Économie

Carlos Ghosn, ce mégalo qui contrôle le secteur automobile

Le patron de Renault et de Nissan prend aussi la tête de Mitsubishi. Clé de voute de l’alliance de ces constructeurs et garant de son fonctionnement, il est devenu intouchable. Mais se pose la question de la gouvernance future de cet ensemble.

Carlos Ghosn à Paris, le 29 septembre 2016 à Paris | ERIC PIERMONT / AFP
Carlos Ghosn à Paris, le 29 septembre 2016 à Paris | ERIC PIERMONT / AFP

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C’est au fin fond de l’Auvergne, à l’usine Michelin du Puy-en-Velay, que Carlos Ghosn, l’un des patrons les plus puissants de la planète, a commencé sa carrière. Tout juste sorti de l’École des Mines qu’il intégra après Polytechnique, il y fit ses premières armes sept années durant, avant d’entamer un périple d’industriel globe-trotter qui le mena d’abord au Brésil puis aux États-Unis, toujours avec la casquette de Michelin pour redresser des filiales en perte de vitesse.

Débauché en 1996 par Louis Schweitzer, patron de Renault qui, après un premier échec avec Volvo, cherchait toujours un tremplin à l’international, Carlos Ghosn est propulsé trois ans plus tard au Japon à la tête de Nissan. Objectif: redresser le Japonais, après avoir été la cheville ouvrière de l’accord noué entre les deux constructeurs. Mission suicide, pronostiqueront les observateurs compte tenu des difficultés à imposer un traitement de choc à une entreprise nippone pour un patron étranger. Mais Carlos Ghosn, franco-libanais né au Brésil, adepte du multiculturalisme et qui se définit comme «citoyen du monde», ne connait pas les frontières. Déjouant les pronostics, il s’impose comme président, évite la faillite à Nissan et relance l’activité. Mission réussie.

Lorsqu’il revient en 2005 à Billancourt pour succéder à Louis Schweitzer à la présidence de Renault, c’est donc un homme plus connu au Japon qu’en France qui prend les commandes d’un constructeur où l’État est toujours présent au capital. Sans lâcher, toutefois, les commandes de Nissan. Précédé de sa réputation de cost-killer, il n’y était pas attendu chaleureusement. Mais ses pratiques avaient permis le sauvetage de Nissan à l’origine de sa popularité au Japon, et Renault avait aussi besoin d’un nouvel élan.

Quatre casquettes pour une seule tête

De nombreuses questions se posaient. Comment ce patron libéral allait-il s’accommoder de la présence dans son tour de table d’un État actionnaire, certes minoritaire mais ayant des objectifs pas forcément compatibles avec l’intérêt des autres actionnaires? Laisserait-il une marque cannibaliser l’autre? Les équilibres asymétriques établis à l’origine de l’Alliance, au moment où Renault se lançait dans le sauvetage de Nissan, allaient-ils être remis en cause avec le redressement du partenaire japonais?

Comment allait-il jongler avec ses trois casquettes de président –à la fois Nissan, Renault et l’Alliance Renault-Nissan?

Et surtout, comment allait-il jongler avec ses trois casquettes de président –à la fois Nissan, Renault et l’Alliance Renault-Nissan? C’était mal le connaître: depuis fin octobre, il en a quatre, avec l’acquisition éclair par Nissan du tiers du capital de Mitsubishi et l’intégration de cet autre constructeur japonais dans l’Alliance. On se demande comment le super-patron parvient encore à toucher terre, en sautant de son avion. Et le cumul de ces pouvoirs ne fait-il pas courir un risque aux composantes de l’Alliance tout entière?

En réalité, l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi cumule bien d’autres marques encore sur lesquelles, en fonction des époques, Carlos Ghosn intervient plus ou moins directement. Outre Dacia et Samsung Motors qui sont maintenant des marques du groupe Renault, le groupe détient également une participation majoritaire dans la société russe Atovaz et est devenu l’opérateur industriel de la marque Lada. L’Alliance s’appuie aussi, via Nissan, sur Datsun et Infiniti.

Toutefois, le constructeur automobile n’est pas le premier du secteur qui regroupe plusieurs marques. Rien qu’en Europe par exemple, Volkswagen n’en compte pas moins de douze si l’on additionne l’automobile (VW, Audi, Skoda, Seat, Porsche, Bentley, Lamborghini et Bugatti), le camion (Volkswagen, Man, Scania) et la moto (Ducati). Mais l’édifice du constructeur allemand est plus traditionnel, avec une structure pyramidale: une holding de tête, et des sociétés qui lui appartiennent avec des patrons qui rendent des comptes à la holding. Le scandale du diesel dans lequel le groupe automobile est empêtré avec sa marque VW a déclenché une réorganisation de l’ensemble du groupe, mais la structure verticale subsiste.

