Culture

Leonard Cohen en français, cela n'a jamais été absurde

On écoutera sûrement encore Leonard Cohen quelque temps au XXIe siècle. La traduction de ses paroles n'est pas chose facile, mais elle est à envisager pour faire vivre la beauté de ses chansons.

Leonard Cohen au Madison Square Garden, le 18 décembre 2012 | Mike Lawrie / AFP
Leonard Cohen au Madison Square Garden, le 18 décembre 2012 | Mike Lawrie / AFP

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Je suis traducteur de profession. Quand je ne traduis pas, je suis aussi un fan un peu obsessionnel de Leonard Cohen. Donc je traduis parfois des textes de Leonard Cohen, juste pour moi, juste comme ça, pour sentir leur musicalité, pour me plonger plus profond dans leur langue à la fois cryptique et lumineuse, pour me trouver plus heureux encore de ne rien faire de ces traductions quand je comprends à quel point elles sont bancales, lourdes et impuissantes face aux images fabriquées par Cohen. J’écris cette chronique dans le train entre La Souterraine et Paris, Leonard Cohen est mort et j’écoute «Suzanne» par Alain Bashung, en français. Je crois que c’est la dernière reprise qu’il avait enregistrée avant sa disparition et je pense à Bashung et Cohen en faisant résonner dans ma tête l’entêtante mélodie circulaire de ma phrase préférée: «Maintenant tu n’as plus peur de voyager». Un vers de Graeme Allwright pour un autre qui disait «And you want to travel blind», un vers comme le cœur battant de la célèbre adaptation d’une des chansons de langue anglaise préférées des Français, un vers comme un miroir d’une œuvre polymorphe et fuyante.

Leonard Cohen en français, cela n’a jamais été absurde: on l’a souvent entendu parler notre langue avec le charme de son accent traînant, sur nos chaînes de télévision, dans un vieux documentaire sur sa vie à Montréal, pendant ses concerts en France, et dans quelques-unes de ses chansons, en général le temps d’un couplet. Comme le Néo-Zélandais francophone Graeme Allwright, le Montréalais anglophone Cohen était un homme du passage entre les langues. Il rêvait parfois en espagnol, la langue de son poète favori, Federico Garcia Lorca, ainsi que de l’immigré qui lui avait appris ses premiers accords de guitare lors de son adolescence et on peut supposer que son âme chantait en hébreu comme lors des services religieux auxquels il assistait dans son enfance, comme dans le célébrissime «Hallelujah», comme dans le refrain de l’ouverture de son dernier album You want it darker, où il annonce «Hineni», «je suis prêt seigneur». Cohen avait grandi les yeux rivés sur la littérature de langue anglaise, mais les pieds dans les rues de la plus grande ville francophone d’Amérique.

Leonard Cohen francophone et francophile

Son «Partisan», adaptation partiellement traduite en anglais d’un des hymnes de la résistance française écrit pendant la Seconde Guerre mondiale par Anna Marly et Emmanuel d’Astier de la Vigerie, témoignait ainsi de sa francophilie et francophonie au milieu de son second album Songs From a Room, sorti en 1969: «J’ai changé cent fois de nom/ J’ai perdu femme et enfant/Mais j’ai tant d’amis/J’ai la France entière». On sait que Leonard Cohen avait passé l’été 1953 à l’université de Harvard à étudier la poésie avec le poète français Pierre Emmanuel. Il y aussi les références hexagonales («Joan of Arc»), les mots empruntés («Avalanche»), quelques prénoms de femme facilement prononçables par les palais français («Suzanne», «So Long Marianne»), et l’on comprend plus aisément que Cohen ait été désigné dès 1969 chanteur de l’année par Le Nouvel Observateur et ait influencé immédiatement de nombreux artistes francophones, de Serge Lama à Alain Bashung.

On peut penser à une scène du film Le Péril Jeune, de Cédric Klapisch, sensé se dérouler dans les années 1970: un des camarades de lycée du personnage de Romain Duris massacre «Suzanne» dans un yaourt incertain face à une jeune tutrice d’anglais qu’il courtise en lui demandant de lui apprendre les paroles originales de la chanson... Que dire encore de l’anecdote selon laquelle le président de la République et spécialiste de poésie Georges Pompidou emportait en vacances dans ses bagages les premiers disques de Leonard Cohen?

La force littéraire enracinée dans la langue anglaise

Pourquoi Cohen était-il grand? Il l’était par ses mélodies –trop souvent sous-estimées, comme le rappelle régulièrement Bob Dylan–, par la douceur enveloppante de sa voix basse, par sa personnalité, son humour, sa bienveillance communicative et, comme chacun sait, par ses textes. Ce sont ces textes qui firent la réputation de Cohen lorsque le poète montréalais devint auteur de chansons puis interprète, en 1966, à trente ans bien tassés. Les œuvres respectives de Leonard Cohen et de Bob Dylan posent un problème similaire: leur dimension musicale est aussi universelle que peut l’être la pop anglo-saxonne, mais leur force littéraire est enracinée dans la langue anglaise.

