Culture

Brillante Mendoza: «Pendant que l'élite débat de questions éthiques, les plus pauvres, eux, essaient de survivre»

Avec son nouveau film «Ma' Rosa», primé à Cannes, le cinéaste philippin suit le temps d'un week-end une famille de pauvres dealers de drogue confrontée à la corruption de la police. Une nouvelle preuve de l'attachement du réalisateur au sort de ceux qui peinent à survivre.

Brillante Mendoza, le 25 octobre 2016 I NOEL CELIS / AFP
Brillante Mendoza, le 25 octobre 2016 I NOEL CELIS / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Pour lire la critique du film par Jean-Michel Frodon, c'est ici.

Quand il conçoit ses fictions, David Simon –à qui l'on doit les séries Sur Écoute, Treme ou Show Me A Hero– se borne à utiliser trois types de faits: les faits avérés, ceux dont on sait qu'ils ont probablement eu lieu et ceux qui auraient tout aussi bonnement pu avoir lieu. Un attachement à la vérité des lieux, des personnages que l'on retrouve de manière toute aussi forte chez le réalisateur philippin Brillante Mendoza.

Surtout, avec son nouveau film, Ma' Rosa, le cinéaste se retrouve sur un terrain social que David Simon connaît bien: celui de la guerre contre la drogue mais vu du bas de l'échelle sociale. D'une famille pauvre de dealers d'un bidonville de Manille prise au piège d'une police corrompue mais prête à tout pour survivre. L'occasion pour Brillante Mendoza d'immerger le spectateur dans un drame intime et social poignant qui a au moins le mérite de l'authenticité.


Ma' Rosa est inspiré d'une histoire vraie qui vous a été racontée. Comment cette anecdote est-elle devenue un film?

Il y a quatre ans, un homme m'a raconté cette histoire. Il joue un des membres de la famille dans le film. En l'écoutant, je me suis dit que cette situation était unique. J'ai commencé à écrire le film avec l'aide de mon scénariste. En travaillant plus en détail, je me suis aperçu qu'il était plus intéressant de coller à la réalité. Et de garder cette narration sur un week-end. C'est un vrai défi. Il faut parvenir à développer les personnages, tout en restant fidèle à ce qui s'est passé dans leur vie. En même temps, il faut créer une connexion émotionnelle entre eux et les spectateurs.  

En travaillant à partir d'un tel matériau, qu'est-ce que vous vous permettez de changer ou d'inventer?

Tous mes films sont inspirés d'histoires vraies. J'essaie en général de coller au moins à 90% à ce qu'il s'est réellement passé. Pour Ma'Rosa, il faut quand même condenser 48 heures en moins de deux heures de film. J'essaie donc de me concentrer sur les péripéties qui disent le mieux qui sont mes personnages et qui collent aussi le mieux à ce que j'ai envie de dire moi sur ce que cet épisode critique raconte de nous. Un film, c'est une histoire, une narration, des idées que l'on fait passer. J'essaie de concilier ma propre voix avec la réalité des faits.

Les aspects matérialistes et spirituels de nos existences sont aujourd'hui mêlés. On ne peut plus distinguer clairement où l'on se situe

Il a beaucoup été question ces dernières semaines du concept de «post-vérité». Certains avancent qu'aujourd'hui, les faits objectifs n'ont plus la même importance aux yeux du public qu'auparavant. Dans ce contexte, est-ce que votre attachement à la vérité est d'autant plus essentiel?

Bien entendu. Toute mon esthétique en tant que cinéaste vise à atteindre cette vérité, à tenter de rester fidèle à la réalité. Je ne veux pas mêler mon imagination et des faits. Pour moi, c'est le début de la propagande. Chaque cinéaste a sa propre vision des choses, ses propres croyances, mais celles-ci ne devraient pas écraser le matériau du film. En fin de compte, c'est au public de s'engager dans ce que je montre, de se faire sa propre idée. Je ne veux pas qu'il se contente d'absorber passivement un message. Le but, c'est de le faire réflechir et ressentir quelque chose par lui-même.

Dans vos films, vos personnages sont sans cesse tiraillés par des injonctions très contradictoires…

Oui, c'est quelque chose qui travaille tous mes films, c'est évident. Quand on s'interroge sur sa propre morale, comment on voit les choses dans la vie, où s'arrête le bien, où commence le mal, la réponse n'est jamais nette. La vie, ce n'est pas tout noir ou tout blanc. C'est ce qui rend le cinéma si passionnant. Les films ont la capacité de nous perturber, de nous amener à nous interroger sur ce notre façon de percevoir les choses et de nous faire évoluer. Ils ont d'autant plus d'importance qu'ils ont cette vie propre chez ceux qui les regardent. Les gens peuvent en discuter entre eux. Sans être nécessairement d'accord. Il n'y a pas une bonne manière d'appréhender le film. Pour moi, le cinéma sert à éveiller les consciences. Il n'est pas nécessaire d'aimer le film dans son intégralité. Le simple fait d'être dérangé ou touché par ce que l'on voit suffit.

La question des liens sociaux qu'entretiennent les personnages est également au cœur du film et présentée de manière complexe. On y voit même dans le commissariat un jeune policier sur Facebook. Que vouliez-vous montrer avec cette scène?

