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Que faire? Trois choses.
1) Considérer qu’il n’y a rien de plus important que la rage folle des perdants du monde actuel. Il est plus que temps d’abandonner la négligence bénigne qui nous rassurait auparavant et de regarder avec vérité l’ère post-rationnelle dans laquelle nous sommes entrés.
2) Il faut trouver une réponse, sérieuse, durable, à la déperdition et à l’angoisse de déperdition de la classe moyenne.
3) Les populistes n’ont pas de réponse intelligente au drame qui les porte au pouvoir. Les Brexiters n’avaient pas de plan. Trump n’a pas de programme. Il faut donc se préparer au pire, c’est à dire à ce qui va se passer une fois qu’ils auront échoué. Cela ira vite, moins de deux ans.
Reprenons.
Le vote Brexit était le premier coup de tonnerre. Sidérant, il m’a ouvert les yeux. Jusque-là, la poussée populiste, observée en Europe m’effrayait bien entendu. Elle n’avait cessé de grossir, dépassait un gros quart de l’électorat en moyenne dans l’Union, elle a emporté certains petits pays. Mais je considérais comme impossible qu’elle gagne la majorité dans un grand pays. Surtout pas en Angleterre, modèle démocratique. En France, toutes les élections voyaient le Front national buter sur une sorte de plafond de verre protecteur. Dès lors mon effroi n’entamait pas mon adhésion à la réponse classique: cette poussée populiste reculera naturellement quand l’économie ira mieux, quand les perdants retrouveront un job. Cela prendra un peu de temps mais cela viendra. Affaire de transition de l’économie des Trente Glorieuses à celle d’aujourd’hui, technologique et mondialisée.
Armer tous les gens, pas seulement l'élite
La seule politique à mener est double: «tout faire» pour retrouver la croissance et révolutionner l’école. En France, par exemple, le mal vient, notamment, de ces 150.000 enfants qui sortent sans rien, qui ne savent qu’à peine parler le français. Il faut s’en remettre à Amartya Sen. La justice est d’armer tous les gens, pas seulement l’élite, leur donner un savoir-faire et le bon bagage intellectuel, pour que tous puissent affronter les temps instables en rapide changement.
Le Brexit m’a convaincu que cette tranquille assurance de la raison perdait la partie. La rage des déclassés a gagné la majorité dans un grand pays et elle a tourné folle. Les Anglais ont fait un choix qui, observé rationnellement sous toutes ses facettes, constitue une erreur historique. La classe moyenne perd le contrôle de sa vie, elle se laisse convaincre par des bonimenteurs qu’une reprise de «souveraineté» par le pays la sauvera. Bruxelles bouc émissaire. Mauvais diagnostic, solution illusoire. La rage a tourné à l’irrationalité.
Le capitalisme actuel n’offre plus de place pour les emplois à qualification moyenne qui sont délocalisés ou robotisés
L’élection de Donald Trump, doit sans doute beaucoup au rejet d’Hillary Clinton, représentante pure et parfaite de l’establishment haï. Mais les Américains ont choisi un homme incompétent, ignorant et fantasque pour les diriger. Peu leur importe! Qu’importe aussi que son programme soit improvisé, incohérent, lui aussi irrationnel. Ils lui ont donné leur vote. Pourquoi?
Si la solution proposée par les populistes est irrationnelle –on ne peut pas revenir en arrière, à l’avant mondialisation et l’avant microprecesseur–, il est temps de reconnaître que le désespoir de la classe moyenne est, lui, très fondé, très rationnel. Le capitalisme actuel n’offre plus de place pour les emplois à qualification moyenne qui sont délocalisés ou robotisés. Et sur ce déclassement social qui effraie, se greffe une défaite «culturelle» tout aussi déstabilisante. Les catégories sociales reines de l’ère industrielle voient leur job partir et leur revenu s’étioler mais en parallèle ils voient leur mode de vie traditionnel remis en cause par le multiculturalisme depuis les années 1960.
Le retour à la croissance ne suffira pas
Pour satisfaire ses propres besoins, «l’élite» disent les Trump aurait introduit depuis lors la liberté sexuelle, l’égalité des genres, les droits des minorités, le cosmopolitisme, l’immigration, l’écologie. Le vote populiste dit non à tout ça. La rage se focalise sur l’immigration: à la peur du déclassement se surajoute celle du remplacement.
À leur volonté de retrouver un ascenseur social en montée pour leurs enfants, les électeurs populistes veulent retrouver un univers moral stabilisé. La mondialisation économique est mise dans le même paquet que le progressisme culturel qui dilue la famille et la foi chrétienne. Nous ne sommes plus dans le conservatisme de la droite classique mais dans un trumpisme ouvertement réactionnaire.
La conclusion à en tirer est que la solution économique d’un retour à la croissance et au plein emploi ne suffira pas. On le voit aux États-Unis, d’ailleurs. La crise est plus vaste, sociale, sociétale, culturelle. S’est ouverte l’ère de l’irrationalité et de la nostalgie.