Ces textes sont théoriquement accessibles à une grande partie de l’humanité mais sont assez difficilement compréhensibles dans toute leur richesse poétique, avec ce que cela signifie de familiarité intime avec les couleurs et les rythmes d’une langue, avec son histoire et ses références, avec ses subversions, ses innovations, et parfois son hermétisme. Lutter avec cette langue parfois difficile pour mieux s’y glisser, s’en laisser imprégner, cela peut être la lire et la relire, la dire à voix haute, la chanter, et bien souvent, la traduire. Faire connaître un texte étranger par la traduction, c’est comme on le dit souvent, le trahir un peu. C’est encore plus vrai pour la poésie, plus inévitable encore pour la chanson, et pourtant quelle meilleure solution y-a-t-il, à part le multilinguisme? Pourquoi aurait-on besoin de traductions? De très nombreux francophones parlent très convenablement l’anglais, si c’était peu courant à la fin des années 1960, ça l’est aujourd’hui, mais cela ne signifie pas pour autant que la langue nous soit assez intime et instinctive pour être complètement traversés par un texte de poésie ou de chanson.

On constate aujourd’hui que de nombreux groupes de pop ou de rock français qui chantent en français de façon décomplexée rencontrent le succès alors que l’anglais semblait être la langue dominante de la scène française de la décennie précédente et ses légions d’imitations des Strokes et autres Libertines. Comme si avec Fauve, Feu Chatterton et consorts, parler au public dans sa langue était redevenu aussi fondamental que de chanter ses propres chansons. La pratique de la traduction-adaptation en français de tubes en anglais est presque complètement sortie des usages des artistes francophones et de leurs maisons de disque. Peut-on même imaginer Nekfeu reprendre du Kanye West sur scène, et La Femme enregistrer une reprise en français de Tame Impala?

Un chantre entre-deux

Les temps ont changé, et les adaptations de tubes de Bob Dylan par Hugues Aufray ou de Deep Purple par Johnny Halliday font parfois sourire aujourd’hui mais je me souviens que quand j’étais au collège, notre professeur de français avait établi la tradition de chanter justement «Suzanne» face à la classe en s’accompagnant à la guitare acoustique pour clore en musique la dernière heure du dernier samedi matin de cours avant les vacances. Chaque année, il nous chantait donc cette chanson dans la version de Graeme Allwright mais c’est le génie poétique de Leonard Cohen qu’il vantait après cette reprise sans prétention qui suscitait notre sympathie voire notre admiration pour ce «vieux» chantant cette si belle «chanson de vieux». Dès la fin des années 1960, Cohen était très connu en France comme le plus grand des chanteurs-poètes, alors qu’une grande partie de ses admirateurs ne comprenaient pas vraiment ses textes. On chérissait donc souvent le génie poétique de Leonard Cohen en pensant aux traductions-adaptations écrites et chantées par Graeme Allwright, aujourd’hui âgé 90 ans, et qui monte toujours sur scène de temps en temps dans la plus grande discrétion.

Si la reconnaissance limitée dont bénéficient les auteurs-compositeurs sur le plan littéraire vient partiellement du fait que les textes de chansons n’ont pas toujours une grande valeur littéraire (et ce n’est pas grave), la réprobation de nombreux commentateurs face à l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan témoigne du mépris un peu mécanique que l’idée même de valeur littéraire de la musique pop peut susciter chez certains.

Les Cohen, Dylan, Ferré ne sont pas légion, et tant pis si beaucoup de grands musiciens ne sont pas de grands poètes mais, pour mieux faire apprécier ceux qui le sont, peut-être aurait-on besoin de les lire plus souvent. Leonard Cohen a été publié en français, notamment par les éditions 10/18, qui ont sorti une anthologie de ses chansons dans des traductions assez littérales, mais qui permettent de se faire une idée en allant au-delà des difficultés de l’écriture foisonnante du chanteur canadien. On peut supposer que cette anthologie sera bientôt rééditée… On écoutera sûrement encore Leonard Cohen quelque temps au XXIe siècle, mais il faudra aussi le rééditer, peut-être le retraduire de façon moins littérale, mais aussi le chanter bien sûr, pourquoi pas même en français. Sans doute pourra-t-on alors se souvenir de lui comme de ce chantre de l’entre-deux, du mysticisme et de l’hédonisme, musicien conteur entre les langues, passeur entre la vie et la mort, poète du rire et de l’oubli.

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