Boire & manger

Pourquoi la cuisine fait-elle de nous d'horribles réacs?

Si la question de l'héritage et de l'authenticité en cuisine continue de prêter à de vifs débats et polémiques, ne serait-ce pas parce que la gastronomie reste, encore aujourd'hui, ce qui nous raconte et qui nous définit le mieux?

<a href="https://www.pexels.com/photo/man-standing-by-kitchen-with-turned-on-lights-29346/">Une cuisine de restaurant</a> | Unsplash via Pexels CC <a href="https://www.pexels.com/photo-license/">License by</a>
Une cuisine de restaurant | Unsplash via Pexels CC License by

Temps de lecture: 16 minutes

Il m’aura fallu attendre l'âge de dix-sept ans pour goûter, pour la première fois de ma vie, de véritables gnocchetti, préparés à la force du poignet, comme le veut la tradition. C’était au printemps 2008, l’année de ma terminale, à la table d’une tante éloignée que je n’avais jamais rencontrée auparavant. À quelques mois du baccalauréat, je m’étais mis en tête de retourner en Italie mais, cette fois, dans une région où je n’avais pas eu encore l'occasion de mettre les pieds: en Ombrie. Là où ont grandi et vécu certains de mes aïeux et d'où provient le patronyme faisant aujourd'hui mon état civil.

Je débarquais alors dans la petite ville de Gubbio, bâtie sur le bas des pentes du mont Ingino, avec la ferme intention de rétablir les liens distendus avec le temps entre ma famille paternelle partie en France lors des grandes vagues migratoires, et mes oncles et cousins italiens restés de l'autre côté des Alpes. Pour le jeune adulte, fier et particulièrement attaché à cet héritage familial, que j'étais, ces gnocchi avaient, ce jour-là, un goût particulier: celui de la réconciliation.

À mon retour en France, j'ai tiré deux grandes leçons de ce voyage initiatique: d'abord, qu'il n'est jamais trop tard pour renouer avec une famille éloignée par la force des années; puis que l'on ne me reprendrais jamais à acheter les terribles gnocchi industriels vendus dans les grandes surfaces.

Le débat passionné de la tradition

Un an plus tôt, en 2007, à quelques centaines de kilomètres de là, Kim Severson, une journaliste américaine spécialisée dans la gastronomie pour le New York Times, s'était lancée dans une aventure similaire. Accompagnée d’un traducteur, elle a parcouru les massifs de la région des Abruzzes jusqu’à Ateleta, le village qui a vu grandir sa grand-mère, puis sa mère, avant que cette dernière ne s'envole pour les États-Unis, lors de la grande vague migratoire des années 1960 et 1970.

Avec ce voyage, Kim Severson avait certes pour ambition de découvrir le village natal de ses géniteurs, mais surtout de faire la lumière sur l'un des secrets les mieux gardés de la famille: la véritable recette des spaghetti à la tomate que lui cuisinait sa mère dans son enfance. À l'image de sa quête, la question de la tradition en cuisine, de la transmission d'un savoir-faire et du respect d'un héritage culinaire, est un sujet qui n'a eu de cesse de transcender les générations. Encore aujourd'hui, elle échauffe les esprits. Elle sème le doute. Elle rapproche, et divise aussi.

Philosophes, sociologues, anthropologues, cuisiniers, universitaires ou simples amateurs de bonne chère... Tous se sont au moins une fois frottés à l'épineuse question de la perpétuation de la tradition gastronomique à travers les âges et les générations. Pour plaisanter, un ami allait même jusqu'à me soutenir que la nourriture était aujourd'hui «le seul sujet de discussion sur lequel on pouvait s'afficher "de droite" sans trembler».

Car si les travaux et écrits de Jean Anthelme Brillat-Savarin, Paul Rozin, Claude Lévi-Strauss, Antonin Carême ou Audrey Richards sur le fait alimentaire semblent déjà –plus ou moins– lointains, la cuisine continue de faire l'objet de débats passionnés. Ainsi, la préservation d'une cuisine traditionnelle et authentique, vécue et défendue comme un étendard identitaire, reste une préoccupation, tant dans les cuisines de restaurants que dans l'intimité des fourneaux de particuliers.

Un besoin d'affirmation qui se traduit aujourd'hui de manière très concrète par une palette d'initatives, plus ou moins opportunistes. Prenez, par exemple, le phénomène de recyclage des secrets de grands-mères à travers des sites, des livres, des chaînes YouTube ou des documentaires. Ou ces nombreux restaurants parisiens qui capitalisent et s'attribuent, jusque sur leur devanture, l'expertise gastronomique de leurs aînées: Les fils à maman, Chez grand-mère, Ma grand-mère m'a dit ou bien Les raviolis de ma grand-mère...