Dans l’Alliance, le processus est beaucoup plus transversal. Renault possède une participation de 43,4% dans Nissan qui détient 15% du français, les deux étant actionnaires à 50% de l’Alliance. Et dorénavant, Mitsubishi a ouvert 34% de son capital à Nissan et fait partie de cette Alliance, ce qui lui permettra notamment de bénéficier des synergies déjà mises en œuvre par Renault et Nissan sur les plateformes et les composants.

La clé de voûte de l'Alliance

Cumulant les présidences de toutes les parties de cette Alliance, Carlos Ghosn est donc devenu le garant de la cohésion et du fonctionnement de l’ensemble. Étant l’unique clé de voûte, il a acquis un pouvoir qui le rend totalement incontournable. On l’a bien compris à l’occasion du bras de fer qui opposa le patron du groupe à Emmanuel Macron, alors ministre de l’Industrie, au sujet de la structure de l’Alliance et d’un rééquilibrage des participations croisées de Renault et Nissan. Finalement, le soufflé est retombé, mais le constat de la nécessité d’une plus grande intégration a été posé.

Mais les ministres passent, et le patron de l’Alliance demeure. Finalement, il est le seul à disposer des outils pour approfondir l’intégration. Bien que la position du patron apparaisse totalement schizophrénique, Carlos Ghosn est devenu totalement intouchable. Même en France, où pourtant il irrite, notamment à cause de sa rémunération qui dépasse tout entendement (plus de 7 millions d’euros chez Renault en 2015, plus d’une quinzaine de millions pour une seule année avec celle de Nissan). 

Mais que deviendrait l’Alliance aujourd’hui sans Ghosn? À 62 ans, tout à sa gouvernance à tendance mégalomaniaque, le patron aux quatre casquettes ne prépare pas vraiment de dauphin pour lui succéder. Un dauphin à qui il aurait permis d’acquérir une légitimité dans les différentes sociétés avant que lui-même ne décide de passer la main. «La pérennité de Renault et de Nissan est entre les mains des deux conseils d'administration et de ses membres. Le jour où je serai parti, eux seront là», explique-t-il dans un entretien au journal Les Echos.

Certes, ces conseils sont associés aux décisions qui fondent la stratégie. Mais l’une des premières responsabilités d’un grand patron consiste à pérenniser l’avenir, en évitant de gouverner seul et en organisant sa succession. Et si ces conseils ont tous un rôle éminent au niveau de leur société, qu’en est-il au niveau transversal qui caractérise l’Alliance? Qui, hors de Carlos Ghosn, est dépositaire de la stratégie d’ensemble avec une vision et une crédibilité qui permettent d’envisager un passage de relais sans à-coups?

Aucune anticipation

Renault, qui améliore ses résultats, reçoit chaque année grosso modo 1,5 milliard d’euros de Nissan de royalties. Le constructeur français pourrait difficilement se passer de sa complémentarité industrielle avec le Japonais qui pèse aujourd’hui globalement deux fois plus lourd que lui. Or, les équilibres changent. L’entrée au capital de Mitsubishi renforce encore le rôle de la composante asiatique dans l’Alliance (60% des productions) avec Nissan en tête de pont pour se développer sur les plus grands marchés du monde que sont la Chine et les Etats-Unis. Par ailleurs, la présence de l’État français autour de table de Renault ne satisfait pas vraiment les partenaires japonais.

Carlos Ghosn affirme que les parties prenantes à l’Alliance ne sont pas dans une logique de fusion mais «dans une logique de convergence, qui s'amplifierait avec Mitsubishi». Mais quel successeur pourrait faire l’unanimité en France, comme au Japon, sur ce projet? Et poursuivre dans une organisation dont les équilibres, en dix-sept années, ont profondément évolué? À ce stade, il ne semble pas émerger. Comme si la succession de Ghosn devait être répartie sur plusieurs têtes, en charge de chacune des entités. Ce qui ouvrirait la porte à des conflits de pouvoirs, sonnant la fin de l'Alliance.

Qu’importe! L’actualité du moment est l’objectif de Carlos Ghosn, qui consiste à devancer General Motors pour porter l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi à la troisième place de l’automobile mondiale, derrière Toyota et Volkswagen, voire à dépasser l’allemand. Mais, dans une industrie aux cycles aussi longs que l’automobile, l’anticipation est de rigueur aussi bien dans les choix technologiques, les évolutions de gammes et les conquêtes de nouveaux marchés que dans les modes de gouvernance. Or plus l’Alliance s’étoffe, plus les questions vont se poser sur la gouvernance à venir.

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