Boire & manger

Lyon est-elle toujours la capitale de la gastronomie française?

Héritière d'une longue tradition, l'ex-capitale des Gaules est célébrée pour sa cuisine. Mais mérite-t-elle toujours cette réputation flatteuse?

Auberge du Pont Paul Bocuse
Auberge du Pont Paul Bocuse

Temps de lecture: 9 minutes

«La ville aux deux fleuves, plus le Beaujolais», dit Paul Bocuse, vient d’être désignée par l’office de tourisme Atout France comme la meilleure destination française pour un court séjour: les plaisirs de bouche y sont pour quelque chose.

C’est d’abord l’abondance des tables lyonnaises qui frappent le visiteur, des mâchons aux bistrots en passant par les brasseries, les restaurants étoilés, les estaminets à dégustations, les adresses de quartier où «une mère cordon-bleu joue les vestales des fourneaux» (Robert Courtine). La cuisine lyonnaise reste une attraction majeure pour les fines gueules: «C’est bien simple, il est presque impossible de mal manger dans la capitale des Gaules!», écrit le Michelin 2016.

Le guide rouge recense une sélection de 90 restaurants, plus 39 hôtels ou Relais & Châteaux dont certains possèdent une salle à manger comme au Sofitel Bellecour (les Trois Dômes), à la Villa Florentine (les Terrasses de Lyon) ou à la Cour des Loges (Anthony Bonnet, ex-étoilé à Paris): trois points de chute visant un certain art de vivre dans la «cité des soyeux», et un constant régal des papilles.

Tradition ancestrale

Peut-on dire que les mères lyonnaises ont ouvert la voie à un style culinaire bien spécifique, que la Mère Brazier, l’initiatrice, la Mère Guy, la Mère Fillioux, la Mère Charles, la fameuse Léa ont inventé des spécialités goûteuses, issues en partie de la Bresse et parvenues jusqu’à nous au XXIe siècle?

Le saucisson truffé et pistaché, la cervelle de canut (fromage blanc aux herbes), les quenelles de brochet sauce Nantua, le gâteau de foies blonds au coulis d’écrevisses ou de tomates comme chez Bocuse, la volaille de Bresse avec ou sans vessie, les artichauts garnis, les cardons à la moelle et les bugnes, voilà un nombre de préparations réduit, comme le constatait l’ex-assureur Raymond Thuilier, créateur de l’Oustau de Baumanière aux Baux-de-Provence en 1945, grand client des tables de Lyon et convive régulier chez l’imperator Fernand Point à Vienne.

Saucisson pistaché, sauce au vin rouge, pommes de terre à anglaise © Maison Pignol

La cuisine des mères lyonnaises n’avait rien d’encyclopédique, elle provenait de la tradition ancestrale de maisons bourgeoises: ce sont les riches soyeux lyonnais, les édiles de la ville où est né le gourmet lettré Bernard Pivot qui ont su transmettre à leurs cuisinières les tours de main, les cuissons, les garnitures des poulardes (le riz) et la saisonnalité des plats –les cardons l’hiver et les litchis en provenance de La Réunion choisis chez Bocuse par le chef Christophe Muller, un aficionado de ces gâteries.

La Mère Brazier

Au palmarès des plus fieffés gourmets de Lyon, le maire Édouard Henriot engouffrait un poulet au vinaigre chez la Mère Brazier et quand son invité tardait à nouer sa serviette, il se faisait servir un second poulet à la crème –un appétit insatiable, des heures à table avec le «beaujolpif» pour la soif.

Née en 1895, Eugénie Brazier, figure tutélaire de la gourmandise lyonnaise, décédée en 1977, a fait passer la cuisine populaire au niveau de la haute gastronomie grâce aux désirs, aux palais de ces fieffés gueulards exigeants sur la bonne chère: elle emploie du foie gras pour garnir les artichauts et glisse des lamelles de truffes dans la poularde demi-deuil, c’est comme ça qu’elle a décroché trois étoiles en 1933 à Lyon, près de la mairie, et au Col de la Luère où elle prenait le frais au moment des chaleurs estivales. Deux fois trois étoiles, elle a fait plus et mieux que Fernand Point, son alter ego dans la hiérarchie du Michelin des années 1930-1940. Dieu, quelle destinée!