La chasse aux hérésies culinaires

C'est dans ce contexte que nous assistons régulièrement au soulèvement d'une foule d'internautes –moi y compris– bien décidée à ne rien céder face à ceux qui se rendraient coupables des pires hérésies culinaires. Et leur combat n'est pas vain. Ils recensent aujourd'hui à leur tableau de chasse une multitude de batailles à l'encontre d'un dérivé du guacamole ou du phở vietnamien, d'une hasardeuse «bolognaise blanche», d'un croissant «à la carbonara», de sushis au Vegemite, de hoummous au chocolat, de samoussas au Nutella, de nân «façon chips» ou d'une adaptation libre –et largement décriéede la paella espagnole ou de ćevapčići balkaniques par le chef cuisinier/star de télévision Jamie Oliver.

En première ligne de cette bataille culinaire et identitaire: l'Italie. Un pays certes connu pour son patrimoine gastronomique dense, la richesse de ses spécialités locales et régionales, mais également pour son dévouement lorsqu'il s'agit de faire perdre la tête aux géants de la restauration rapide ayant l'audace de venir s'installer sur son sol.

Autant McDonald's, Starbucks que Domino's Pizza s'y sont cassés les dents. Le premier a dû affronter une féroce opposition contre l'installation de ses enseignes dans les quartiers historiques de Florence, Naples et Milan; le second a dû attendre 2017 pour enfin y ouvrir une boutique; le troisième se risque à un cuisant échec en espérant concurrencer les pizzaiolos les plus doués au monde... sur leur propre terrain.

Pour se prémunir de sabotages culinaires en tout genre, et ainsi garantir aux consommateurs que leur repas sera préparé dans les règles de l'art, l'Amar, une association de restaurateurs et de pizzaiolos italiens, avait alors fait pression auprès du gouvernement pour établir une «licence officielle» de pizzaiolo dont tous les restaurateurs commercialisant des pizzas en Europe devraient s'acquitter. En vain.

Pour l'heure, l'Amar devra se contenter comme lot de consolation de la récente – mais très attendue – inscription de l'«art du pizzaiolo» comme «savoir-faire culinaire» au patrimoine immatériel de l'Unesco.

Car lorsqu'il est question de cuisine et de gastronomie, les Italiens sont souvent comme ça: quelque peu conservateurs à l'adresse de leur patrimoine culinaire, bien que pas totalement fermés à tester d'autres spécialités et ingrédients, et très attachés à leurs traditions inculquées de générations en générations, précieusement conservées dans la mémoire collective, dans des ouvrages de référence incontestables ou parfois même dans des registres officiels. Une levée de bouclier qui n'a donc rien de très surprenant, quand on sait que les Italiens plébiscitent en premier lieu les produits issus de leurs terres.

La crise de la cuisine italienne

Et pourtant, derrière cette unité de façade se dissimule une crise existentielle plus profonde. Un bras de fer où s'affrontent deux écoles: des chefs pour qui les recettes traditionnelles sont immuables et n'ont aucune vocation à être réinventées; et ceux, pourfendeurs d'une sacro-sainte cuisine della nonna ou della mamma (cuisine «de la grand-mère» ou «de la mère») intouchable, qui ont pris le parti d'innover, de laisser libre court à leur imagination, de lâcher prise, quitte à bousculer les codes d'une cuisine avec laquelle ils ont grandi.

À ce sujet, Maria Canabal, écrivaine et journaliste gastronomique, exprimait ses regrets, dans le quotidien napolitain Il Mattino, en 2015, face à l'émergence de ce remake contemporain de la querelle des Anciens et des Modernes:

«L'Italie souffre de la guerre entre les “traditionnalistes”, défenseurs de la cuisine della nonna, et ceux qui innovent. Tant que les Italiens ne se libéreront pas de la nonna, la cuisine restera prisonnière d'elle-même et sous-évaluée. Lorsque Massimo Bottura [un chef italien réputé, ndlr] s'est lancé dans la cuisine moderne, les journaux écrivaient qu'il empoisonnait les gens, que ses enfants avaient peur d'aller à l'école... Le conflit entre modernité et innovation doit cesser. Trouvez-vous normal que l'on parle davantage des chefs scandinaves que des chefs italiens?»

