Monde

Combattre les réactionnaires

La vague réactionnaire qui submerge les démocraties occidentales est construite sur un mythe, celui d’un âge d'or... qui n'a jamais existé. Et sur un faux postulat selon lequel l’humanité serait en perdition.

Donald Trump, en septembre 2016. JEWEL SAMAD / AFP
Donald Trump, en septembre 2016. JEWEL SAMAD / AFP

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Ce qui semblait impossible s'est finalement produit. Donald Trump a gagné l’élection présidentielle américaine la plus détestable et la plus inquiétante de l’ère moderne. Elle a marqué l’irruption du populisme à une échelle sans précédent dans l’histoire de la démocratie américaine. Cette dernière n’est plus immunisée contre une maladie qui a ravagé l’Europe il y a quatre-vingt ans et a fait son retour dans l’ensemble du monde occidental et bien au-delà.

Cette vague, apparemment irrésistible, a deux ressorts, la désignation d’un bouc émissaire et la négation de la réalité. Tous nos maux proviennent de l’étranger et des élites qui sont vendues à ces intérêts. Retrouver la grandeur passée, reprendre le contrôle de notre destin, renouer avec une société qui nous ressemble sont les slogans politiques de notre temps. On les retrouve aussi bien avec Donald Trump que parmi les partisans du Brexit, dans les partis d’extrême-droite européens, avec Vladimir Poutine en Russie, avec Recep Tayyip Erdogan en Turquie, avec Narenda Modi en Inde et même, à une autre échelle, avec Daech. L’islamisme politique n’a-t-il pas pour ambition de retrouver la prétendue pureté religieuse originelle et la puissance militaire qui lui est associée?

Donald Trump promet de rendre «l’Amérique grande à nouveau». Vladimir Poutine entend renouer avec les ambitions impériales de la Russie tsariste et de l’URSS et Erdogan avec le destin de l’empire ottoman. Narenda Modi s’appuie sur un nationalisme hindou construit sur un affrontement avec l’Islam. Et les partisans du Brexit comme ceux de Marine Le Pen voient dans la fermeture des frontières et le rejet de l’immigration le moyen de revenir à un âge d’or de prospérité et d’entre soi. Un âge d’or qui n’a jamais existé.

«La trahison des élites est centrale...»

La pensée réactionnaire est toujours construite selon le même schéma, explique Mark Lilla, professeur à l’Université de Columbia et auteur d’un livre récent intitulé The Shipwrecked Mind: on Political Reaction («Naufrage intellectuel: la réaction politique»), dans le New York Times. Elle part de la description d’une période idéale, «un Etat où règne l’ordre et où les personnes partagent un même destin… Puis des idées étrangères promues par des intellectuels et des forces extérieures –écrivains, journalistes, professeurs, étrangers– détruisent cette harmonie. La trahison des élites est centrale dans tout mythe réactionnaire…».

Désigner à la vindicte populaire le ou les responsables de nos malheurs, au hasard l’immigration, l’Europe, la finance cosmopolite, la mondialisation, le capitalisme, les Etats-Unis, la Chine, le sionisme, l’islam… est d’une redoutable efficacité politique. Sans doute plus encore à l’époque des réseaux sociaux et de l’omniprésence de l’information instantanée qui n’a pour seul horizon que la polémique artificielle du jour, rapidement effacée par celle du lendemain. Face à un monde compliqué et vide de sens, le «C’était mieux avant» apporte une réponse simpliste et réconfortante au sentiment de déclassement, d’abandon, d’aliénation et d’humiliation d’une partie grandissante de nos sociétés. Mais si la souffrance économique comme identitaire est bien réelle, la réponse qui consiste à désigner des responsables, les chasser... et revenir ainsi par magie à la grandeur et à l’harmonie passée est une dangereuse illusion.

Il faut appeler un chat un chat. Cette illusion a des relents fascistes, même si elle ne va pas jusqu’au rejet de la démocratie. Elle s’en rapproche «dans son opposition virulente… au libéralisme, dans sa suspicion envers le capitalisme et surtout dans la croyance que la nation, souvent définie en termes religieux et raciaux, représente la plus importante source d’identité des vrais citoyens», écrit le professeur Sheri Berman, de la Columbia University, dans Foreign Affairs:

«Comme leurs prédécesseurs, les extrémistes de droite d’aujourd’hui dénoncent les dirigeants démocratiquement élus comme inefficaces, impotents et faibles. Ils promettent de soutenir leur nation, la protéger de ses ennemis et redonner une raison d’être à des gens qui se sentent en butte à des forces qui les dépassent…»

Il n’y a pas d’effondrement moral, économique et politique

La réponse à ces marchands d’illusion et de malheur existe, même si elle tarde à venir. Elle se trouve dans les enseignements de l’histoire et l’affirmation des faits. La réaction est construite sur un mythe, celui d’un passé fantasmé, et sur un faux postulat, l’humanité est en perdition.