En reprenant la maison «à l’ambiance lyonnaise» remise en état, modernisée en grand restaurant, le chef patron, Mathieu Viannay, MOF, a maintenu ces plats du souvenir en allégeant les sauces, enrichissant les préparations «signatures» d’une modernité savante comme l’araignée de mer aux condiments, la galette de blé noir, huître, andouille et caviar (chef-d’œuvre), le homard bleu aux morilles –un magistral renouveau.

Le goût des mélanges

Disons-le, le destin de ce restaurant de légende, après une transmission manquée, a trouvé là un admirable cuisinier d’une culture, d’une expérience dignes d’un maître triple étoilé –il faut que le guide rouge s’en rende compte sans tarder. Lyon a besoin d’une seconde destination mythique en plus de l’insubmersible Bocuse à Collonges au Mont d’Or –40 000 clients par an, un record.

Oui, il y a une sorte de vocation éternelle, de mémoire inaliénable dans la cuisine lyonnaise de tradition. Jean-Paul Pignol, MOF en pâtisserie, septuagénaire toujours sur la brèche, à la tête d’une entreprise de restauration –huit boutiques gourmandes, trois restaurants, spécialiste des grands dîners, jusqu’à trois à cinq mille convives pour le Sirha à Lyon en janvier 2017 par exemple– défend les préparations datées des mères et des chefs ancrés dans la tradition comme le furent Roger Roucou, Christian Bourillot, Jean-Paul Lacombe chez Léon de Lyon, Gérard Nandron et Pierre Orsi, fidèle disciple de Paul Bocuse.

Pâté en croûte Richelieu © Maison Pignol

Savant mélange de lyonnaiseries (salade aux lardons, œuf mollet et saucisson chaud sauce vigneronne, tarte aux pralines) et de plats issus de la nuit des temps, le répertoire des cartes de Jean-Paul Pignol comprend le pâté en croûte Richelieu au foie gras (10,50 euros), le fois gras cuit au naturel, chutney de figues, toast (16 euros), la tête de veau poêlée, sauce gribiche (base de terrine), le tablier de sapeur, les tripes fondantes (17 euros), la sphère de ris de veau au jus et légumes (22 euros), la blanquette de veau en cocotte, riz en timbale (15 euros), le gratin de Saint-Nectaire façon reblochon (17 euros), le rognon de veau sauce vigneronne (18,50 euros), la cervelle d’agneau au beurre noisette (18,50 euros), le foie de veau persillé, pommes sautées (20 euros), la sole meunière et légumes (27 euros), les noix de Saint-Jacques aux épices, un saut dans l’actualité (22 euros) et l’aile de raie grenobloise aux câpres (19,50 euros). On termine cette litanie pour affamés par le baba au rhum (10 euros) ou le millefeuille croustillant à la vanille (12 euros).

Conservateurs des joies gourmandes

«Tous les mangeurs reçus dans mes restaurants désirent ces plats d’hier. Les plus mordus ne regardent pas la carte, ils veulent le pâté en croûte, le foie de veau rosé, le Saint-Marcellin et le pot de Beaujolais. Ils retrouvent, la fourchette en main, les nourritures de leur mère ou de leur tante et ne souhaitent pas en changer. Nous sommes les conservateurs de leurs joies gourmandes», souligne Jean-Paul Pignol, jovial patron qui accueille lui-même son petit monde au restaurant de Brignais, dans les environs de Lyon.

Le Michelin cite six bouchons parmi une kyrielle d’enseignes, et quinze sont répertoriés dans l’édition 2016-2017 du Bien manger à Lyon (6,50 euros). Des mères aux mains d’or mitonnent encore le gâteau de foies de volaille sauce Nantua ou béchamel et la quenelle comme Chez Hugon, Huguette et Marie à l’Habit Rouge offrent leur boudin aux pommes, Valérie est experte en langue de bœuf et joue de porc Chez Paul où les menus dépassent rarement les 20 euros. Lyon est la ville française où il y a le plus de Bibs gourmands (30 euros et moins).