L'Italie est-elle alors vraiment en train de perdre pied? De perdre du terrain face à la vivacité et la puissance de renouvellement d'autres courants gastronomiques en Europe et ailleurs dans le monde? Pour certains, cela ne fait pas de doute. Et ce conflit générationnel ne serait d'ailleurs même qu'un trompe-l'œil.

Un moyen de ne pas s'avouer que la crise de la gastronomie italienne serait, en réalité, bien plus profonde. «La tradition de la cuisine italienne est en train de mourir, affirmait, non sans gravité, le chef italien Donato Carra en 2016. Les nouvelles générations, en particulier, ne savent rien de l'histoire culinaire de leur propre communauté.»

Ici, il fustige la responsabilité des chefs moins intéressés par la cuisine que par leur rayonnement médiatique dans les émissions de télévision, ou encore des écoles de cuisine qui, à ses yeux, dénatureraient l'essence même des plats typiques et ignoreraient volontairement les règles élémentaires de la cuisine italienne.

«Oignon dans la gricia, crème fraîche dans la carbonara... Tout ceci n'a rien à voir avec les traditions italiennes, mais cela est présenté comme tel. Ces superstars de la cuisine doivent comprendre que, pour l'Italie, la nourriture est aussi une expression des traditions, de nos habitudes, de nos goûts. Connaître la tradition culinaire italienne, c'est connaître l'histoire de notre pays, mais aussi un moyen de la porter en avant et de préserver une part fondamentale de notre culture.»

La bataille de la carbonara

La crème fraîche dans la carbonara, nous y (re)voilà. Doit-on voir dans cet ajout de crème liquide un sacrilège ou, à l'inverse, le symbole d'un manque d'ouverture d'esprit manifeste de la part de nos voisins Italiens? À Slate, nous avons déjà expriméà plusieurs reprises– notre point de vue sur la question. Mais, derrière notre insistance –et notre volontaire mauvaise foi–, il s'agit-là en vérité d'une question tout sauf anecdotique. Il n'y a qu'à voir l'émoi qu'ont suscités le «one-pot spaghetti carbonara» proposé par BuzzFeed ou la carbonara à la crème fraîche et aux lardons industriels du site Démotivateur.

Le one-pot pasta carbonara, version Démotivateur Food / Wired Italia

Et pourtant, on ignore l'origine (et donc la composition) précise de ce plat historique romain. Dès lors, pourquoi une autre carbonara ne serait-elle pas envisageable? Pour l'heure, personne ne semble avoir vraiment envie de revivre le calvaire vécu par le chef Carlo Cracco, qui s'était attiré les foudres de nombreux Italiens en ajoutant de l'ail dans sa préparation de l'amatriciana, un plat de pâtes traditionnel né dans la ville d'Amatrice.

Chef italien aujourd'hui installé en France et chroniqueur pour Slate.fr, Tommaso Melilli, dans une chronique publié dans le magazine italien Studio, se disait «terrorisé» à l'idée d'écrire une recette de pâtes à la carbonara, dans la mesure où «[sa] recette ne conviendra jamais». Le chef Fabrizio Ferrara, lui, a trouvé un compromis. À l'Osteria Ferrara, son restaurant installé à Paris, il a fait le choix de proposer sa propre variante de la carbonara: des raviolis fourrés d'un jaune d'œuf, accompagnés de guanciale et de pecorino. Un numéro d'équilibriste.

«La nouvelle génération de chefs italiens installés à Paris cherche à faire passer le message suivant: il existe des recettes traditionnelles et nous les respectons. Il est possible de les revisiter, d'en changer la forme, à condition de conserver le goût initial du plat. Avant de mettre un plat à la carte, nous nous renseignons sur l'histoire des plats. Par exemple, quand un auteur cite un ouvrage dans son propre livre, il s'engage à le citer dans la bibliographie et à ne pas en déformer les propos. Évidemment, il est possible de le commenter, de développer... mais la base doit rester la même. C'est la même chose en cuisine: il faut connaître l'origine d'un plat afin de comprendre pourquoi il a été conçu de cette manière.»

De son côté, Giovanni Passerini, élu chef de l'année par le magazine Le Fooding en 2017, se dit quelque peu lassé de ces interminables et vains débats autour de l'idée d'«authenticité» en cuisine. Pourquoi perdrait-on autant de temps à s'écharper sur la composition exacte de la carbonara, alors que les Romains eux-mêmes ne sont pas encore parvenus à se mettre d'accord sur le nombre d'œufs à incorporer dans la préparation, souffle-t-il, dans un sourire.