Aujourd'hui, Facebook et les réseaux sociaux ont une place prépondérante dans nos vies. Notamment chez les plus jeunes. Ils y passent un temps considérable. Dans le film, ce jeune dans le commissariat qui va sur Facebook est symptomatique de ça. Il est présent et en même temps déconnecté de la violence qui se passe sous ses yeux. Sa vie est en partie ailleurs, dans un univers virtuel. Je montre cette contradiction avec dans un même mouvement une connexion et une déconnexion. La drogue que ces personnages vendent voire consomment est un autre moyen de fuir la réalité. Comme si personne ne voulait l'affronter. Dans le film, il y a beaucoup d'ironie comme ça. Ça parle d'amour et en même temps de désamour, de justice et d'injustice. 

Autre signe d'ironie, dans l'appartement de la famille, accroché au mur, on retrouve une reproduction de la dernière cène et une affiche commerciale comme tirée d'un magazine…

Les aspects matérialistes et spirituels de nos existences sont aujourd'hui mêlés. On ne peut plus distinguer clairement où l'on se situe. Le capitalisme s'est infiltré partout. Il n'y a plus ce jeu de valeurs qui prime sur le reste. Surtout pour ces familles qui vivent dans les classes laborieuses. Au final, peu importe que le leader du pays soit progressiste ou conservateur, les plus pauvres seront toujours les plus affectés par ces décisions. Pas l'élite ou ceux qui pourront exprimer leur opinion, issus de la classe moyenne. Ceux-ci ont d'autant plus de facilité à s'exprimer qu'ils ne sont pas aussi directement concernés par tout ça. Ils se posent des questions d'éthique et de morale. Les plus pauvres, eux, essaient juste de survivre. Ils ont d'autres priorités. C'est ce que j'essaie de pointer avec mes films.

Les membres de l'élite et des classes moyennes se posent des questions d'éthique et de morale. Les plus pauvres, eux, essaient juste de survivre

La situation de ces petits trafiquants s'est depuis aggravée avec l'arrivée au pouvoir aux Philippines de Rodrigo Duterte…

Le film arrive au bon moment. J'ai commencé à développer cette histoire il y a quatre ans. Aujourd'hui, la situation de ces gens est encore plus dramatique parce que le président a fait du combat contre la drogue une de ses priorités. En tant que chef de l'État, il a tous les moyens pour agir en conséquence. Avec les dérives que l'on sait. Malheureusement, les médias ne disent pas toute la vérité. Pour tenter de séduire un large public, c'est le sensationnel qui prime, pas la complexité des faits. Je viens des Philippines. Je reconnais qu'on vit une période problématique. Mais la situation est plus compliquée qu'il n'y paraît. En trois mois, il a fait beaucoup de choses.

Duterte est très critiqué par les intellectuels et les défenseurs des libertés civiles, mais il est à l'inverse très aimé des classes populaires. Elles sentent que les choses sont en train de bouger. Un exemple tout simple qui m'a beaucoup parlé. Son rapprochement avec la Chine a été très critiqué. Mais il a résolu le problème des pêcheurs du récif de Scarborough qui, jusqu'ici, étaient chassés par les autorités chinoises. Grâce à ces discussions, ils ont pu reprendre une activité normale. On peut les voir en photo tellement heureux d'un tel dénouement après des années de dispute. Pour eux, c'est leur gagne-pain. Le début d'une nouvelle vie. Nous les intellectuels, on peut en discuter à loisir. Mais ça ne nous affecte pas dans notre vie de tous les jours. 

La montée du populisme inquiète bien au-delà des Philippines...

Bien sûr, je suis contre les assassinats illégaux, les dérives. Si nous sommes civilisés en tant que nation et individus, c'est parce qu'il y a des règles à suivre. Je serai toujours pour cela. Mais pour rester civiliser, il faut aussi avoir le souci des autres, des classes les plus populaires. Pour moi, si mon cinéma a une âme ou du cœur, c'est parce que j'ai toujours cherché à parler de ces gens. J'ai de la compassion pour eux. Je sais ce qu'ils vivent. Je les connais. Je ne suis pas un artiste qui réfléchit à la condition du monde depuis sa chambre climatisée. Je ne cherche pas à raconter des histoires en fonction de ce que moi je pense. Je ne me fie qu'à la réalité. À mes relations avec ceux qui souffrent. Je ne veux pas prêcher ou émettre une opinion qui serait déconnectée de la réalité.

Quand on voit à quoi ressemble à côté le cinéma commercial, on ne se sent pas un peu seul?

Le cinéma grand public dépeint la vie telle qu'on voudrait qu'elle soit. C'est une fantaisie. Une réécriture de la réalité à partir de l'imagination d'un artiste. Moi, ça ne m'intéresse pas. Chaque film pour moi est un apprentissage, une occasion d'approfondir ma compréhension du monde. Depuis que je fais des films, j'ai appris à accorder davantage de valeur à la vie. Je suis devenu plus humble aussi. J'ai pris conscience de ma responsabilité en tant qu'artiste. Je peux utiliser ma voix pour changer les choses, faire évoluer les mentalités. Pour moi, c'est un accomplissement. La plupart des cinéastes sont contents de tourner des films pleins de questions éthiques qui se terminent sur une fin heureuse. Moi, je m'intéresse aux minorités. Ceux qui n'ont plus rien et qui ont besoin de notre aide. Qui raconterait ces histoires sinon?

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