Voilà le socle en acier de la cuisine lyonnaise du peuple qui s’est perpétuée pour la plus grande joie des mangeurs, car Lyon est d’abord la ville des travaillés du palais, de becs fins, de rabelaisiens au gosier en pente qui lampent le vin frais et gouleyant. C’est en cela que la capitale de la gastronomie est bien vivante, entre les traboules et les quais de Saône et du Rhône.

Quenelles de brochet chez Paul Bocuse © Fred Durantet

Rayonnement international

Toutes ces tables de qualité ou de prestige (trois à deux étoiles) ont su évoluer, à commencer par l’auberge ancestrale de Paul Bocuse, le disciple habile, rusé, généreux de la Mère Brazier et de Fernand Point dont il a suivi les conseils et les principes porteurs: faire la cuisine du marché, des cuissons à la broche et respecter les cadeaux des saisons.

Oui, c’est bien lui l’astre lumineux, la star au rayonnement international, Paulo, le fils de Georges Bocuse, restaurateur entre les deux guerres, qui va propulser l’auberge familiale des bords de Saône où il est né, au deuxième étage, vers les cimes de la haute cuisine française, et plus seulement lyonnaise.

Dès le début des années 1960, le grand cuisinier à la gestuelle précise, un as des cuissons à la seconde près, abandonne peu à peu le répertoire canaille, les lyonnaiseries en salades, les œufs meurette et le pâté Pantin pour viser plus haut, plus noble. Ainsi inscrit-il à la vaste carte la dodine de canard à l’ancienne, la fricassée de volaille de Bresse à la crème et aux morilles, la poularde de Bresse en vessie Mère Fillioux, le filet de bœuf Rossini (au foie gras) sauce Périgueux, le rouget en écailles de pommes de terre et, surtout, le loup en croûte sauce Choron qui plaira tant à Messieurs Trichot et Aubry, directeurs tout puissants du guide Michelin. Paulo, époux de Raymonde Bocuse, toujours là dans la salle à manger, aura trois étoiles en mars 1965 et la «Une» de France-Soir, un scoop culinaire!

Lettres de noblesse

Raymond Castans, un des rédacteurs en chef de Paris Match, sort enchanté d’un repas d’anthologie et il écrit: «Le Michelin ne s’est pas trompé, je peux l’attester après un succulent déjeuner, les trois étoiles sont bien dans les assiettes.»

Dix ans plus tard, en 1975, Bocuse, devenu le plus médiatique chef du monde, concoctera la sublime soupe aux truffes pour le déjeuner historique de remise de la Légion d’Honneur épinglée à son revers par Valéry Giscard d’Estaing dans les salons de l’Élysée.

Grâce à l’empereur des gones, la cuisine lyonnaise a progressé vers une sorte de noblesse. Voyez le plantureux lièvre à la royale nourri d’une farce au foie gras et truffes, tout comme l’oreiller de la Belle Aurore, une pièce d’architecture de viandes rouges et blanches prises dans un feuilletage (une semaine de travail méticuleux). Ce sont là de véritables odes aux festins du passé ressuscités par l’artisanat de ses bras droits: deux chefs MOF, Christophe Muller et Gilles Reinhardt, adoubés par le grand Paul dans le laboratoire fumant de Collonges.

L’auberge kitsch est devenue le plus célèbre restaurant de France, le plus visité, un «must» pour les Japonais comme la Tour Eiffel, le Louvre et Versailles.

Avancée culinaire

Le sexagénaire Pierre Orsi, apprenti chez Paul Bocuse dans les années 1970, à l’heure du gratin de queues d’écrevisses, deux étoiles dans sa belle maison de l’architecte Antoine Morand, a lui aussi troqué les charcuteries des mâchons pour les ravioles de foie de canard au porto, la salade de homard canadien, le pigeonneau à l’ail confit et les crêpes Suzette: un style tourné vers la cuisine contemporaine.

Soupe VGE chez Paul Bocuse © Fred Durantet

Voyez l’itinéraire remarquable de Christophe Roure, fils d’un fermier du Puy-de-Dôme, sacré Meilleur Ouvrier de France, installé au Neuvième Art dans le quartier des Brotteaux où dans une salle à manger lumineuse il offre des assiettes créatives comme le foie chaud au coing vanillé, les Saint-Jacques à la truffe d’automne et un pigeon aux betteraves acidulées, la cuisse en pastilla aux mûres. Un récital unique à Lyon, deux étoiles méritées. C’est plein tous les soirs car les cuisiniers de valeur ont un vrai public connaisseur épris d’émotions culinaires.