«Pour chaque Romain, la carbonara n'est pas seulement un plat mais un élément d'agrégation. Tu apprends à la faire très jeune. Tu la prépares avec tes amis après avoir bu ou fumé. Alors, oui, tout Romain y est attaché, concède-t-il. Je regrette juste que, en Italie, l'on communique davantage sur ce que l'on fait de mal plutôt que sur ce qu'il y a de meilleur. Le don des Italiens à créer des polémiques sur des choses futiles et de laisser filer les sujets importants me surprend toujours.»

La «francisation» inattendue de nos assiettes

On ne mange pas les mêmes plats, ni les mêmes ingrédients en Italie ou en Chine, aux États-Unis ou au Mali. On ne partage pas non plus toujours les mêmes goûts et les mêmes sensibilités que nos voisins. On mange aussi différemment: avec ou sans couverts, à table ou à même le sol. Et, comme la langue, la religion ou l'attachement à sa région d'origine, l'alimentation joue un rôle difficilement altérable dans la construction des identités individuelles, collectives ou familiales. Alors mettre de côté son patrimoine au profit d'autres cultures et d'autres influences culinaires apparaît, pour certains, comme une dénaturation de son propre héritage.

Au-delà de l'Italie, la France, en matière de tradition(s) culinaire(s), n'est pas non plus en reste. Les Français, dans leur grande majorité, restent très largement attachés à leur patrimoine et à leur héritage gastronomique. C'est, en tout cas, ce qu'a démontré le sociologue et directeur de recherche au CNRS, Claude Fischler, qui, entre 2002 et 2011, s'est lancé dans une étude approfondie des habitudes alimentaires de près de 2.000 Français. Les résultats faisaient alors état d'une «francisation inattendue».

Dans une autre enquête rendue publique en 2010, Serge Hercberg, spécialiste d'épidémiologie de la nutrition à l'Inserm, soulignait, à son tour, un fort attachement aux «traditions culinaires régionales» et une certaine inertie dans les habitudes alimentaires des Français. Dans Libération, il précisait:

«Dans les premiers résultats de l'étude persistent des particularismes régionaux, avec une France du beurre à l'ouest, de l'huile au sud. Les pommes de terre dans le Nord, le fromage en Auvergne, la charcuterie en Bretagne et en Lorraine... Et des consommations de fruits et légumes beaucoup plus élevées au sud de la France qu'au nord. Malgré la mondialisation, les traditions culinaires restent fortes dans les différentes régions françaises.»

La carte gastronomique de la France de Jean-François Tourcaty / Cornell University - CC BY 3.0

Patrimoine de l'humanité

Comme la cuisine transalpine, qui s'est constituée à partir de nombreux particularismes régionaux, la gastronomie française a elle aussi su tirer profit de ses trésors locaux et régionaux. À tel point qu'aujourd'hui, la choucroute, la bouillabaisse ou le cassoulet ne sont plus seulement considérées comme des fiertés alsacienne, provençale ou du Sud-Ouest, mais comme des plats connus de tous et totalement intégrés au patrimoine culinaire national, note Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires.

Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à se souvenir du tour de force mis en œuvre pour l'inscription du «repas gastronomique des Français» au patrimoine immatériel de l'humanité, en 2010, comme «pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes». Même s'il demeure encore des poches de résistance à cette unité nationale, à l'image de la bagarre sur l'emploi du terme «chocolatine» ou «pain au chocolat» pour désigner un seul et même produit ou bien plus récemment l'affaire de la raclette qui, dans sa recette originale, ne contient pas de charcuterie – et se mange... l'été.

La carbonara, la raclette... Toute la difficulté à voir et faire évoluer nos comportements alimentaires tient dans le «paradoxe de l'omnivore», introduit par le professeur de psychologie Paul Rozin en 1976, et puis repris par le sociologue Claude Fischler, au début des années 1990. L'homme, par son statut d'omnivore, est naturellement tiraillé entre deux sentiments diamétralement opposés.

D'une part, la «néophobie», qui se manifeste par une forme de prudence, crainte de l'inconnu et une résistance à l'innovation, et la «néophilie», un besoin de nouveauté, de changement et une attirance pour l'exploration, notamment culinaire.

«Tout omnivore, et l'homme en particulier, est soumis à une sorte de double contrainte, entre le familier et l'inconnu, entre la monotonie et l'alternance, entre la sécurité et la variété», résumait-il.