Les réactionnaires promettent d’effacer ce que la modernité aurait détruit d’une société harmonieuse à taille humaine. Ils affirment que leur pays et leur société ont fait fausse route, guidés par des élites apatrides, des ploutocrates, et qu’il faut revenir en arrière. Donald Trump ou Eric Zemmour s’insurgent contre un effondrement moral, politique et économique. Il n’existe pas. Les sociétés du siècle passé avaient leurs guerres, leurs mouvements sociaux, leur terrorisme, leur misère, leur violence, leurs discriminations, leurs laissés-pour-compte, leurs corrompus…

La réalité objective de l’humanité ne correspond en rien au catastrophisme ambiant. Il n’y a tout simplement jamais eu sur terre de meilleure période pour être vivant, explique l’historien suédois Johan Norberg dans son livre Progress: Ten Reasons to Look Forward to the Future («Progrès: dix raisons d’attendre avec impatience l’avenir»). «L'humanité n'a jamais été plus riche, en bonne santé, libre, tolérante et éduquée», résume-t-il.

Quelques exemples, parmi d’autres...

L’espérance de vie moyenne dans le monde était de 31 ans en 1900. Elle est aujourd’hui de 71 ans. La Banque mondiale a défini le seuil de la misère extrême à un revenu équivalent à 2 dollars par jour. En 1800, 94% de nos ancêtres vivaient dans une pauvreté extrême. En 1990, 37% de la population mondiale se trouvait encore dans cette situation. Ce chiffre est revenu aujourd’hui à moins de 10%.

Nous vivons dans l’ère la plus pacifique de l’histoire humaine. Le taux annuel d’homicide dans l’Europe médiévale était de 32 pour 100.000. A la fin du XXe siècle, ce chiffre est tombé à 1 pour 100.000. Le taux de mortalité de personnes ayant péri lors de conflits armés est passé de 195 par million en 1950 à 8 par million en 2013.

En 1800, seuls 12% des adultes étaient capables de lire. En 1950, le niveau mondial d’alphabétisme était de 40%. Il est aujourd’hui de 86% et la différence entre les hommes et les femmes ne cesse de reculer.

En 1990, il y avait 76 démocraties électorales. Il y en avait 125 en 2015. L'air de Londres est aujourd’hui aussi propre qu'au début de la révolution industrielle et les forêts s'étendent à nouveau en Europe.

Rupture technologique et repli identitaire

Cela ne veut pas dire que notre planète soit un paradis. Que les sociétés ne sont pas fracturées par des transformations brutales qu’elles n’arrivent pas à surmonter. Mais personne ne veut voir la réalité des progrès spectaculaires de l’humanité. Nous préférons nous complaire dans les peurs, les fantasmes et l’annonce de catastrophes. «Aucun journaliste ne sait plus ce qu’est une bonne nouvelle», faisait remarquer il y a quelques années le Dalaï-Lama.

Les réactionnaires exploitent l’appauvrissement relatif de la classe moyenne et l’angoisse irrationnelle de l’avenir. Ils apportent une réponse absurde et dangereuse à de vrais problèmes nés de la mondialisation et de l’évolution technologique: l’angoisse culturelle et identitaire et la bipolarisation du marché du travail.

Rendre moins douloureux le sentiment d’un déclin identitaire et culturel prend du temps. Cela se fait dans l’éducation, le respect et plus encore la connaissance de l’autre. Le paradoxe, c’est que la tolérance progresse en fait rapidement dans le monde, mais qu’il est difficile de le voir.

La bipolarisation du marché du travail pose un problème encore plus grave aux sociétés, notamment occidentales. C’est ce qu’explique l'économiste Patrick Artus dans Le Point. «Les créations d'emplois se concentrent aux deux extrêmes, emplois qualifiés à rémunération élevée, emplois peu qualifiés à rémunération faible; entre ces deux extrêmes, les emplois intermédiaires (la classe moyenne) disparaissent progressivement…». La plupart des études montrent que cette division du marché du travail est plus liée à la technologie qu’à la mondialisation et aux délocalisations.

C’est la technologie qui a chassé la main d’œuvre des campagnes puis des usines et aujourd’hui de bon nombre d’emplois intermédiaires dans les services. Ce phénomène va s’accélérer, avec par exemple le développement des véhicules autonomes et des robots. Un processus de destruction/création brutal. De nouveaux emplois apparaissent et apparaîtront –les besoins sont sans limites–, mais là encore il faudra du temps. Les États ont un rôle indispensable à jouer dans la formation et dans la protection, avec, pourquoi pas, l’instauration d’un revenu universel. S'ils ne le font pas, les marchands d'illusion ne sont pas prêts de disparaître.

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