Quelle solution? Comment vaincre le populisme? La première difficulté est qu’on ne sait pas. Il n’existe pas de manuel puisque le mal était jusqu’ici considéré comme transitoire ou bénin, et qu’en tout état de cause, il n’y avait pas d’alternative. Le TINA de Margaret Thatcher (There is no alternative). La première chose à faire est donc d’admettre que «le mouvement», comme l’a très justement nommé Donald Trump, n’en est qu’au début et que si on ne fait rien sinon le déplorer, il gagnera la majorité dans les autres pays industrialisés.
Le monde va mal
La crise de la classe moyenne est plus profonde, plus grave et surtout plus justifiée qu’on l’a reconnu jusqu’ici. Le monde va mal. Le capitalisme libéral au pouvoir depuis quarante ans a accouché de tant de perdants qu’il menace de se retourner en son exact contraire, un monde qui se referme et qui rêve d’aller en arrière.
La deuxième difficulté est d’observer que la recherche de solution ne peut passer que par la coopération internationale. C’est un drame parce que les populistes sont en train de convaincre les opinions du contraire, du «souverainisme», qui vante le retour au niveau national. Vrai du Brexit, vrai de Trump qui dit pis que pendre des organismes onusiens et du FMI. Hélas, comme on ne faisait pas le socialisme dans un seul pays, on ne changera pas le capitalisme dans un seul pays.
En France, les politiques de droite raisonnent comme si 2017 allait être le moment tant attendu de la conversion de la France au libéralisme, alors même que les pays de Reagan et de Thatcher viennent de l’abandonner avec fracas
La véritable solution passe par la construction d’un capitalisme «inclusif» comme le recommande aujourd’hui aussi bien le FMI que l’OCDE et cela signifie un renforcement considérable du niveau international. Trouver un nouvel ordre monétaire à trois (dollar, euro et yuan), imaginer une solution commune pour les endettements, mettre en place des financements énormes pour aider les pays à retenir l’immigration sur place, faire payer des impôts uniformisés aux multinationales, réguler la finance de l’ombre, mettre fin aux paradis fiscaux et au dumping fiscal… Bref, organiser la concurrence entre pays de façon est ce qu’elle ne soit plus aussi destructrice et qu’elle donne des temps d’adaptation. La liste ci-dessus n’est qu’indicative, il serait temps que les économistes travaillent à des propositions concrètes.
Le problème du logement
L’Union européenne hier modèle de cette coopération régionale est aujourd’hui dans l’impasse. Économiquement, elle doit avancer vers plus de politiques communes mais politiquement elle ne peut pas. C’est pourtant à elle, après le Brexit, de se dépasser et de repartir. Si elle ne le fait pas, il est certain qu’on ne peut pas l’espérer du monde entier. D’où, soit dit au passage, la responsabilité déterminante du couple franco-allemand.
Viennent ensuite les solutions nationales. Il faut d’abord un diagnostic beaucoup plus précis de l’état social de la classe moyenne, pays par pays, puis plus finement territoire par territoire. Aux États-Unis par exemple, avoir un enfant étudiant coûte 25.000 dollar par an. Pour la moitié des familles dont le revenu s’érode, payer des études devient impossible. Autre source du déclassement: le logement. La crise de 2008 a fait effondrer les prix des maisons dans beaucoup de régions, les ménages ont perdu la moitié de leur patrimoine accumulé après des années de sacrifices. Comment assurer les vieux jours de cette classe moyenne? Comment redéfinir un rêve de propriété? Et le faut-il?
Les politiques publiques sont encore toutes tournées vers les classes les plus basses. Il est temps de remonter la barre et de mettre au point des politiques sociales spécifiques selon les niveaux de revenu, pour au total au moins la moitié de la population, celle non protégée des grands vents de la mondialisation.
Pendant ce temps là, chez les politiques de droite…
On ne peut que déplorer de voir, en France, les programmes des candidats à la primaire de droite ne tirer aucune conséquence du vote populiste. Ils rabotent les budgets, suppriment des emplois de fonctionnaires (autant de futurs électeurs du FN?) et raisonnent comme si 2017 allait être le moment tant attendu de la conversion de la France au libéralisme, alors même que les pays de Reagan et de Thatcher viennent de l’abandonner avec fracas! Est venu le moment de jeter ces programmes à la poubelle et de refaire entièrement l’État social, en prenant comme point de départ le vote populiste, en distinguant par exemple les populations protégées des autres.
Un nouveau capitalisme? Il ne s’agit pas moins que de cela. La mondialisation a permis à 2 milliards de personnes de sortir de la pauvreté. C’est une avancée formidable. Mais les dégâts au nord sont beaucoup plus graves qu’on l’a admis puisque les perdants votent aujourd’hui pour un illusoire retour en arrière qui plongerait et le sud et le nord dans le précipice. Pour éviter le moment réactionnaire, il faut des réformes fondamentales, internationales et nationales. D’urgence.