Un tiraillement paradoxal auquel s'ajoute le fait que, dans notre quotidien, la nourriture revêt une dimension hautement symbolique. Pour n'importe quel être humain, l'action même de se nourrir n'a rien d'un geste anodin. «Si l'on réfléchit plus à ce que signifie véritiblement l'acte alimentaire, c'est faire entrer à l’intérieur de son propre corps un élément étranger. On touche-là à la profondeur de l’être humain. Une profondeur anatomique, certes, mais aussi à la profondeur culturelle et identitaire», souligne Pierre Raffard, géographe et spécialiste des questions alimentaires.

Un acte intime et culturel

Manger est donc un acte intime, un geste vital, mais également bien plus que ça. Dans Le Cru et le Cuit, l'anthropologue Claude Lévi-Strauss défendait déjà cette idée selon laquelle l'alimentation, par la transformation des ingrédients, le mélange des saveurs et des parfums et le détournement d'une pulsion naturelle et primaire en acte de plaisir, s'est muée en objet culturel central de nos sociétés.

Une observation qui fait écho à sa théorie, développée dans son troisième volume des Mythologiques, décrivant la cuisine comme «un langage dans lequel chaque société code des messages qui lui permettent de signifier au moins une partie de ce qu’elle est. [...] La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions».

Pour l'historien des pratiques alimentaires et culinaires, Patrick Rambourg, il existe ainsi un lien entre ce repli sur son propre héritage culinaire, notre frilosité face au monde moderne et aux mutations engendrées par une mondialisation galopante:

«Le combat mené par ceux qui estiment que l'on porterait atteinte à leurs traditions culinaires se réfère à une certaine modernisation de l'industrie alimentaire. La cuisine demeure l'un des derniers endroits où l’on peut s’accrocher à quelque chose qui fait référence à notre histoire, à notre culture et à notre identité.»

Des évolutions très lentes

Les recettes de cuisine ont-elles donc vocation à rester figées dans le temps? À l'image de Paul Rozin et son fameux «paradoxe de l'omnivore», Jean-Louis Lambert, économiste et sociologue des pratiques culinaires, dès lors qu'un mangeur se retrouve confronté à une nouveauté, il aura tendance à se murer dans des références et des plats qui lui sont familiers. «Cela se traduit, ensuite, par des évolutions relativement lentes des pratiques et des préférences alimentaires», poursuit-il.

Il constate qu'à l'inverse des goûters ou des petits-déjeuners, les repas dits «principaux» (dîners et déjeuners) et les recettes qui leur sont associées ont bien du mal à se laisser aller au changement, et donc à se défaire de leurs liens étroits à la tradition. Il les décrit comme des recettes «totems», intouchables et durablement ancrées dans les mémoires. Il cite, à titre d'exemple, les repas de fêtes de fin d'année où, par nostalgie, on cuisinera inlassablement, chaque année, la même volaille, accompagnée des mêmes pommes de terre, des mêmes châtaignes ou du même plateau de foie gras.

Une inertie qui se vérifie encore aujourd'hui dans les mouvements migratoires au Moyen et Proche-Orient. Dans ses travaux sur les pratiques alimentaires de populations immigrées en Turquie, le géographe Pierre Raffard avait démontré que «la dernière étape d'acculturation était l'abandon des pratiques culinaires héritées». L'attachement culturel à des recettes traditionnelles restait ainsi ancré dans ces communautés bien plus loin dans le temps que la langue d'origine ou la pratique d'un culte, par exemple.

La tradition, quelle tradition?

Malgré les effets et conséquences de la mondialisation sur notre quotidien et sur l'évolution de nos assiettes, le chef étoilé Jean-François Piège ne semble pas penser qu'un renoncement à la tradition soit encore à l'ordre du jour. Quand Libération, en décembre 2016, lui demandait d'imaginer ce à quoi ressemblerait une assiette en 2030, il prédisait à l'inverse un retour à la cuisine «identitaire et patrimoniale».

«Encore plus qu’aujourd’hui, nous nous appuierons sur les régions: non pas dans un esprit locavore, car ce serait s’interdire de manger ce qui pousse ailleurs, mais plutôt une cuisine qui va chercher dans chaque région ce qu’elle a de meilleur. Le Jura nous donne le vin jaune et les morilles, raison pour laquelle il existe un plat de poularde aux morilles. Les identités locales sont très cohérentes.»