Cela dit, le maestro Bocuse, ses ex-chefs adjoints Jean Fleury, Roger Jaloux, Christian Bouvarel, Christophe Michelon ont renoué avec la tradition à travers quatre brasseries, le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest et l’Argenson où sont déclinés des plats emblématiques des quatre points cardinaux: la salade grecque, l’osso bucco, le gaspacho andalou, le thon rouge façon thaïe et la pizza Margarita. Ah quelle avancée culinaire, une extension impensable en 1960 du répertoire lyonnais.

Reste que la cité des mâchons accueille chaque année le Championnat du monde du pâté en croûte où ce n’est pas forcément un cuisinier lyonnais qui sort victorieux de l’épreuve charcutière. Jamais le pâté en croûte n’a été autant présent sur les cartes des restaurants français!

Restaurants cités

Paul Bocuse

• Auberge du Pont de Collonges, 40 quai de la Plage 69660 Collonges au Mont d’Or. Tél.: 04 72 42 90 90. Menus à 165, 230 et 265 euros. Carte de 120 à 150 euros. Pas de fermeture.

La Mère Brazier

• 12, rue Royale Lyon 1er. Tél.: 04 78 23 17 20. Menus à 70 euros au déjeuner, 100, 125 et 160 euros. Carte de 120 à 150 euros. Fermé samedi et dimanche.

Jean-Paul Pignol restaurateur traiteur

• 212, rue du Général de Gaulle 69027 Brignais, à vingt minutes de Lyon. Tél.: 04 78 05 12 96. Plat du jour à 11 euros, menus au déjeuner à 16, 19,50, 24 et 50 euros. Dîner sur demande. Autres adresses: 17, rue Émile Zola Lyon 2e, 8 place Bellecour Lyon 4e, 42 rue de la République Lyon 2e, 48 rue Vendôme Lyon 6e, une boutique et une brasserie au Musée des Confluences, 86 quai Perrache Lyon 2e, avec le chef Guy Lassausaie, étoilé au Michelin.

Bouchon Lyonnais Chez Hugon

• 12, rue Pizay Lyon 1er. Tél.: 04 78 28 10 94. Menu à 27 euros. Fermé samedi et dimanche.

L’Habit Rouge

• 10, rue du Lieutenant Colonel Prévost Lyon 6e. Tél.: 04 78 93 16 73. 40 euros environ à la carte. Fermé samedi et dimanche.

Bouchon Chez Paul

• 11, rue du Major Martin Lyon 1er. Tél.: 04 78 28 35 83. Menus à 17, 19,50 et 27 euros. Fermé dimanche.

Pierre Orsi

• 3, place Kléber Lyon 6e. Tél.: 04 78 89 57 68. Admirable cuisinier. Menus au déjeuner à 60 euros, et 115 euros. Carte de 90 à 130 euros. Fermé dimanche et lundi.

Brasserie le Nord

• 18, rue Neuve Lyon 2e. Tél.: 04 72 10 69 69. Chef Franck Barrouilhet. Menus à 23,10, 26,90 et le dimanche à 32,90 euros. Carte de 15 à 35 euros. Pas de fermeture.

Brasserie le Sud

• 11, place Antonin Poncet Lyon 2e. Tél.: 04 72 77 80 00. Chef Gérard Lasne. Mêmes menus.

Brasserie de l’Est

• 14, place Jules Ferry Lyon 6e. Chef Jérôme Bernigaud. Mêmes menus.

Brasserie l’Ouest

• 1, quai du Commerce Lyon 9e. Chef Cédric Boutroux. Mêmes menus.

Le Neuvie Art

• 173, rue Cuvier Lyon 6e. Tél.: 04 72 74 12 74. Un grand restaurant pour connaisseurs. Menus au déjeuner à 48 euros, 85, 112, 132, 185 euros. Fermé dimanche et lundi.

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