la culture du viol» et posté un clip vidéo intitulé «Suce mon clit' pour la Saint-Valentin», plagiant explicitement la chanson d’Orelsan «Suce ma bite pour la Saint-Valentin».

L’objectif était de tendre un miroir aux paroles d’Orelsan en reprenant ses propres codes: vulgarité, humiliation, violence verbale, menaces physiques. Ainsi, en riposte à la phrase d’Orelsan «Ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie trintigner», elles avaient trouvé la formule «Ferme ta gueule ou tu vas t'faire Jacqueline Sauvager», en référence à Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans de prison pour le meurtre de son mari violent avant d'obtenir de François Hollande une grâce partielle.

Mais 36 heures plus tard, c’était l’écran noir de la censure: leur compte était supprimé par YouTube, et leur clip aussi, au motif que son contenu était «sexuellement explicite»! Face au tollé provoqué par cette censure, YouTube avait remis la vidéo en ligne, en l’interdisant toutefois aux moins de 18 ans. Restriction jamais appliquée au clip d'Orelsan, visible par tous depuis neuf ans... Le 15 mars, le clip des deux militantes était à nouveau censuré, avant de vite revenir en ligne. Le duo féminin se demande si le tampon usagé utilisé dans son clip «est plus choquant que de dire “J'te mets l'estocade et j'te porte le coup fatal. Sens-moi dans ton estomac, t'es belle comme une double anale”». Et de s’interroger: «La dénonciation du sexisme serait-elle plus choquante que le sexisme lui-même?»

Sur les réseaux sociaux et les sites de partage de vidéos, les insultes à caractère obscène vis-à-vis des femmes représentent une quantité phénoménale d’infractions au regard du droit: injures, incitations à la haine et au viol... Pour le moment, les victimes se tournent vers les hébergeurs pour leur demander de supprimer tel ou tel contenu, avec peu de succès. Facebook répond presque toujours: «Nous avons examiné la page dont vous nous parlez; elle ne contrevient pas aux règles.» D'où une question: faut-il laisser entre les mains de sociétés privées, dont les réponses n’ont pas la généralité de la norme juridique, le contrôle de contenus acceptables ou non?

cover
-
/
cover

Liste de lecture