Derrière l'obsession de certains chefs ou de particuliers pour un respect scrupuleux des traditions, l'historien Patrick Rambourg y voit, lui, une forme d'hypocrisie et de mauvaise foi. Car, d'un point de vue historique, les chantres d'une tradition unique et officielle sont dans le faux. «Au XVIIIe siècle, on a parlé d'une nouvelle forme de cuisine, on disait qu'elle n'avait rien à voir avec celle qui se faisait vingt ans auparavant. À la Renaissance, pareil, on a penché pour une nourriture moins épicée, plus douce, plus sucrée», note-t-il.

Et pour démontrer à quel point l'idée de cohérence et de fidélité historique en cuisine est un concept très relatif, il prend comme exemple un plat français on-ne-peut-plus traditionnel: la blanquette de veau. D'abord, servie avec du riz blanc, le plat a connu une petite révolution, dans les années 1980, lorsque des chefs ont choisi d'en faire une version allégée à base de petits légumes.

«Même pour un chef qui dit faire une cuisine traditionnelle, il faut garder à l'esprit que sa blanquette est une blanquette dont la recette a été adaptée, qui a évolué avec le temps, et qui n'a rien à voir avec la blanquette que l'on servait en 1950.»

Appeler un chat «un chat»

Rien n'est figé, en somme. Les goûts évoluent avec le temps, les pratiques et comportements alimentaires aussi. «Les gens s'insurgent parce que l'on met des oignons dans la carbonara mais, qui sait, peut-être que dans vingt ans, cette recette deviendra la norme et la recette traditionnelle», taquine-t-il. Après tout, la tomate et la pomme de terre ne sont arrivées dans nos assiettes en Europe qu'aux alentours du XVIe siècle. Qu'en était-il de la tradition avant cela?

Définir précisément le périmètre de l'authenticité d'une cuisine peut donc vite sonner comme un concept quelque peu bancal tant il est difficile de savoir à quelle époque, à quelles spécialités se référer pour tracer les contours d'un patrimoine gastronomique propre. «Si l'on prend un peu de recul sur l'histoire, l'idée de cuisine nationale et locale est assez problématique à délimiter», tranche Pierre Raffard.

La cuisine italienne en est le parfait exemple. Avant que Pellegrino Artusi, commerçant italien à la retraite, ne publie La Science en cuisine et l'art de bien manger en 1891, les recettes traditionnelles régionales –les riz cuisinés de la région de Milan; le bœuf à Florence; les maccheroni à Naples– se résumaient avant tout à des préparations secrètes et confidentielles. Des recettes précieusement conservées en famille ou dans les cuisines des trattorie et osterie.

À travers ce livre de référence, Pellegrino Artusi a eu le mérite de parvenir à collecter dans un seul et même recueil un grand nombre de recettes locales, régionales, à travers toute l'Italie. Un challenge de taille dans ce territoire tout juste unifié et jusque-là éclaté en différents États autonomes. C'est d'ailleurs ce qui lui vaut aujourd'hui le statut de «bible de la cuisine familiale italienne». Alberto Capatti, professeur d'histoire, spécialiste de l'histoire de la cuisine et auteur de la préface du livre, écrit:

«La cuisine italienne devient ainsi un répertoire de plats, localisés et transplantés, qui ont une origine bien précise, mais qui peuvent être reproduits ou adaptés. Ce ne sont pas seulement 790 recettes qui constituent le patrimoine de référence, mais leurs variantes, et toutes celles que chaque cuisinière [en Italie, à la sortie de ce livre, c'étaient majoritairement les femmes qui cuisinaient et qui géraient la transmission des recettes] y ajoutera après maints essais et maints succès, les rédigeant à la plume sur des feuillets qu'elle insérera dans La Science en Cuisine.»

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Gloire aux Modernes?

Ainsi est faite la cuisine, à la fois maléable et figée. Libre et intouchable. Héritée et réinventée. La prochaine fois que vous vous demanderez si vous êtes en droit de revisiter un plat à votre manière, gardez en tête que cela n'est pas interdit et que cela a déjà été probablement fait par le passé par des cuisiniers de renom.

«Si les chefs italiens n’utilisent pas leur esprit contemporain, ni les techniques contemporaines pour faire évoluer la cuisine italienne, elle finira par tomber en disgrâce et entrer au royaume des clichés», expliquait Massimo Bottura, en mars 2015, dans le magazine gastronomique Atabula.

Il n'est pas le seul à le penser. L'Osteria Francescana, où il met en pratique cette philosophie à Modène, a été classée meilleur restaurant au monde en 2016. Une victoire pour les «Modernes», logiquement reçue avec amertume par les «Anciens».

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